Présentée comme une traduction inédite de Rudyard Kipling, cette nouvelle est en réalité une variation de Théo Varlet sur le conte « The Wandering Jew, » traduit dès 1910 par Albert Savine, dans le recueil Au Hasard de la vie.
 

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« Dans le Tour du Monde en quatre-vingts jours, Philéas Fogg a gagné vingt-quatre heures parce qu’il allait vers l’est, au-devant du soleil. » Cette notion scientifique, glanée dans Jules Verne, avait singulièrement frappé l’esprit du jeune Alcide Brizard. Elle provoquait en lui un trouble secret, dont il ne s’expliquait pas la nature. Plusieurs semaines, il la rumina. Mais comme elle n’avait pas alors d’application possible pour l’écolier, elle finit par tomber au bric-à-brac de ces documents sans utilité immédiate qui bourrent les soutes de notre subconscient, et qui y attendent d’être, par les circonstances adéquates, rappelés à la surface et transformés en munitions dans la lutte pour la vie.

Alcide Brizard grandit, prit place dans les rangs d’une quelconque administration et, devenu tout ce qu’il y a de plus Français moyen et petit-bourgeois, vivota, routinier célibataire, avec pour seule lumière à l’horizon l’espoir de la retraite.

Mais un beau jour, comme il venait d’avoir trente-deux ans, une enveloppe à en-tête notarial lui apporta son destin : il héritait, hoir unique et inattendu, de l’oncle Mathias, parti jadis pour l’Australie et oublié depuis longtemps, mais qui n’en avait pas moins fait à Melbourne, dans les pâtes alimentaires, nouilles et macaronis, une fortune copieuse, évaluée par le tabellion à douze cent mille dollars, autrement dit trente millions de francs dépréciés.

Cet héritage, en tombant à l’improviste sur le crâne d’Alcide Brizard, eut pour double résultat de lui causer de terribles insomnies et de révéler dans son mécanisme psychique une petite fêlure, une minime tare, qui avait passé inaperçue dans la vie à basse tension qu’il menait précédemment.

Si la soudaine possession de la richesse lui ôta le sommeil, ce ne fut pas en lui inspirant la crainte des voleurs en chair et en os, comme il advint au financier improvisé du bon La Fontaine. On ne garde plus aujourd’hui son magot dans une armoire ; il y a les banques, les caves blindées, les chèques barrés, toute la machinerie subtile et incrochetable de la finance moderne. Non. Ce qui empêchait notre nouveau riche de dormir, c’était la crainte de « celle qui vient comme un voleur, » une peur de la mort abominable, et toute nouvelle chez lui.

Jusque-là rond-de-cuir médiocre et résigné, la pensée de sa fin ne l’avait guère troublé sérieusement. Il ne l’avait jamais « réalisée, » sentie. À vrai dire, il n’y pensait pas ; et sa vie fadasse avait si peu de prix qu’il ne lui importait guère de la perdre.

Mais du jour où il se vit possesseur de nombreux millions, il eut l’effroi de mourir avant d’avoir joui de sa richesse. Ce n’était pas l’horreur romantique du cadavre et des vers du tombeau, mais une révolte exaspérée qui le hantait, crispé, tordu par l’épouvante de n’être plus là, et de laisser son argent. L’autre vie ? Hélas ! M. Brizard n’y croyait que fort vaguement. Et, du reste, un multimillionnaire ne se soucie pas de l’autre vie, mais bien de l’existence présente, la seule où les millions aient cours.

La tyrannie de cette hantise, si puissante qu’elle l’accaparait jusqu’au milieu des plaisirs qu’il tenta de goûter, par acquit de conscience, les lui empoisonnait. À l’idée que chaque heure, chaque seconde le rapprochait irrémissiblement de sa fin, sans que rien ne pût la retarder, il se sentait glacé, anesthésié, anaphrodisié ; un vertige le prenait, la fêlure s’écartelait soudain en un abîme béant, comme le gouffre de Pascal.
 

*

 

Une nuit qu’il était au Rat-Mort, à boire mélancoliquement du champagne avec une poule de luxe dont les propos idiots l’écœuraient, il entendit à la table voisine deux jeunes hommes (des officiers de marine, apparemment), qui parlaient du « saut de date » :

« Comme nous faisions route vers l’est… »

Alors, des soutes du subconscient où était emmagasiné tout le stock des notions inutilisées, jaillit en Alcide Brizard le souvenir de son adolescence : « En faisant le tour du monde vers l’est, Philéas Fogg a gagné un jour sur quatre-vingts. »

Les officiers de marine l’éclairèrent de bonne grâce sur les conditions dans lesquelles se réalisent, nautiquement, le gain. Pour éviter aux navigateurs la mésaventure de se tromper de date, il existe aux antipodes, au 180e méridien, un fuseau horaire, dit « de l’île des Pins » ou « de Foutouna, » où l’on a deux manières de compter le temps, deux dates différentes, l’une pour les navires allant vers l’ouest, l’autre, antérieure d’un jour, pour ceux qui vont vers l’est.

« Ainsi, arrivant de l’ouest le 1er janvier, mettons, si vous continuez vers l’est, vous revenez au 31 décembre… Vous rentrez dans la veille du jour où vous étiez, comprenez-vous ? »

Il n’écouta pas les explications qui suivirent. Un chant triomphal l’emplissait, une ivresse, moins du champagne que de la facilité merveilleuse qui s’ouvrait devant lui : à volonté se procurer vingt-quatre heures de vie en plus et toutes les possibilités que renferment vingt-quatre fois trois mille six cents secondes…

Un jour sur quatre-vingts, ce n’est guère ; et cependant c’est énorme pour qui a la rage de vivre. De plus, le progrès avait marché depuis le temps où Jules Verne écrivait Le Tour du monde. N’était-ce pas en trente-cinq jours que, tout récemment, des journalistes danois avaient bouclé le tour de la planète ?… Un jour sur trente-cinq ? Du bon trois pour cent. Cela devenait appréciable. Et nul doute qu’en y mettant le prix, on ne pût abaisser notablement ce temps record.
 

*

 

Muni de son carnet de chèques et de sa valise, dans la trente-deuxième année de son âge, M. Brizard se mit en route. Le sort le favorisait : on venait d’ouvrir à l’exploitation le chemin de fer Bagdad-Karatchi, et il fut l’un des premiers à prendre son billet direct de Paris à Calcutta : treize jours de train… ce qui, entre parenthèses, ne vaut pas grand-chose pour les fêlures, même légères.

Mais les derniers doutes que pouvait garder son subconscient furent levés, le jour où il assista, pour la première fois, durant sa traversée du Pacifique, au « saut de date, » en franchissant le fameux 180e méridien. Il allait vers l’est : il rétrograda dans le temps ; il rajeunit d’un jour, et inscrivit le gain à son actif.

Une fois de plus, le commissaire du bord, un garçon charmant, essaya de lui faire comprendre le mécanisme de l’opération. Mais ce petit problème si simple des fuseaux horaires avait pour Alcide Brizard quelque chose de toxique. Son énoncé suffisait à mettre en sueur notre homme, qui battait la breloque tout à fait dès qu’il essayait de le résoudre. Chaque fois qu’il y pensait, il était pris de vertige, le cerveau angoissé, le raisonnement balbutiant, l’intelligence bloquée. Mais que lui importait le mécanisme du « saut de date » ? Ce saut avait lieu. N’était-ce pas tout ce qu’il lui fallait ?

Il acheva de boucler le globe, par l’Amérique, et fut de retour au bout de trente jours à Neuilly, chez lui… c’est-à-dire dans le joli petit hôtel XVIIIe siècle acheté après l’héritage. Il y retrouva la personne de confiance promue par lui au rang de gouvernante, et il la stupéfia en lui annonçant un nouveau départ pour le lendemain.

À contrecœur d’abord, et luttant contre les répugnances léguées par son passé de rond-de-cuir et ses atavismes petit-bourgeois, il se livra à l’intérêt vital, mais en quelque sorte abstrait, qui le poussait vers l’est ; jeté dans le tourbillon de la vie errante, il devint le voyageur pur ; un de ces hommes-colis qui se transfèrent du train au bateau et de l’auto à l’avion, avec parfois quelques heures d’arrêt dans un hôtel qui estampe d’une étiquette prestigieuse de plus la valise de cabine en peau de porc.

Cette folie moderne de la bougeotte (la « dromomanie, » comme disent les psychiatres), cette frénésie de déplacement, à des vitesses toujours plus grandes, qui caractérise notre ère industrielle, avait trouvé en lui son expression intégrale, en même temps que sa justification et sa raison d’être.

Avec un mépris souverain, il considérait les autres dromomanes, ses frères inférieurs, trépidants d’impatience stérile… ces idiots qui, en faisant le tour du monde à hue et à dia, reperdent par un trajet vers l’ouest ce qu’ils ont gagné en allant vers l’est !

Mais il n’avait garde de révéler sa découverte. Il tremblait même qu’un jour le secret libérateur ne fût retrouvé par un autre que lui. Et ce n’était pas seulement pour garder ce privilège qui le faisait ricaner d’une égoïste joie d’avare. Si l’emploi de son merveilleux système se généralisait, craignait-il, ce serait l’embouteillage sur les lignes de transport, l’exode en masse vers l’est de tous les riches errants, un formidable handicap à la poursuite de l’immortalité.

Deux années s’écoulèrent dans ce genre de sport. Alcide Brizard continuait sa course vers l’est dans l’espoir de gagner toujours du temps et de le capitaliser pour mieux jouir, plus tard, de ses ors. On ne voyait plus que lui sur les lignes ferroviaires, maritimes et aériennes, et on avait fini par le connaître. On l’appelait « le Juif errant. » Lui-même, pour dépister les curiosités tout en les satisfaisant et répondre à la question : « Que faites-vous donc à circuler ainsi tout le temps ? » il avait trouvé une formule sibylline, dont l’exactitude cachée mais impénétrable l’amusait énormément :

« Mais je gagne ma vie, cher monsieur ; je la gagne… en attendant d’en profiter. »
 

*

 

Plongé dans les horaires et les prospectus des compagnies rivales, toujours aux aguets d’un trajet plus rapide, s’informant par T. S. F., en cours de route, des départs d’avions, il essaya successivement toutes les lignes de paquebots de l’Atlantique et celles du Pacifique, qu’il adoptait ou délaissait selon les commodités des communications avec les services ferroviaires du continent nord-américain ou de l’Asie orientale. Il prit passage à bord du Comte-Zeppelin lors du premier retour d’Amérique en Europe. Fort heureusement pour lui, il rata d’un jour le départ du dirigeable anglais « R. 101 » vers les Indes.

Malgré les péripéties de ses changements d’itinéraires, il commençait à se mécaniser dans ses routines ambulatoires, au bénéfice de la fêlure qui cessait de s’élargir, lorsque cette salutaire torpeur mentale fut secouée, électrisée par de nouveaux espoirs, formidables. Les journaux annonçaient comme prochaine la réalisation de la fusée astronautique !

Du coup, la pression de ses rêves remonta de vingt atmosphères. Il en avait des palpitations, et la fêlure s’entrouvrait sur des profondeurs phosphorescentes, quand il songeait au jour futur où le wagon-fusée, marchant à 1.666 kilomètres à l’heure, ferait le tour du globe en un jour !… Alors… Oh, alors ! ce serait le triomphe, le gain d’un jour par jour : du cent pour cent ! À la fin des vingt-quatre heures écoulées, en traversant le fuseau horaire de l’île des Pins, il reprendrait par l’autre bout la journée d’où il sortait ! Il la recommencerait, heure par heure, minute par seconde ! Ce serait, réalisé, le vieux mythe du serpent qui se mord la queue ; le temps s’arrêterait, il cesserait de vieillir, il entrerait tout vif dans l’éternité !

Mais verrait-il cet avenir ? Quand serait-ce ? Bientôt, affirmaient les savants. Bientôt ? Ah ! pourvu que cette invention et sa mise au point commerciale ne tardent pas trop !… Serait-ce dans vingt ans ? Dans dix ?… Même dans cinq ou six, c’était bien loin. Quel âge aurait-il alors ? Serait-il encore en état de profiter de la vie ? La poursuite du temps était tuante ; il commençait à se sentir très fatigué, et il n’était pas seul à s’en apercevoir. Plusieurs contrôleurs des wagons-lits lui trouvaient mauvaise mine, et deux pilotes de l’Impérial Airways lui avaient fortement conseillé de voir un médecin. S’il allait mourir avant !
 

*

 

À son trentième tour (un mois d’existence gagné pour plus tard !) effectué en vingt-deux jours seulement, grâce à un emploi libéral de l’avion, Alcide Brizard, dans un élan de triomphe irrésistible, à la fin du dîner qu’il partagea, dans le petit hôtel de Neuilly, avec la gouvernante de confiance, eut la fatale inspiration de lui révéler, sous le sceau du secret, ses espoirs géants. Il était déjà loin quand cette femme de tête et de ressource alla prévenir le notaire qui avait annoncé l’héritage. Il restait encore pas mal de millions, et les neveux et nièces d’Alcide attendaient impatiemment leur tour de les utiliser, eux, à des choses intelligentes.

La poursuite fut longue ; mais il était relativement facile de pister « le Juif errant » ; et d’ailleurs, les temps étaient arrivés, grâce aux perspectives du wagon-fusée, où la petite fêlure, devenue suffisamment grande, allait séparer tout à fait du monde contemporain l’intellect d’Alcide Brizard.

Lorsque l’employé du notaire rattrapa en Hawaï l’oncle dromomane, ce dernier avait déjà commencé à recevoir la récompense de ses peines, dans un joli petit pavillon, succursale lointaine de Bedlam. Là, en vue du Pacifique et des palmiers agités par l’alizé, le nouvel immortel s’appliquait à suivre les conseils si judicieux du docteur qui lui permettaient d’anticiper avantageusement sur les réalisations peut-être encore lointaines de l’astronautique. Ce génial savant lui avait procuré une plaque de tôle en acier « Eternit, » qui annulait la gravitation terrestre ; il suffisait donc de se balancer au-dessus de cette tôle dans un fauteuil suspendu aux poutrelles du plafond pour laisser paisiblement tourner sous soi le globe terrestre.

« Inutile de circuler désormais ! C’est la Terre elle-même qui s’en charge ! » avait démontré le thérapeute.

Alcide Brizard, les yeux caves mais illuminés d’un éclat surnaturel, un verre de cocktail à portée de la main, suit sur son chronomètre la course de l’aiguille des secondes, qui s’escrime en vain contre l’éternité dans laquelle il est entré.

Une inquiétude lui est venue, dernièrement, qu’il a soumise au bienveillant docteur :

« Puisque la Terre tourne sous moi, pourquoi ne vois-je pas le soleil immobile dans le ciel ? »

On a remédié à cette petite lacune en installant un superbe « sunlight » de cinq cents watts dans la pièce hermétiquement close et à présent matelassée où il jouit de la vie.

Sa pension, cocktails en sus, coûte aux nouveaux héritiers la bagatelle de cent dollars par mois.
 
 

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(Rudyard Kipling, traduit de l’anglais par Théo Varlet, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, dixième année, n° 479, jeudi 18 mai 1933 ; gravure de Karel Vereycken, « La Mort de Melencolia, » eau-forte sur zinc, 2022)

 
 

 

LE JUIF ERRANT

 

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« Si vous faites le tour de monde dans la direction de l’Orient, vous gagnez un jour, » avaient dit les hommes de science à John Hay.

Au cours des ans, John Hay alla à l’Est, à l’Ouest, au Nord, au Sud, fit des affaires, fut amoureux, fonda une famille, ainsi qu’ont fait bien des hommes, et le renseignement scientifique mentionné ci-dessus resta oublié dans les profondeurs de son esprit avec mille autres choses d’égale importance.

Un riche parent étant mort, il se trouva à la tête d’une fortune qui dépassait toutes les prévisions raisonnables qu’il avait eues dans sa carrière précédente, qui avait été accidentée et fâcheuse.

À vrai dire, longtemps avant que ce legs lui échût, il avait existé dans le cerveau de John Hay un petit nuage, un léger obscurcissement de l’intelligence qui apparaissait, disparaissait presque avant qu’il pût s’apercevoir de la moindre solution de continuité.

C’est ainsi que les chauves-souris volètent autour des gouttières des maisons, pour avertir que l’obscurité approche.

Il entra en possession de sommes considérables en argent, en terres, en maisons, mais derrière son enchantement se dressait un fantôme qui criait qu’il n’en aurait pas pour longtemps à jouir de ces choses.

C’était le fantôme du parent riche, qui avait été autorisé à revenir sur terre pour faire mourir son neveu à force de tourments.

En conséquence, aiguillonné par cet avertissement perpétuel, John Hay, sans se départir de cet air obstinément, lourdement affairé, au moyen duquel il dissimulait le nuage qu’il avait dans l’esprit, convertit toutes les valeurs, maisons, terres, en beaux souverains anglais brillants, ronds, rutilants, valant chacun vingt shillings.

Des terres peuvent perdre toute valeur, des maisons peuvent s’envoler au ciel, pâles ailes de la flamme rouge, mais jusqu’au jour du jugement un souverain restera un souverain, en d’autres termes un roi des plaisirs.

En possession de ses souverains, John Hay les eût peut-être dépensés un à un en quelque amusement grossier, tel que son âme les aimait, mais il était hanté de la perpétuelle crainte de la mort, car le fantôme de son parent restait debout dans le vestibule de sa maison, à côté des patères à chapeaux, et il passait son temps à crier que la vie est brève, que rien ne pouvait faire espérer une prolongation et que déjà les pompes funèbres ébauchaient le cercueil de son neveu.

John Hay était presque toujours seul chez lui, et même quand il était en compagnie, ses amis ne pouvaient entendre les clameurs de l’oncle.

L’ombre intérieure de son cerveau s’élargissait, devenait plus noire.

La crainte de la mort poussait John Hay vers la folie.

Alors, des profondeurs de son esprit, où il avait entassé toutes les informations mises hors d’usage, surgit à la lumière cette donnée scientifique du voyage dans la direction de l’Orient.

Dès la première occasion où son oncle lui cria du bas de l’escalier qu’il eût à se hâter de vivre, une voix plus perçante cria :

« À chaque fois qu’on fait le tour du monde dans la direction de l’Orient, on gagne un jour. »

John Hay, qui sentait s’accroître en lui sa défiance et ses soupçons à l’égard de l’espèce humaine, était peu porté à faire part à ses amis de ce précieux message d’espoir.

Ils seraient capables de s’en emparer pour en faire l’analyse.

Il était certain que le fait était vrai, et ce serait pour lui une souffrance aiguë que de le voir disséquer par de trop rudes mains.

Parmi toutes les générations humaines qui peinent au labeur, il était le seul auquel eût été confié le secret de l’immortalité.

Ce serait commettre une impiété, aller à l’encontre des desseins du Créateur, que de mettre l’humanité en marche dans la direction de l’Orient.

En outre, il en résulterait un encombrement désagréable sur les steamers, et John Hay souhaitait par-dessus tout être seul.

S’il réussissait à faire le tour du monde en deux mois – certain personnage qu’il avait rencontré dans ses lectures, mais dont il ne pouvait se rappeler le nom, avait fait le trajet complet en quatre-vingts jours, – ce serait un bénéfice net d’un jour entier, et en continuant comme cela pendant trente ans sans interruption, il gagnerait cent quatre-vingts jours, c’est-à-dire bien près d’une demi-année.

Cela ne ferait pas beaucoup, mais avec le temps, avec les progrès que ferait la civilisation, il pourrait activer son allure.

Armé d’un bon nombre de souverains, John Hay se mit en route pour ses voyages, à l’âge de trente-cinq ans, et en compagnie de deux voix, lorsqu’il partit de Douvres pour Calais.

On venait de livrer à la circulation le chemin de fer de la vallée de l’Euphrate, et il fut le premier homme qui prit à Calais un billet direct pour Calcutta, ce qui faisait treize jours à passer en chemin de fer.

Treize jours en chemin de fer, ce n’est pas très favorable pour les nerfs, mais il fit le tour du monde et parcourut le trajet d’Amérique à Calais en douze jours pris sur les deux mois.

Le voilà donc reparti avec une précieuse avance de vingt-quatre heures à son actif.

Trois années se passèrent : John Hay faisait religieusement son tour du monde en vue d’avoir plus de temps à consacrer à l’emploi de ses souverains.

Il finit par être connu sur un grand nombre de lignes comme l’homme qui ne demandait qu’à aller de l’avant.

Lorsqu’on lui demandait qui il était et ce qu’il faisait, il répondait :

« Je suis la personne qui désire vivre – et, en ce moment-ci, je m’occupe d’y arriver. »

Les jours se passaient tantôt à épier le sillage blanc qui se forme derrière la proue des steamers les plus rapides, tantôt à suivre des yeux le sol brun qui passe comme l’éclair devant les portières des trains les plus accélérés.

Il marquait sur un calepin chaque minute qu’il avait effacée de l’éternité impitoyable par un tour de roue ou un tour d’hélice.

« Voilà qui vaut mieux que de prier pour une longue vie, » dit John Hay, lorsqu’il se tourna vers l’Orient pour commencer son vingtième circuit.

Le temps avait fait plus pour lui qu’il n’eût osé l’espérer.

Grâce au prolongement de la ligne de la vallée du Brahmapoutra jusqu’à la rencontre du railway intérieur de Chine, ce billet de chemin de fer pris à Calais était valable jusqu’à Hong-Kong, via Karachi et Calcutta.

Le tour complet pouvait s’achever en quarante-sept jours, plus une fraction.

Débordant d’une fatale exaltation, John Hay confia le secret de sa longévité à son unique amie, la personne chargée de la garde de son appartement de Londres.

Il dit et il partit.

Mais c’était une femme de ressource, et elle alla sans retard consulter les gens de loi qui avaient les premiers mis John Hay au fait de son brillant héritage.

Il restait encore un très grand nombre de souverains et un autre Hay brûlait du désir de les dépenser en des choses plus sensées que des billets de chemin de fer et des places à bord des steamers.

Le procès fut long, car, quand un homme voyage littéralement pour sauver sa chère vie, il ne s’attarde pas en route.

John Hay avança de nouveau dans sa course autour du monde, et rejoignit à Madras le docteur flapi, qui avait été envoyé après lui.

Ce fut là qu’il trouva la récompense de ses peines et la certitude d’une heureuse immortalité.

En une demi-heure, le docteur qui était à l’affût de cet homme aux lèvres desséchées, aux mains tremblantes, aux yeux éternellement tournés vers l’Orient, le décida à prendre quelque repos dans une maisonnette située sur la grève de Madras.

La seule chose qu’aurait désormais à faire John Hay serait de se suspendre au toit de sa maison par des câbles, et de laisser la sphère terrestre tourner à son aise au-dessous de lui.

C’était plus avantageux que le steamer ou le train, car chaque jour il gagnait un jour, et s’égalait ainsi au soleil qui ne meurt pas.

L’autre Hay se chargeait de payer ses dépenses pendant l’éternité.
 

*

 

Nous ne pouvons pas, il est vrai, prendre à Calais des billets pour Hong-Kong, mais cela viendra peut-être dans une quinzaine d’années.

En tout cas, des gens vous diront que si vous suivez la côte méridionale de l’Inde, vous trouverez dans un coquet bungalow, blanchi à la chaux, un homme assis dans une chaise suspendue au toit.

Il est campé sur une mince feuille d’acier suffisante, il le sait bien, pour annihiler l’attraction terrestre.

Cet homme est déjà vieux, usé, et il fait continuellement face au soleil levant.

Il tient à la main une montre à compteur, en vue de cette course à l’éternité.

Il ne peut boire, ni fumer, et les frais de sa nourriture se montent au plus à vingt-cinq roupies par mois, mais c’est John Hay, l’immortel.

Il entend au-dehors le monde rouler avec un bruit de tonnerre, et il est très attentif à expliquer qu’il n’y est pour rien ; mais si vous dites que ce bruit-là n’est autre que celui du jusant, il verse des larmes amères, car l’ombre qui est en son cerveau se dissipe un instant pendant que le cerveau suspend son œuvre, et il a parfois des doutes sur la véracité du docteur.

« Pourquoi, dit John Hay, ce soleil ne reste-t-il pas constamment au-dessus de ma tête ? »
 
 

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(Rudyard Kipling, traduction d’Albert Savine, Au Hasard de la vie, Bibliothèque cosmopolite, n° 45, Paris : P.-V. Stock, 1910 ; André Henri Dargelas, « Le Tour du monde, » huile sur bois, c. 1860)