RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
Le narrateur est abordé un soir dans la rue par un individu affolé qui lui demande sa protection et lui raconte son histoire : il a été engagé par un mystérieux professeur Gaultier, lequel a réussi à entrer en contact avec des univers inconnus co-existant dans l’espace. Prisonnier du professeur, il a réussi à s’évader. Le narrateur l’héberge, pour un nuit, dans une petite chambre qu’il met à sa disposition. Le lendemain matin, le héros de cette singulière histoire a disparu : des traces de sang sont répandues partout dans la pièce. Le narrateur essaye à son tour de pénétrer dans la demeure du mystérieux professeur.
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Je revins sur les lieux le lendemain dans la matinée, espérant que Gaultier serait hors de la maison à cette heure, dans un monde ou dans l’autre… J’avais endossé une combinaison de toile bleue grâce à laquelle je pouvais passer pour un ouvrier couvreur aux yeux de qui me verrait errer sur les toits.
Mon plan semblait devoir se dérouler sans accrocs. J’examinai les trois cheminées de la maison, me demandant laquelle était la bonne. Au fond, cela n’avait pas grande importance ; mais des traces de passage récent près de l’une d’elles me décidèrent à m’y engager.
Le conduit était large et garni de saillies nombreuses ; la descente, par suite, n’avait rien de difficile. Prenant garde à ne faire aucun bruit, je pris pied, sans la moindre alerte, dans une chambre que je reconnus pour celle du professeur Gaultier. Elle était déserte ; la porte n’était pas verrouillée. À pas de loup, je descendis l’escalier, la main crispée sur le 7/65 dont je m’étais muni à tout hasard. Rien ne bougeait ; la maison semblait morte. Qu’était donc devenu l’aide que j’avais vu entrer avec Gaultier ?
Dans le hall du rez-de-chaussée, une porte était entrouverte. Je risquai un coup d’œil : c’était le living-room. Et là, l’aide, confortablement installé dans un fauteuil, dormait à poings fermés. Je pensai que son somme eût été beaucoup moins tranquille s’il avait soupçonné ce qui se passait dans cette maison ! M’approchant, je le saisis par l’épaule et le secouai vigoureusement.
« Quoi… qu’y a-t-il ? » balbutia-t-il, reprenant conscience.
Puis :
« Qui diable êtes-vous ? et que faites-vous ici ?
– Je suis un ami ! » dis-je.
Il ricana : « Oh, ça va ! le professeur m’a averti ! Des rivaux cherchent à lui dérober le fruit de ses recherches… mais je ne marche pas dans votre jeu !
– Écoutez, je n’ai pas de temps à perdre ! Le « professeur » Gaultier n’est pas plus homme de science que vous et moi ! C’est un aventurier coupable de nombreux crimes, et vous êtes sans le savoir son complice, en attendant de devenir sa victime ! Passez-moi la clef des portes !
– Vous savez donc ? fit-il, stupéfait.
– Beaucoup plus de choses que vous n’en soupçonnez ! Croyez-moi, aidez-moi, c’est le seul moyen de sauver votre peau, et celle de pas mal d’autres personnes avec ! »
Je vis qu’il hésitait encore.
« Je vais vous prouver que je n’ignore rien ! fis-je, me ressouvenant des détails du récit qui m’avait été fait trente heures auparavant. La deuxième porte donne sur un désert. Ouvrez-la : si c’est vrai, peut-être me croirez-vous ? »
Il hocha la tête : « Allons-y… Je ne sais lequel de vous deux m’a raconté des blagues. Je ne sais plus que croire. »
La pièce des trente portes était en tous points conforme à la description qui m’en avait été faite. Ainsi, tout était vrai ! Me dirigeant vers la porte n° 2, j’introduisis la clef dans la serrure, tirai le battant…
Ce que jusqu’alors mon esprit s’était refusé à concevoir, je le voyais maintenant, ce désert mauve et bleu, implacable sous les rayons d’un astre vert d’un éclat insoutenable.
Mais ce qui arrêta aussitôt mon regard, dans l’étendue infinie des dunes parallèles, fut la tache sombre, à moins de cent mètres de la porte, d’une silhouette humaine allongée. Plus que le pressentiment, j’avais la certitude que c’était là mon compagnon de la veille. Le nouvel assistant regardait, bouche bée.
« Tenez la porte ouverte ! dis-je. Je vais le chercher ! »
Comme je bondissais dans le sable fin et brûlant, l’insoutenable ardeur du soleil émeraude faillit m’assommer. J’arrivai jusqu’à l’être évanoui, le chargeai sur mes épaules ; la sueur me coulait du front dans les yeux et, trébuchant à chaque pas, je parvins à regagner la porte. Ce court effort m’avait exténué. Encore trop éberlué pour pouvoir dire un mot, l’assistant referma le vantail d’acier.
« Voici votre prédécesseur ! dis-je. Et sans doute ce qui vous attend si nous ne parvenons à arrêter Gaultier ! Nous allons tout d’abord essayer de ranimer ce pauvre type ! »
Nous portâmes le corps dans le living-room, l’étendîmes sur le divan. L’homme respirait faiblement, mais ne semblait pas en danger. Les traces de griffes qui labouraient son dos n’étaient que superficielles, et l’émotion et la fatigue suffisaient à expliquer son état.
Je lui bassinai les tempes d’eau froide, lavai ses plaies, maudissant le manque d’alcool et de médicaments. Au bout de dix minutes, il ouvrit les yeux, resta un moment l’air égaré, puis, la mémoire lui revenant, il me sourit.
« Vous ! s’exclama-t-il. Vous êtes arrivé à temps !
– Que vous est-il donc arrivé ? demandai-je.
– Après votre départ… j’allais m’étendre… le monstre a bondi par la fenêtre. Il m’est tombé sur le dos, en me faisant très mal, mais cherchant, en quelque sorte, à ne pas me blesser gravement. J’ai essayé de lutter contre lui, mais en vain ; il m’a mordu l’épaule jusqu’au sang. Ses crocs brûlaient comme des orties, et j’ai compris qu’il fallait obéir… Je suis sorti… Gaultier attendait devant l’immeuble. Le monstre ne m’a pas lâché jusqu’à la maison. Arrivé ici, Gaultier, écumant de colère, m’a dit : « Vous avez voulu me trahir… Vous allez payer ! » Je croyais qu’il allait me tuer sur place. Mais non… il me réservait une mort atroce ! Il me poussa, à travers la deuxième porte, dans le désert et je restai seul. Il faisait encore nuit dans ce monde comme dans le nôtre ; et je restai là, sous des constellations étranges, des étoiles plus grosses et très différentes de celles qui vous sont familières… Je n’osai bouger, car les portes n’ont qu’un seul côté, celui qui donne dans notre monde ! À l’endroit où la trace de mes pas apparaissait dans le sable, il n’y avait rien, absolument rien, si bien qu’il me semblait presque être tombé du ciel ! Mais je ne voulais pas m’écarter. Il me semblait vivre un cauchemar. Rien de tout cela n’avait réellement pu se produire !
Puis le soleil, d’un seul coup, s’est levé… La journée a été atroce. J’ai pleuré pour que vienne la nuit. J’avais perdu beaucoup de sang, j’étais faible… vers le milieu du jour, je me suis écroulé. La soif me brûlait… J’ai repris conscience quelques heures au cours de la nuit ; mais le matin, avec la chaleur, j’ai cru que je mourrais… »
Il se souleva sur un coude.
« Ça va beaucoup mieux maintenant ! Qu’avez-vous fait de Gaultier ?
– Mais… rien ! dis-je. Je pense qu’il est en excursion dans le monde de la sixième porte. »
Le nouvel aide hocha affirmativement la tête. Je poursuivis :
« Il n’est que dix heures du matin. Par un hasard extraordinaire, je vous ai découvert tout de suite…
– Qu’allons-nous faire ? Attendre le retour de Gaultier, et nous saisir de lui ?
– Je voudrais agir autrement, suggérai-je. Passer nous-même dans ce monde inconnu et l’arrêter le plus tôt possible dans ses exploits criminels. Qui sait… nous pourrions sauver des vies humaines ? »
Le rescapé se mit debout, s’appuyant au dossier d’un fauteuil.
« Excellente idée ! je vous accompagne !
– Vous n’y songez pas… Vous tenez à peine sur vos jambes !
– Non, non, ça va très bien… dès que j’aurai mangé un morceau… Donnez-moi l’une de ces espèces de melons, voulez-vous ? Nous ne serons pas trop de deux ; je dis deux, car il faut que l’un de nous reste pour ouvrir la porte. Je veux vous aider.
– Je vous remercie… au fait… je ne sais même pas votre nom !
– Je m’appelle René Rives.
– Et moi, Marcel Lecaire, fit le nouvel assistant. Excusez-moi de ne pas vous avoir cru tout d’abord… Mais cette histoire est si… incroyable ! Je vois que vous disiez vrai ! Puis-je vous aider ?
– Certes… en restant ici et en venant nous ouvrir lorsque nous reviendrons. Dites-moi, Rives, je pense à une chose… Si les portes n’ont qu’une face, comment Gaultier fait-il pour sonner ?
– Il y a un truc quelconque. Rien n’empêche qu’il y ait entre les différents univers des moyens de communication permanents, employés dans la quatrième dimension… les portes elles-même ne sont qu’un artifice, un moyen « compréhensible » à notre cerveau de faire un pas à travers cette quatrième dimension impensable…
– Tout ça ne me semble pas très clair, mais vous devez vous y connaître mieux que moi. En tout cas, quel que soit le truc, nous le découvrirons ! Ne perdons pas une minute de plus… Allons-y. »
Marcel Lecaire ouvrit devant nous la sixième porte. Nous pénétrâmes dans la hutte déserte. Tout semblait dormir dans la forêt qui nous entourait. La porte se ferma derrière nous. Au cas où nous ne pourrions découvrir le secret de la sonnette, Lecaire ouvrirait dans six heures, et de six en six heures jusqu’au lendemain soir ; après ce délai, il serait libre, si nous n’étions pas revenus, de quitter la maison. Nous avions décidé de garder scrupuleusement le secret des trente portes, car, de la connaissance des mondes voisins, trop d’êtres sans scrupules, comme Gaultier, eussent pu tirer les plus grands maux.
(À suivre)
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(H. Bourdens, in Le Petit Marocain, trente-sixième année, n° 10076, jeudi 2 décembre 1948 ; ce très curieux roman « fantastique, » sur le thème des autres dimensions, n’a jamais été publié en volume ; il est précédemment paru dans L’Avant-Garde, organe central de la Fédération des jeunesses communistes de France, à partir de septembre 1946)
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(in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, dixième année, n° 1549, vendredi 6 septembre 1946)


