En 1764, tout comme la peste en d’autres temps et en d’autres lieux, une bête étrange répandait la terreur dans le Gévaudan.
Depuis cette époque, bien d’autres monstres authentiques ou imaginaires ont défrayé la chronique locale ou régionale d’un pays.
Aucun, nulle part, ne terrorisa toute une population comme celui-là, ni ne fit tant parler de lui dans le monde entier.
À en juger d’après sa réputation, ce devait être un carnassier d’une force et d’une agilité n’ayant d’égales que son audace et sa voracité incroyables.
Mais de quelle espèce ?
Troublante énigme, car les personnes qui avaient pu l’apercevoir sans en être victimes ne s’entendaient pas très bien sur ses caractéristiques et la décrivaient diversement.
Pour l’un, c’était un loup géant ; pour l’autre, une hyène énorme ; pour un troisième, une sorte d’hybride tenant de ces deux fauves.
Bien mieux, ces mêmes témoins n’étaient pas toujours d’accord sur l’endroit et le moment de ses apparitions.
D’aucuns la signalaient tel jour, à telle heure, près de tel village, alors que des personnes tout aussi dignes de foi affirmaient l’avoir rencontrée au même moment, à quinze ou vingt lieues de là.
À moins de lui accorder le don d’ubiquité, hypothèse déraisonnable qui ne satisfaisait personne, on devait donc admettre que certains témoins, quoique sincères au fond, avaient eu la berlue et prenaient leurs craintes pour la réalité, erreur assez fréquente, comme on sait, dans le cas des poltrons.
Mais, ce qu’il y avait de troublant dans l’affaire, c’est qu’aucun d’eux ne voulait convenir d’avoir pu être le jouet d’une illusion et que tous juraient leurs grands dieux que la rencontre qu’ils disaient avoir faite de la Bête ou la vision qu’ils prétendaient en avoir eue était l’expression même de la vérité.
Pour preuves, ils citaient des faits irréfutables : la Bête laissait des traces visibles et tangibles de son passage. Or, ils avaient relevé ses empreintes après coup ; ils avaient même pu recueillir de ses poils, restés accrochés aux ronces d’un chemin ou aux épines d’une lande. Trop heureux si elle ne s’était pas livrée à l’une de ces sauvages agressions qu’elle commettait tantôt sur des êtres humains, tantôt sur des animaux domestiques.
Bien entendu, l’inexplicable simultanéité de ces apparitions en des lieux différents et plus ou moins éloignés les uns des autres n’était pas sans corser considérablement la légende qui s’attachait aux faits et gestes du mystérieux carnassier depuis qu’il sévissait dans le Gévaudan. Et il se trouvait des gens superstitieux pour insinuer que le diable ne devait pas y être étranger.
En tout cas, les victimes étaient là, mortes et mutilées.
Des personnes de tout âge, de toute condition, hommes, femmes, enfants, avaient été assaillies, mises à mal, voire en pièces et partiellement dévorées.
Et cela n’était pas des ragots.
Ce n’était pas une histoire de Croquemitaine, comme on aimait alors à en conter à la veillée.
On peut même dire que les bergers lui payaient tribut tout autant que leurs moutons ou leurs chiens, attaqués et étranglés par elle, puis déchiquetés furieusement.
Alors ?…
Moins on comprenait, plus on tremblait d’avoir affaire au monstre démoniaque.
Son existence était si peu douteuse que, le 15 décembre 1764, la répétition de ses horribles forfaits et la panique générale qui en résultait aux environs de Marvéjols engagea l’évêque de Mende, Mgr Beaupré, à faire lire en chaire, dans les paroisses de son diocèse, ce pathétique mandement :
« Une bête féroce, inconnue dans nos climats, y paraît tout à coup comme par miracle, sans qu’on sache d’où elle peut venir.
Partout où elle se montre, elle laisse des traces sanglantes de sa cruauté.
La frayeur et la consternation se répandent.
Les campagnes deviennent désertes.
Les hommes les plus intrépides sont saisis de frayeur à la vue de cet animal destructeur de leur espèce et n’osent sortir sans être armés.
Il est d’autant plus difficile de s’en défendre, qu’il joint à la force la ruse et la surprise.
Il fond sur sa proie avec une agilité et une adresse incroyables.
Dans un espace de temps très court, il se transporte dans des lieux différents et fort éloignés les uns des autres.
Il attaque de préférence l’âge le plus tendre et le sexe le plus faible, même les vieillards en qui il trouve moins de résistance. »
Et, ce même jour, les États généraux du Languedoc, assemblés à Montpellier, rédigeaient un placard où ils promettaient une prime de deux mille livres à qui tuerait la bête féroce et la présenterait aux autorités « avec le certificat de MM. les commissaires du pays du Gévaudan. »
*
Ainsi donc, aucune contestation possible quant à l’existence du terrible animal.
Ce n’était pas un mythe, comme quelques beaux esprits de Paris, en leur scepticisme frivole, inclinaient à l’expliquer, loin des lieux où il exerçait ses ravages. Il est vrai qu’il était difficile d’imaginer rien de tel dans les paisibles et cossus salons de la capitale.
Mais, au XVIIIe siècle, le Gévaudan, si sauvage encore de nos jours, contrastait singulièrement avec les bords de la Seine.
Tout en bois touffus, en gorges profondes, en solitudes farouches, les fauves y trouvaient un refuge idéal et, de tout temps, cette farouche partie des Cévennes avait passé pour un inexpugnable repaire de loups et de sangliers.
Le mandement de Mgr Beaupré et le placard des États généraux du Languedoc attestaient la gravité du danger qui menaçait les malheureux habitants de la zone tragique.
Chaque jour, pour ainsi dire, les gazettes de la province relataient de nouvelles horreurs imputables à ce monstre sanguinaire.
Ici, il avait surpris une vieille femme qui revenait des bois, ployée sous un fagot de branches mortes. Et un cadavre lamentable, saigné à blanc, attestait avec quelle sauvagerie s’était produite l’attaque dont l’infortunée n’avait pu se relever.

Là, des enfants l’avaient vu apparaître soudain aux lisières de leur bourg natal et se jeter sur l’un d’eux, qui venait de tomber en voulant fuir. Du pauvre petit, ou n’avait relevé que des restes méconnaissables, quand des hommes, avertis par les cris de la victime et de ses camarades, étaient accourus, armés de fourches et de faux.
Déjà, l’insaisissable assaillant avait disparu comme il était venu, de ce galop infatigable qu’il soutenait, semblait-il, indéfiniment.
Sous l’émotion de tels drames, comment certaines exagérations ne s’en seraient-elles pas mêlées ?
« Je vous dis que cela sentait le soufre après sa fuite ! affirmait l’un.
– Il avait des cornes ! assurait l’autre.
– Et le pied fourchu ! » prétendait un troisième.
Et, à l’horreur, à l’effroi des premières constatations, succédait de nouveau cet affreux malaise qu’on éprouve devant des mystères aussi atrocement ténébreux.
La Bête existait bel et bien, mais n’incarnait-elle pas Satan en personne ?
On en revenait là et de bons esprits eux-mêmes ne savaient plus faire le départ d’entre les faits purs et simples et ces puériles affabulations dont la crédulité populaire se repaît volontiers.
Jusque dans les commentaires épiscopaux on aurait pu trouver matière à une recrudescence de trouble et d’inquiétude, s’ils ne s’étaient terminés par une exhortation à la confiance en la bonté divine.
Est-ce que tout le monde n’espérait pas en elle pour mettre fin aux effroyables exploits du monstre maléficieux dont chacun aspirait à être débarrassé, comme d’un fléau destructeur ?
Mais le proverbe est de bon conseil qui dit : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. » Et c’est ce que se mirent en devoir de faire tous ceux qui avaient bon pied, bon œil et le cœur solidement accroché.
Ces braves décidèrent d’organiser des battues qui eurent lieu un peu partout, avec des résultats non méprisables, puisqu’elles permirent d’abattre pas mal de loups et de sangliers ayant peut-être, eux aussi, nombre de méfaits à leur actif.
Hélas ! la Bête n’était pas au tableau, elle !
Des rabatteurs et des chasseurs l’avaient bien aperçue entre les cépées.
Ils n’avaient réussi, ni à la joindre, ni même à l’approcher suffisamment pour lui envoyer un coup de fusil.
D’autre part, son astuce, sa vélocité ne permettaient pas de la cerner.
Ils eurent beau s’y essayer à diverses reprises.
Jamais leur cercle ne put se refermer avant qu’elle eût pris l’éveil et la poudre d’escampette.
Alors, elle ne se contentait plus de changer de secteur.
Elle se retirait si loin qu’il ne pouvait être question de raccrocher sa piste et de la suivre jusqu’au bout.
En somme, l’objectif principal restait à atteindre et c’était plutôt décevant.
Quelles explications offrir aux pauvres gens qui, tout en se lamentant sur tant d’échecs, inclinaient à les croire inévitables ?
« On n’attrape pas le diable ! disaient-ils. Vous pouvez courir après, vous ne vous lèverez jamais d’assez bon matin pour le prendre au gîte. »
Et le pis est que, pendant ce temps, le monstre continuait de faire des siennes.
Pas de répit avec lui !
Ses randonnées de longue haleine ne l’empêchaient pas de se ruer de temps en temps sur une brebis ou sur un être humain et de se gorger de leur sang avant de reprendre la fuite avec un regain de fraîcheur et d’ardeur.
L’hiver passa ainsi.
Il fut doublement dur et cruel à ceux qui n’osaient plus s’aventurer en forêt et qui manquaient de bois de chauffage.
La neige, la glace couvraient la terre.
Dans la profondeur peu engageante des taillis et des halliers dépouillés de toute verdure, on entendait parfois des hurlements sinistres.
Ce n’était peut-être que la plainte de loups affamés et réduits, comme les sangliers, à fouiller la croûte durcie du sol pour y chercher une pâture plus que douteuse.
Ces fauves aussi, la nuit venue, s’enhardissaient assez pour venir rôder autour des maisons, des étables et des écuries craintivement closes.
Mais ce n’était pas d’eux qu’on avait si peur.
C’était de celle qu’on appelait la Bête, faute de savoir comment la désigner autrement. Et c’était toujours elle qu’on croyait entendre partout, qu’on tremblait toujours de voir reparaître et livrer assaut aux chaumines les moins solides ou les moins défendues.
Puis, le printemps revint.
Les drames ne se comptaient plus.
Bien des loups et des sangliers avaient payé pour le monstre insatiable.
Mais lui courait toujours les bois, où l’on pouvait relever ses foulées dans toutes les directions et d’où il ne sortait qu’à ses heures pour quelque nouveau raid vers une bergerie ou quelque habitation isolée.
*
Sur ces entrefaites, intervint un lieutenant des chasses du roi, M. d’Anthoine, dont le concours avait été sollicité parce qu’il possédait toute la compétence nécessaire et tout l’esprit méthodique qu’il convenait d’apporter à une telle affaire.
Il arriva le 23 juin dans la région, avec quinze gros chiens choisis parmi les meilleurs et les plus intrépides des meutes royales.
Une vingtaine de volontaires l’accompagnaient, triés eux-mêmes sur le volet et renommés en tant que tireurs d’élite.
Une troupe de cette qualité et de cette importance serait venue rapidement à bout de n’importe quel gibier.
Il n’est pas de panthère, de tigre, de lion qui, comme la Bête, l’eût dindonnée durant des jours, des semaines et même des mois.
Mais ce fut un fait.
Nos louvetiers, qui supposaient avoir la partie belle, malgré tout ce qu’on leur avait pu dire d’une malice si infernale, commencèrent par n’essuyer que revers sur déboires.
En vain, M. d’Anthoine découplait-il ses limiers sur une piste toute fraîche.
Les traces et le fumet même de la Bête ne les menaient jamais jusqu’à elle.
Avertie par le diabolique instinct qu’on lui prêtait, ou eût dit qu’elle pressentait tous les mouvements de la troupe et qu’elle s’arrangeait pour se dérober à ses atteintes avant qu’il fût trop tard.
De même, ne tombait-elle jamais dans les trappes ou les pièges qu’on lui tendait à profusion.
Un flair subtil l’en garait, comme de la meute acharnée à la découvrir et dont elle annihilait tous les efforts comme en se jouant.
Pourtant, elle devait finir par succomber, car rien ne lassait ni ne rebutait M. d’Anthoine et sa suite.
La ténacité faite homme, il avait dit qu’il n’abandonnerait la partie qu’une fois qu’il aurait obtenu gain de cause.
Il montra qu’il était de parole.
Pendant près de quatre mois consécutifs, rien ne l’arrêta, ni la pluie, ni la chaleur grandissante, ni les obstacles du terrain.
Chaque matin, la meute reprenait à pied d’œuvre l’ouvrage laissé inachevé la veille.
On bivouaquait comme on pouvait, là où on se trouvait, afin de ne pas accorder de répit à celle qu’on s’était juré d’abattre.
La Bête tenait toujours bon. Mais, à certains indices, on devinait qu’elle commençait à être fourbue.
Ses nuits étaient courtes, car elle devait les employer en partie à regagner le terrain perdu, ou à assurer sa subsistance par des chasses à courre et des affûts pénibles.
Elle aurait bien voulu dormir le jour ; mais le moyen, quand une meute de forts limiers, que leur nombre rendait irrésistibles, et que renforçaient d’ailleurs des hommes en armes, pouvait survenir à tout instant et la surprendre au gîte ?
Plus d’une fois, la chose avait failli se produire et elle ne s’y fiait plus, ne dormait que d’un œil, humait sans cesse le vent, tendait constamment l’oreille et déguerpissait au moindre bruit suspect, à la moindre odeur indéfinissable.
Le 15 octobre enfin, – date mémorable, – sa vigilance se laissa prendre en défaut.
Elle avait fourni de si longues étapes les jours précédents, jeûné si souvent, dormi si peu, qu’elle était au bout de son rouleau.
Affalée sur une couche de feuilles mortes, au creux d’un buisson, elle s’y trouvait encore, quand les chiens, lancés sur cette piste récente, firent irruption dans son refuge.
*
Leurs appels la réveillèrent en sursaut.
Ils signalaient sa découverte avec tant de joie triomphante et de férocité inassouvie, que leurs maîtres ne s’y trompèrent pas.
En un clin d’œil, chasseurs et rabatteurs se déployèrent largement sous bois.
La Bête n’était pas encore prise.
Tant qu’elle ne serait pas à terre, on ferait même bien de ne pas chanter victoire.
Plus d’un chien l’apprit à ses dépens quand la meute, n’écoutant que son courage et sa fureur, prit résolument l’offensive.
Non moins résolument, en effet, et avec une rage qui décuplait la puissance de ses moyens, l’ennemi fit front.
C’était déjà l’hallali.
Ce n’était pas encore la curée.
Et, quoique aux abois, la Bête se défendait si habilement et si vigoureusement que la mêlée, d’abord, ne lui fut pas défavorable.
Le premier chien qui l’assaillit roula sous elle, la carotide tranchée d’un seul coup de crocs.
Elle en culbuta deux ou trois autres avec assez de fougue pour faire reculer le reste, et, mettant à profit cet instant de répit, elle détala avec la promptitude de l’éclair.
Son grand corps maigre, fourré d’un pelage gris fauve, bondit d’un buisson à un autre. Elle avait retrouvé l’élasticité de ses jarrets, la vigueur de son râble.
Un rictus effrayant retroussait ses babines ensanglantées sur ses crocs écumants et prêts à mordre encore.
Et, tout en fuyant, la queue entre les jambes, les oreilles rabattues, elle retournait la tête d’une façon si menaçante que les plus habiles limiers, sans renoncer à la mettre à quia, n’osaient la serrer de trop près.
Ce fut d’ailleurs ce qui la perdit.
En cas de mêlée, elle aurait retrouvé le double avantage de ses moyens naturels et de la protection que la meute lui offrait involontairement contre les fusils des hommes, peu enclins à tirer dans de telles conditions, car ils risquaient beaucoup plus de tuer leurs chiens qu’ils n’avaient de chance de l’atteindre elle-même.
Mais, dès lors que ceux-ci ne la harcelaient pas de trop près, on pouvait la fusiller à son aise.
Soudain, à cinquante, pas devant elle, un homme se montra près d’un arbre dont le tronc le masquait auparavant.
Il épaulait son fusil, geste trop significatif pour ne pas mettre sur ses gardes n’importe quel animal sauvage.
La Bête se rejeta dans une autre direction, si promptement, que le coup partit sans la toucher.
Elle n’avait senti que le vent de la balle.
Un hurlement de défi répondit à la détonation et elle plongea entre deux fourrés.
Mais l’incident se répéta.
Un second chasseur apparut, un second fusil fut pointé de son côté, et elle dut bifurquer à nouveau sous le fracas qui retentit derrière elle.
Portait-elle un charme, comme l’assuraient maints esprits superstitieux ?
L’homme jura, et pour cause.
Lui aussi avait manqué son coup.
« Bête diabolique ! l’entendit-on gronder. Tu es donc sorcière ? »
Les hurlements de la fugitive dénotaient plus de colère que d’effroi.

Sans doute en venait-elle elle-même à se croire invulnérable et elle continuait de narguer les chiens de son rictus démoniaque, quand une troisième détonation tonna sur sa droite, à peu de distance.
Cette fois, elle n’avait pas vu le chasseur.
Son geste menaçant lui avait complètement échappé.
Elle ne s’était pas jetée de côté ; elle avait continué sa galopade effrénée dans la même direction.
Et il venait de la tirer à dix pas, peut-être moins, comme une simple silhouette mouvante.
La balle la traversa de part en part, en pleins flancs.
Pareil coup, neuf fois sur dix, est foudroyant.
Elle aurait donc dû rester sur place.
Il n’en fut rien. Et, bien qu’elle perdît beaucoup de sang, comme aucun organe vital n’était touché, elle ne fit que rouler à terre et se relever presque aussitôt, puis repartir avec assez de fougue pour échapper à la ruée des chiens.
Mais sa blessure allait lui être fatale tout de même.
Elle s’affaiblissait du sang qu’elle continuait de perdre en fuyant, tandis que la meute, avide de carnage, redoublait d’efforts.
Un limier l’atteignit et la mordit au jarret, puis à l’oreille.
Elle vacilla, se ressaisit, riposta par un terrible coup de gueule qui déchira le mufle de l’adversaire et lui arracha des cris déchirants.
Celui-là abandonna la partie, mais les autres la harcelaient maintenant.
Ils l’entouraient, ils l’assaillaient de toutes parts et c’était la fuite en trombe, une fuite désordonnée, coupée de bousculades, d’arrêts, de mêlées où l’on ne savait qui avait le dessus, qui le dessous.
La Bête luttait désespérément.
Elle aimait la vie.
Elle défendait la sienne avec une vaillance digne d’une meilleure cause.
Les chiens payaient cher chaque morsure qu’ils lui faisaient.
Mais ils lui en faisaient de cruelles et qui contribuaient à l’épuiser.
Elle finit par faiblir sensiblement.
Elle renonça à se dérober.
Elle s’adossa à un arbre pour n’être pas prise à revers et résista encore pendant quelques minutes.
La fin approchait.
Ses yeux, enflammés par la rage, jetaient encore d’ardentes phosphorescences dans la pénombre du sous-bois. Mais ses mâchoires n’avaient plus ces claquements sauvages qui suffisaient pour broyer un os.
Elle ne dominait plus les chiens de sa haute taille, cambrée naguère par des sursauts indomptables.
Ils prenaient l’avantage, la mordaient aux pattes, aux oreilles, aux flancs.
Ils la coiffèrent et leurs fanfares d’abois étouffèrent ses hurlements affaiblis, qui se changèrent en râles d’agonie quand elle s’affaissa sous leur masse grouillante, le larynx pressé par des dents qui, sournoisement, s’y étaient implantées tout à trac.
Le drame touchait à sa fin.
Et la Bête eût subi jusqu’au bout la loi du talion, si les hommes n’étaient accourus pour arracher aux chiens sa carcasse sanglante et pantelante.
Ils ne lui firent pas grâce.
De leur part non plus, elle ne pouvait attendre pitié ni quartier.
Mais ils tenaient à l’avoir intacte ou à peu près.
Survenu avec eux, M. d’Anthoine, humainement, donna l’ordre d’écarter la meute et d’abréger l’agonie du vaincu.
On lui donna donc le coup de grâce, mais en lui épargnant l’ignominie de la curée.
Ceux qui prétendaient avoir reconnu un loup avaient raison. C’en était bien un, et non une hyène ou l’on ne sait quel fauve inconnu en France.
Mais quel loup !
De mémoire de louvetier cévenol, on n’avait jamais vu son pareil au Gévaudan.
En pleine vigueur de l’âge, il devait avoir cinq ou six ans tout au plus, et mesurait trente-deux pouces de haut et cinq pieds sept pouces et demi de long.
Malgré sa maigreur, attribuable à l’existence plus qu’agitée qu’il menait depuis l’entrée en scène de M. d’Anthoine, son poids se trouva être de cent vingt livres.
Il n’y avait plus qu’à embaumer le cadavre pour l’envoyer à Versailles, conformément au désir qui en avait été exprimé par le roi.
Ainsi fut fait.
Mais, couvert de morsures, il ne se prêtait guère à une telle opération ni à un tel voyage, et l’on dit que la Bête n’arriva pas en très bon état à destination.
Peu importait, d’ailleurs, et l’essentiel n’était-il pas d’avoir débarrassé le pays de sa redoutable présence ?
Oui, mais les légendes ont la vie dure.
Et celle qui s’était attachée à la Bête du Gévaudan ne voulut pas prendre fin avec celle-ci.
Après comme avant sa mort, il y eut encore là-bas quelques attaques de loups contre les animaux domestiques et leurs maîtres.
En fallait-il davantage pour accréditer le bruit qui courait d’une erreur possible de M. d’Anthoine ou d’une supercherie de ses auxiliaires ?
Ils avaient tué un très grand loup ; mais ce loup, si exceptionnels que fussent son poids et sa taille, était-il bien la Bête du Gévaudan ?
Beaucoup de bonnes âmes en doutèrent sincèrement et, parmi elles, des gens qui avaient eu affaire à ladite Bête et qui ne pouvaient admettre qu’elle fût un fauve d’une espèce aussi banale que le loup.
« Comment un loup aurait-il pu commettre tant de ravages à lui seul ? » objectaient-elles.
Justement.
Tout était là.
On ne prête qu’aux riches. Et il est donc plus que probable que la Bête de Gévaudan, si féroce fût-elle, n’avait pas autant de crimes à sa charge qu’on lui en imputait.
Pendant qu’on la traquait et par la suite, c’est-à-dire de juin 1764 à avril 1768, on ne tua pas moins de 348 loups dans le Gévaudan. Et il est bien certain que, parmi ceux-là, plusieurs contribuèrent, par leur audace et leur férocité, à la sinistre réputation du monstre à qui on imputait la mort de cent vingt personnes.
Sans doute aussi faut-il voir là l’explication de sa prétendue présence simultanée en différents endroits.
Dès lors qu’il y avait, non point un loup, mais quantité de ces fauves dans cette sauvage partie des Cévennes, tout ne devenait-il pas possible, y compris des agressions effectuées le même jour, à la même heure, dans des parages très éloignés les uns des autres ?
Mais cette explication même, qui fut donnée bien avant nous, n’a pu empêcher la croyance en une Bête unique et formidable.
Et, bien après les hécatombes de loups faites dans le Gévaudan, les chanteurs ambulants du bon royaume de France s’en allaient encore, de foire en foire, colporter leur fameuse complainte :
Venez, les yeux en pleurs,
Écouter, je vous prie,
Le récit des horreurs
D’une Bête en furie,
Hélas ! si redoutable,
Qu’on n’a rien vu de pareil !…
–––––
(Norbert Sevestre, in Guignol, cinéma de la jeunesse, n° 2, nouvelle série, dimanche 13 janvier 1935)







