À J.-H. ROSNY aîné.

 
 

L’ennemi est signalé : un ennemi redoutable.

Les corps d’armée sont si nombreux qu’on ne les compte pas. Le monde est envahi. C’est par milliards que les soldats voleront à sa défense.

L’armée blanche dans le monde noir : un monde de ténèbres où l’on ne se meut qu’à tâtons. Mais le sens tactile est prodigieux. On ignore qu’il puisse en exister d’autres.

Une armée, une seule, pour ce monde immense. Des soldats éprouvés, vigiles en temps de paix, lions durant les guerres. Une seule patrie : le monde. Les différents États concourent à l’harmonie du Tout.

L’ennemi est loin ! Qu’importe ! On quitte avec fougue les casernes, on se jette dans les étroites venelles qui conduisent aux larges fleuves. Et ceux-ci font des torrents larges et profonds comme des mers. Les flots sont véloces. Les soldats blancs voguent, prodigieusement emportés, en colonnes serrées. Sans voir : ils n’ont pas d’yeux. Des yeux ? Pourquoi ? Leur sensibilité est infinie, leur adresse si surprenante qu’il n’est pas un coin de leur vaste univers qu’ils ne puissent explorer.

D’ailleurs, cet univers est sans lumière. La lumière ! Quelle chose dérisoire, et nos yeux, quels globes misérables, organes infirmes, tôt usés !

Blancs, les soldats des légions redoutables ! Vétille. C’est nous qui les voyons ainsi. Blancs, noirs, incolores, qu’importe ! Impavides, voilà ce qu’ils sont ! Par instinct, presque sans mérite : ils savent qu’une grande défaite serait l’écroulement de leur monde et que les fleuves rapides, les torrents fougueux, les larges houles et les grands courants qui emportent, vertigineux, des millions et des millions de soldats s’arrêteraient, figés soudain dans la mort, et qu’eux-mêmes, les braves, et leurs ennemis cesseraient de se mouvoir, impétueux, et de sentir, par tout leur être…

Vaincre !!!

Le front de bataille. L’ennemi a massé ses troupes, hordes innombrables : des guerriers inconnus, farouches, d’une vigueur surprenante. On les a occis par millions. Et pourtant, ils pullulent. D’où sortent-ils donc ?

D’un autre monde. Jamais on ne les a vus, dans le gigantesque cosmos. Ils sont venus de là-bas, la limite du monde noir…

L’armée blanche fonce, farouche, fatale. Les corps-à-corps sont horribles. Les ennemis sont petits. Les soldats blancs les mangent, voracement, rageusement, avec la hâte d’en finir. On digère activement cette pâture atroce. Et l’on absorbe, l’on entonne, on dévore, on bâfre…

Pas sans dommage ! L’ennemi se défend bien. Les rivières, les fleuves dans lesquels on nage charrient un poison meurtrier. Les blancs s’écroulent, en monceaux, en montagnes. On dévore, on dévore toujours… On riposte aussi par des poisons, inoffensifs pour les soldats blancs, mortels pour l’envahisseur.

La lutte est homérique. L’armée blanche est en déroute. Du fond des casernes lointaines accourent les renforts suprêmes. Les poisons s’entremêlent. Les morts sont si nombreux qu’ils barrent les grands fleuves houleux.

Des poisons, encore, encore !… De nouveaux ennemis affluent par milliards !

L’armée blanche tout entière va mourir.

Soudain, les torrents amènent à flots le poison du salut, celui que les soldats assiégés étaient impuissants à fournir et à répandre. Haro sur les bêtes malfaisantes. Le poison se répand, impitoyable… D’où vient-il donc ?… D’un monde extérieur, mystérieux…

Victoire ! L’ennemi est noyé, intoxiqué, englouti. L’armée blanche, bien affaiblie, mais couverte de gloire, réintègre ses casernes.

L’Univers est sauvé.
 

*

 

Dans une autre sphère : une autre bulle d’éther, peut-être. Quelque coin de l’énigmatique infini qui baigne le monde.

Une jeune femme est penchée sur un petit berceau, la figure en larmes, les yeux pleins d’angoisse.

« Eh bien ! docteur ?

– Sauvé, madame. Le sérum est souverain ! »

La jeune mère serre les mains du médecin.

« Vous êtes notre Providence, le sauveur de notre petit !

– Le « deus ex machina, » tout au plus, » proteste le savant.

Puis, cédant au besoin d’expliquer, il ajoute :

« Le corps de votre enfant est un microcosme qu’ont envahi subrepticement les microbes de la diphtérie. Heureusement, les globules blancs forment une armée redoutable. Oui, madame : les leucocytes sont de vaillants soldats ! Ils sont accourus des mœlles, des ganglions, de la rate. Sus à l’ennemi ! Ils ont absorbé, mangé, digéré de leur mieux les envahisseurs. On se défend comme on peut ! Les microbes ont fabriqué des toxines ; les leucocytes ont riposté par des antitoxines. Procédés barbares : nos gaz asphyxiants. Mais c’est la guerre, madame !

Les globules blancs auraient eu le dessous, je le crains, en dépit de leurs prodiges de valeur : pénurie de munitions. C’est alors que, d’un monde pharamineux, inconcevable, des limites de la quatrième dimension ou de la trappe d’un invisible Olympe, ont surgi des flots d’antitoxines toutes fraîches. Un millier d’obus à gaz délétères tombés sur les tranchées ennemies. C’est la guerre, madame ! L’envahisseur a été décimé totalement, sans laisser de traces : les leucocytes ont dévoré les cadavres. La place nette, madame ! Et le monde – votre fils – a été sauvé ! »

Le savant se recueille une minute et reprend :

« Microcosme, macrocosme, question d’optique ! Les leucocytes et les microbes qui viennent de se livrer combat ne peuvent concevoir d’autre monde que les veines de votre enfant… Nous-mêmes, ne sommes-nous pas les cellules dérisoires d’un grand Tout ? Cellules malignes, madame, cellules perverses, trop souvent ! Armée d’invasion : les microbes ; armée de défense : les leucocytes.

Les microbes, parfois, sont vainqueurs. On ne médite pas assez, madame, qu’à ce jeu-là, pour le plaisir de dominer les autres, on tue le corps : l’Univers !… Madame, puisse la sagesse ne laisser aux hommes que les armées blanches des leucocytes. Plus de microbes. L’Univers aurait la vie sauve. Est-ce essentiel dans le plan du Cosmos ? Est-ce la volonté des dieux, de Jéhovah, d’Allah, d’Einstein et de Bergson ? Je ne sais. Mais la vie, madame, c’est un peu nous. Et pour chacun de nous, je le jurerais, c’est énorme ! »
 
 

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(Henri-Jacques Proumen, « Bonnes Feuilles, » in Le Peuple, quotidien du syndicalisme, dixième année, n° 3311, mercredi 5 février 1930 ; « Monster Soup commonly called Thames Water, » gravure en couleur [détail] de William Heath, 1828)