Les mioches étaient là, sautillant autour de la table, comme des oisillons au bord d’une écuelle vide ; dans un coin, la mère pleurait. C’est cela qui m’a décidé. L’atmosphère écœurante de notre dénuement, déchirée de sanglots, le jour mourant dans ce taudis et les yeux graves des petiots dont la faim mordait les entrailles, c’en était trop, en vérité ! Depuis la veille, nous n’avions absorbé qu’un maigre bouillon trempé de vieilles croûtes, et je suis le père, n’est-ce pas ? Il convenait de me montrer à la hauteur des circonstances. Parce que mes démarches pour obtenir un gagne-pain avaient échoué lamentablement, devais-je renoncer à sauver ma femme et mes gosses ? Des mois d’hôpital m’ont ainsi laissé sans ressources et sans forces. Quant à la maman, ses années de misère lui pèsent dans le ventre. Il faudrait le repos et du quinquina et, sans doute encore, des viandes saignantes. J’ai donc pensé au père Pantois.

D’un geste prompt, j’ai ramassé un paquet de hardes ; même j’ai dévêtu l’aînée de mes fillettes pour corser la rançon que je présenterais au prêteur sur gages et je suis parti sans chapeau. Il y a longtemps que le juif me l’a acheté pour six sous.

Sa demeure n’est pas éloignée de la mienne. Imaginez un bouge sordide et puant. Un étroit couloir conduit à sa boutique que partage en deux une forte grille de fer, tendue du parquet au plafond. La misère vient de la rue, se heurte aux barreaux de la cage et, aussitôt, le vieux paraît. Avez-vous vu une araignée se saisir d’une mouche ?

Il avait ouvert son guichet, un large guichet arrondi en forme de soupirail, et, certes, un enfant y aurait passé. Je tendis mon paquet. Une mauvaise lampe éclairait la geôle et les gestes du père Pantois découpaient aux murs de grandes ombres ridicules. Il secoua les vieux chiffons, déplia la robe de ma fillette, et je constatai sa moue dégoûtée. Il murmura sèchement :

« C’est innommable, voilà tout ! »

Je ne sourcillai point, car je connais trop ses façons d’agir. Il mit les loques en tapon, puis les repoussa brusquement. Mais son poing pesait sur elles tout de même.

« Cinq sous ! » proposa-t-il.

Un flot de sang me monta au visage. Cinq sous, vous entendez ? ces hardes imprégnées de nos larmes ! Et la petite était là-bas avec un jupon rapiécé et sa seule chemise ! Je n’aurais jamais cru le vieil homme si odieux. Je secouai la tête.

« À votre aise ! » dit-il.

Il parut attendre. La clarté de la lampe tombait sur son front, accentuait son nez crochu, mouillait ses paupières, bordées de chair vive. II était ignoble, vraiment ! Je songeai tout à coup aux richesses entassées dans l’arrière-boutique. Quel bien-être, pourtant, si je savais m’en emparer ! La faim aiguisait mon désir, la colère grondait en moi. Allez donc raisonner en de pareilles circonstances ! J’esquissai un sourire.

« Voilà ! soufflai-je confidentiellement. J’étais venu dans le dessein de vous proposer une affaire.

– Vraiment ? » demanda-t-il d’un ton ironique.

J’allai fermer la porte du couloir.

« De l’or ! » murmurai-je.

J’enfonçai la main dans ma poche.

« C’est un bijou que j’ai… trouvé, orné des pierres les plus rares. Il est malaisé de le vendre. Je voudrais m’en remettre à vous. »

Il avait compris la nuance. Certes, il se tenait sur ses gardes ; mais ce seul mot « de l’or » éveillait en ses yeux des lueurs de concupiscence. Il s’avança un peu, très peu. Je retirai mon poing et il avança davantage. D’ailleurs, je ne le voyais plus. Les gosses attendaient autour de la table ; dans un coin, la mère pleurait… Je lançai brusquement mes mains en avant et saisis le juif à la gorge. Je ne sais pas s’il a crié. C’était ma misère que j’étreignais ainsi et, les yeux fermés, j’y consacrai tout mon courage.

Il essaya de m’échapper, se jeta en arrière ; mais je le tenais bien ! Pour ne point le lâcher, j’introduisis ma tête dans le guichet, j’allongeai les bras plus encore. Le vieux eut un recul. Dans un brusque effort, mes épaules passèrent. Les barreaux de la grille ceignirent mon corps. Quand je desserrai mon étreinte, une chair flasque s’écroula. Je rouvris les yeux. L’usurier gisait sur le sol ; il fallait me hâter. Mais un carcan de fer étreignait ma poitrine ; il m’était impossible de rebrousser chemin. Je demeurais là, prisonnier, et face à face avec mon crime.

D’un côté les épaules, de l’autre mes hanches ; le guichet m’enserrait ainsi qu’une cangue. Le damné juif avait bien su m’engager dons son piège ! Et était-il mort seulement ? À cette pensée qu’il pouvait se lever et me tenir à sa merci, je frissonnai de peur. Son corps, cependant, demeurait immobile. Un long temps s’écoula. Comme un silence inquiet pesait sur la maison, que troublait seul un bruit léger dans l’arrière-boutique. Qui donc grattait ainsi ?

« Père Pantois, » appelai-je.

Il ne répondit point. En détournant la tète, j’aperçus soudain un énorme rat, figé sur le seuil et qui nous épiait de son regard aigu. Un second museau apparut bientôt, puis un troisième, d’autres encore… et le voisinage de ces bêtes immondes me faisait moins seul auprès du cadavre. Elles s’arrêtaient méthodiquement sur la lisière du champ d’ombre, paraissant flairer la lumière. Un grand trouble naquit en moi quand je compris que leurs narines frémissantes humaient délicieusement le relent de la mort !… Un rat se détacha, gagna le corps inanimé du prêteur sur gages, s’accroupit sur sa face. L’horreur paralysait ma voix, mes paupières s’abaissèrent.

Quand j’osai regarder, une masse grouillante avait pris possession de cette chair, tiède encore ; un linceul vivant enserrait ma victime ; j’entendais mille dents aiguës rythmer la lugubre besogne. Et cette odeur fade de sang qui venait souiller mes narines !

Je me dominai cependant. Les barreaux de la grille, solidement rivés, semblaient défier tout espoir de fuite, et quand, le jour venu, quelque visiteur me surprendrait au piège, comment oserais-je nier ? En vérité, ces rats avides pouvaient seuls me tirer d’affaire. Bientôt, leurs crocs pointus auraient effacé toute trace de meurtre. Dans le cadavre déchiqueté, qui donc pourrait encore trouver la preuve de mon crime ?

Déjà quelques rats s’éloignaient, repus de sang et le ventre traînant à terre. Des nausées secouaient mon corps. Je n’attendis pas plus longtemps. Je poussai un grand cri, que je répétai de minute en minute. Rien pourtant ne bougea dans la maison silencieuse. Faute de pétrole, la lampe charbonnait ; bientôt, j’eus peine à distinguer la tache blanche de mes mains, agitées en épouvantail. L’ombre m’entoura peu à peu. Et c’est alors qu’un long frisson me fit brusquement tressaillir.

Un frôlement passa sur moi, puis un second, puis un troisième… Les bêtes immondes, ivres de ripaille, s’attaquaient maintenant à moi ! En vain hurlai-je de détresse. Surgies de la nuit, des bouches s’ancraient en ma chair ; des pattes s’agrippaient aux plis de mon cou. Sur mes mains, sur mes bras, la horde vorace montait à l’assaut. Et j’imaginais le vieillard, éveillé de la mort, secouant son linceul vivant pour en jeter sur moi les plis funèbres !

Alors, je me raidis dans un suprême effort, je crispai les poings, je serrai les dents à en perdre le souffle. D’un violent coup d’épaules, j’arrachai le guichet scellé dans la grille, je gagnai la porte, affolé d’angoisse… je suivis le couloir, puis la ruelle obscure, et je vins m’écrouler chez mol, titubant ainsi qu’un homme ivre, la poitrine meurtrie par son étau de fer, le visage et les mains couturés de morsures.

Et, saoul de sang, un rat se cramponnait encore des dents à ma nuque, sous les yeux horrifiés de mes petiots et de ma femme, un rat qui triomphait de mon crime inutile, rassasié, pansu, comme engoncé dans sa fourrure devant les miens transis de froid, râlant de faim, écrasés de misère… et mon aînée qui n’avait plus que son jupon et sa chemise !
 
 

 

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(Louis-Frédéric Sauvage, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-deuxième année, n° 963, vendredi 26 mai 1911 ; illustration d’Arthur Rackham pour la ballade « Young Bekie, » extraite de Some British Ballads, 1919)