« Vous me croyez vieux, monsieur ? Vous avez raison. Je suis vieux, très vieux, bien plus vieux encore que je n’en ai l’air ! J’ai vécu des jours et des mois et des années. Regardez ma peau : elle a mille rides, elle est durcie, tannée, parcheminée. Ce n’est presque plus de la peau, c’est du cuir, c’est inusable, ça peut encore durer cent ans, ça peut durer toujours, si les vers ne s’y mettent pas.
Ce que j’ai roulé, trimé, sous la pluie, sous le vent, sous le soleil, au nord, au sud, par terre et par mer ! Et ce que j’ai vu de choses dans ma vie ! Dieu de Dieu ! Il y en a qui sont parties, vous ne m’en feriez pas souvenir quand vous me donneriez une fortune !… Il y en a d’autres qui sont là, dans un coin de ma tête, solidement amarrées… Tenez, je vais vous en raconter une… tellement singulière… Oh ! mais tellement singulière que vous penseriez que je radote si vous ne me connaissiez pas…
Quand cela s’est passé ? Je ne peux pas vous le dire. Pour moi, toutes les dates se confondent… vieux comme je suis… Le nom de la ville ? Je ne me le rappelle pas davantage. J’en ai tant vu du villes, de ce côté-ci de la Terre et de l’autre, chez les Blancs, chez les Jaunes, chez les Noirs… pas moyen de m’y reconnaître ! C’était une ancienne petite ville, oui, une très ancienne petite ville aux rues étroites, mal pavées, qui grimpaient vers une église. Il y avait de hautes maisons grises et l’on apercevait des clochers pointus.
J’y arrivai le soir et je me mis à la recherche d’un hôtel.
Une à une, les boutiques se fermaient, et l’ombre s’accroissait de ces lumières éteintes. Ce furent des rues mornes, vaguement éclairées par la rare lueur d’un réverbère. Puis une route bordée d’arbres, une route toute noire que je croyais indéfinie, mais elle se termina court devant une haute muraille de ténèbres, une muraille qui semblait enfermer du silence et de l’inquiétude.
Et tout à coup une angoisse me prit, une angoisse sans cause, comme si une main invisible m’empoignait à la gorge.
Je songeais à retourner sur mes pas quand j’avisai des rais de lumière derrière les persiennes closes d’une maison basse, à droite, tout contre la haute muraille.
De la lumière, donc des humains. Peut-être pourrait-on me renseigner ? Je tâtonnai sans trouver la sonnette ; ma main rencontra un loquet que je soulevai sans difficulté. Je fus dans une pièce sombre éclairée seulement par une barre lumineuse passant sous la porte entrouverte. Je poussai cette porte… Là, je m’arrêtai et je vous assure que j’eus la chair de poule. Pourtant, je ne suis pas un trembleur, je n’ai pas des nerfs de demoiselle, mais… écoutez : une longue, longue table de bois blanc et, sur cette table, parfaitement alignés, des corps humains tout nus, des corps sans têtes.
Je levai les yeux. Au mur, une planche sur laquelle toutes les têtes étaient rangées l’une à côté de l’autre. Un petit vieillard, monté sur un escabeau, une chandelle à la main, examinait attentivement toutes ces têtes. Il en choisit une, redescendit, et s’approcha de la table aux cadavres. Alors, il m’aperçut et tressaillit.
Nous nous considérâmes un instant en silence.
Malgré l’horreur qu’il m’inspirait, je remarquai qu’il ne semblait point méchant. II avait une bonne figure très sympathique, une barbe blanche et des yeux vifs. Il posa la tête sur la table et me demanda avec inquiétude :
« Par où êtes-vous entré ? »
Je montrai la porte.
« Par là.
– Ah ! fit-il. D’ordinaire, personne ne vient par là. Il y a une autre porte devant.
– Je suis étranger. Je me promenais dans la ville. C’est par hasard… »
Il me dit, l’air rassuré :
« Ah !… c’est par hasard… vous êtes étranger… très bien… très bien. Asseyez-vous… excusez-moi, j’ai un travail pressé. Dans un instant, je suis à vous. »
Puis, sans s’occuper de moi, il promena son flambeau au-dessus des corps alignés. Il y en avait de toutes sortes, corps masculins et corps féminins, les uns très beaux, robustes, bien proportionnés, les autres chétifs, disgracieux, contournés, des jambes tordues, des bras grêles, des ventres énormes ou plissés, des seins flaques, des chairs jaunâtres, toute une affreuse anatomie, à vous soulever le cœur. Et aussi des corps d’enfants, des petits corps très blancs ou verdâtres comme des corps de noyés.
Le singulier vieillard souleva, sans effort apparent, un corps de femme comme jamais je n’en avais vu, blanc, lisse, un ventre admirable, des seins fermes. Puis il y adopta la tête déjà choisie sur l’étagère, une tête aux longs cheveux noirs. Alors, ouvrant un placard, il en tira une bouteille et un pinceau. Et il enduisit le cou d’un liquide, comme on recolle un objet brisé.
Il choisit un second corps, un corps d’enfant celui-là, une seconde tête, une petite tête blonde et pâle aux yeux clos, et recommença la même opération. Ses gestes adroits, précis, d’une promptitude extraordinaire, dénotaient une grande habitude.
Quand il eut terminé, il vint s’asseoir près de moi. Sur son visage, on lisait la satisfaction d’une tâche accomplie. Il me parla sans se presser, d’une voix nette, choisissant les mots, et yeux brillaient.
« Vous avez dû remarquer que presque jamais l’être moral, c’est-à-dire le cerveau, n’est en harmonie avec l’être physique, c’est-à-dire le corps. Vous voyez des hommes aventureux, batailleurs, dont les rêves sont hardis et le courage sans bornes, affligés de corps chétifs, étriqués, qui font pitié et rendent ridicule tout beau geste, tandis que des gaillards herculéens, mais de cerveau pacifique, s’accommodent de la plus bourgeoise des existences. Vous voyez des femmes dont le cœur toujours en éveil et les sens embrasés appellent éperdument l’amour que repousse un physique disgracieux. Et, à côté, vous voyez d’autres femmes sans imagination, de sens paisibles, dont la beauté, à leur insu, attire tous les désirs. Ce bossu voudrait être un Don Juan, cet Adonis un ermite. Eh bien ! il faut les contenter, il faut refaire ce qui a été mal fait. – Il jeta autour de lui un regard joyeux. – C’est bien simple ! Il faut changer les têtes.
Pour cela, j’ai trouvé un procédé, mon procédé ; ce serait trop long de vous expliquer en quoi il consiste. L’important est qu’il réussisse… et il réussit toujours. Tant de corps me sont passés par les mains ! Je les insensibilise, je désarticule les têtes… En sachant s’y prendre, rien de plus facile, pas une goutte de sang. Autrefois, on croyait qu’il fallait couper. Vieux système. Il suffit de désarticuler… mais il faut connaître les joints. C’est un travail qui demande de l’habileté. Puis j’assortis les têtes et les corps, je les soude. Vous pouvez les tourner et les retourner, vous n’y verrez rien. »
Il se frottait les mains ; il avait l’air si plein de confiance en lui-même que je regardais à présent sans dégoût, et même sans autrement de surprise, tous ces corps alignés et toutes ces têtes rangées.
Il conclut :
« Et si, par hasard, vous êtes fatigué de votre tête et que vous désiriez en changer, à votre disposition ! Voyez, faites votre choix. »
Il s’avançait vers moi, tenant son flambeau élevé à la hauteur de mon visage.
Alors, il me sembla qu’il n’avait plus son apparence amène, mais qu’il fixait sur moi un regard dur et menaçant.
Et une peur me saisit, une peur atroce de ce coupeur de têtes, de ce retoucheur de cadavres, de ce sinistre fou. Et je courus, je courus à travers les routes, à travers les rues, l’épouvante aux talons… Je trouvai enfin un hôtel où finir cette nuit étrange, et, le lendemain, dans la clarté qui chasse les cauchemars, je m’informai : le haut mur d’ombre, la maison basse.
On me répondit :
« C’est le cimetière et, à côté, la maison du fossoyeur. »
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(Tony d’Ulmès, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-deuxième année, n° 943, samedi 6 mai 1911 ; repris dans Le Courrier français, samedi 3 juin 1911. José Luis Gutiérrez Solana, « El Osario, » huile sur toile, 1931)


