1. UN FOU ?

 

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« Dites, Madame Louis ! Qu’est-ce qu’il fiche toute la journée, dans sa cave, le père Gachetot, avec son équipe de vitriers ? Est-ce qu’il va donner un bal dans le sous-sol ? »

Mme Louis, la concierge du 52 de la rue des Batignolles, s’arrêta de balayer son vestibule, s’appuya sur son instrument de travail, et répondit :

« Le père Gachetot ? Il fait poser des carreaux sur les quatre murs et la porte de sa cave : voilà ! Quant à vous dire pourquoi, ça, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il a demandé l’autorisation à la propriétaire et au gérant, qui la lui ont accordée, à condition que quand il quittera la maison, il remettra les lieux en état.

– Je vous demande cela, insista la curieuse petite dame du quatrième, en déposant sur la première marche de l’escalier son panier à bouteilles, parce que, à l’instant, comme je venais d’aller chercher de mon vin dans ma cave, j’ai passé devant celle du père Gachetot qui était tout illuminée et où on travaillait ferme.

– Oui ! acquiesça la concierge. Il est en bas avec les ouvriers.

– Alors, n’est-ce pas, moi, quand une chose me tarabuste, il faut que je la débrouille. Je suis entrée. Ma chère ! c’est épatant ! On dirait du palais des glaces ! Les quatre cloisons, en effet, sont recouvertes de vitres, et le plafond aussi ; et la terre battue du sol également ! On est comme dans un aquarium, dans une cage en verre.

Quand il m’a vue, le père Gachetot ne s’est pas fâché de mon indiscrétion. Il s’est mis à rire, en se frottant les mains, et il m’a crié : « Hein ? Madame Loriot ! je crois que l’isolement sera complet, de cette façon ! Qu’en pensez-vous ? » Moi, je n’en pensais rien du tout, vous pensez bien, Madame Louis ! Je pensais que le père Gachetot était piqué. Et pas autre chose. Les vitriers – ils étaient trois – étaient en train d’appliquer tout autour du cadre de la porte de longues bandes de verre très épais, qu’on pouvait faire évoluer à volonté sur des glissières. Le père Gachetot m’a expliqué : « C’est pour boucher plus hermétiquement les moindres interstices ! Pas un atome de l’air extérieur n’entrera ! Pas un ! Comprenez-vous ? » Bien sûr, bien sûr que je comprenais. Les fous, vous savez, Madame Louis, c’est dangereux de les contrarier. Seulement, il faut leur répondre. Et, comme il y avait quatre grandes lampes à pétrole allumées – ça faisait comme en plein jour, dans la rue ! – et cinq autres du même calibre, réunies en tas dans un coin, j’ai dit, pour parler : « J’espère que vous y verrez clair quand vous logerez ici, Monsieur Gachetot ! » Car je commençais à avoir le trac. « Vous auriez dû faire installer l’électricité ! » Devinez ce qu’il m’a répondu, Madame Louis ?

– Des bêtises ! Il est toqué, trancha péremptoirement Mme Louis, qui se reprit à balayer en haussant les épaules.

– Il m’a répondu : « L’électricité ? À ce moment-là, à ce moment-là précis, il n’y aura pas d’électricité, puisque tous les électriciens seront morts ! » Alors, moi, j’ai empoigné ma jupe d’une main, mon panier de l’autre, et je suis remontée aussi vite que j’ai pu.

Qu’est-ce que tout cela signifie, Madame Louis ?

– Mais rien ! ma petite ; rien de rien ! Ça signifie que le père Gachetot déménage sans donner congé. Voilà tout ! »

Mais la petite dame du quatrième regrimpa ses étages en hochant la tête. Ce mystère l’intriguait.

Il intriguait, d’ailleurs, la maison et le quartier. Le père Gachetot, comme on l’appelait, était un ancien comptable. Il avait soixante-cinq ans ; et son grand corps maigre, légèrement voûté, supportait une tête de patriarche à l’abondante barbe blanche ; ses derniers cheveux l’avaient quitté depuis longtemps, mais, sous son crâne chauve, il avait conservé ds sa continuelle pratique des chiffres un goût de la mathématique qui l’avait tout doucement induit en celui des calculs astronomiques où chacun sait qu’on peut, quand on les aime, jongler avec autant de nombres qu’on veut. Vieux garçon, de mœurs paisibles au demeurant, il parlait peu, gardait ses idées pour lui et ne consentait à laisser filtrer au-dehors quelques gouttes de sa mentalité intérieure qu’au petit café où, avant dîner, il jouait au bridge avec plusieurs commerçants du voisinage.

Ce même soir, comme il s’asseyait à sa place habituelle sur la banquette de ce modeste établissement, ses partenaires, généralement plus discrets, l’assaillirent de questions. Ce n’était pas naturel non plus de s’aménager une cloche à plongeur sous un immeuble des Batignolles !

M. Maugras, le pharmacien, s’était écrié :

« Nous ne sommes pourtant pas menacés d’un siège et d’un bombardement comme en 70, pour que vous songiez à vous réfugier dans les caves ! Qu’est-ce qui vous prend, Gachetot ? »

Cluzel, l’entrepreneur des Pompes funèbres, un joyeux vivant, gouailla :

« Gachetot se fait arranger un caveau, fraîchement décoré, orné de glaces pour après ses derniers jours ! Mais la préfecture ne voudra rien savoir, et il en sera pour ses frais d’agencement ! »

Le père Gachetot lui répliqua, en le regardant fixement :

« Cluzel ! Ce sera une vraie guigne pour vous de n’être plus là, dans quelques jours, pour profiter de l’occasion ! Car vous auriez eu de la commande par-dessus la tête, dans votre partie ! »

Il poursuivit :

« Je ne vous apprendrai pas que lorsque Noé reconnut, à certains symptômes avant-coureurs, que le monde allait être livré aux flots déchaînés, il eut, lui seul, l’intelligence de construire une arche, un vaisseau, un radeau, ce que vous voudrez, où, l’heure venue du désastre, quand le ciel creva et que déborda la mer, il put s’embarquer et sauver sa vie, tandis que tous périssaient. C’était un sage, et j’en suis un ! »

Du coup, la tablée se tordit de rire. Sacré père Gachetot !

Et le pharmacien hoqueta, entre deux spasmes d’allégresse :

« Mais tout de même, on n’est plus à la veille du déluge !

– On n’est plus très loin de la comète ! » articula avec lenteur le père Gachechot.

Alors, ce fut du délire. La comète ! Non ! c’était trop farce ! Tous parlaient à la fois :

« Mais puisqu’il n’y a rien à en craindre !

– Sa fameuse queue, ce n’est qu’un sillage de lumière !

– En tout cas, nous passerons au travers, puisqu’elle ne charrie que des gaz inoffensifs !

– Les savants l’ont dit !

– Les savants le savent bien, peut-être !

– Les savants ne savent rien ! » déclara Gachetot. Il ajouta :

« D’ailleurs, moi, ce que je vous en dis, c’est parce que vous m’en parlez. Vous m’interrogez. Je vous renseigne. Mais je ne cherche pas à vous influencer. Je ne suis ni Jérémie, ni Cassandre. Chacun est libre. Ne vous garez pas ? À votre aise ! Moi, je me gare !… Et maintenant, garçon, donnez-nous les cartes. »

Le bridge commença, mais sans entrain. La gaieté était tombée. La même pensée était brusquement venue à tous. En somme, ce père Gachetot, c’était un brave homme. Quel malheur qu’il se détraquât de la sorte, tout à coup ! Peut-être d’anciennes maladies ?… Est-ce qu’on sait jamais ! Et une buée d’apitoiement ennuagea la partie.

Quand Gachetot, rentrant chez lui, passa devant sa concierge, celle-ci l’entendit mâchonner, comme il attrapait la rampe de l’escalier, cette phrase énigmatique :

« C’est mon arche de Noé, à moi ! c’est mon arche de Noé !!! »

Elle rentra dans la loge et dit à son mari :

« Tu sais, ce pauvre M. Gachetot ? Je crois qu’il faudra bientôt le faire enfermer. Il « la perd » tout à fait ! »
 
 

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(Louis Marsolleau, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-et-unième année, n° 587, dimanche 15 mai 1910 ; Anna et Elena Balbusso, « House on Fire, » gouache et technique mixte, 2015)

 
 

 

2. L’INSTANT DES ADIEUX

 

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La comète était annoncée pour le 26 Juin. Pour être plus précis, dans la journée du 26 juin, vers cinq heures de l’après-midi, pour notre hémisphère, la Terre devait traverser la queue de la comète. Le 25 au soir, le père Gachetot jugea poli de faire le tour de ses amis et connaissances. Ancien comptable et homme correct, il ne voulait pas manquer à ce devoir de courtoisie. Sa belle figure de patriarche chauve à longue barbe blanche s’encadra donc dans l’huis de l’officine du pharmacien Maugras comme celui-ci finissait de dîner.

« Ah ! Ah ! s’écria jovialement Maugras qui, appelé par le coup de timbre de la porte, issit de son arrière-boutique, la serviette à la main, c’est vous, mon père Gachetot ? Entrez donc ! Vous prendrez bien une tasse de café ? Et quel bon vent vous amène ?

– Je viens vous faire mes adieux ! répondit Gachetot.

– Vos adieux ? Est-ce que vous nous quittez, mon père Gachetot ? »

L’ancien comptable s’assit, se sucra avec méthode et répliqua :

« Je crois bien, mon pauvre ami, que c’est vous, vous et les autres qui allez me quitter. Car moi, je reste.

– Ah, oui ! s’exclama Maugras, la comète ! Un peu de cognac ? Alors, pour vous, c’est entendu : la fin du monde est fixée à demain ! Irrévocablement ! comme s’expriment les communiqués de théâtre.

– Qui vivra verra ! murmura Gachetot, doucement.

– Mais, mon cher, vous êtes… – Maugras allait dire : « Vous êtes fou ! mais il retint le mot parce qu’il le pensait, et il rectifia : – Vous êtes incroyable ! Les comètes, voyons, c’est de la blague ! Celle de 1910, il n’y a pas déjà si longtemps, devrait vous avoir édifié… et rassuré ! En avait-on assez raconté sur les dangers possibles d’asphyxie générale provoquée par les gaz toxiques que notre planète allait affronter ! Eh bien, que s’est-il passé ? Rien du tout ! En tant que tués et blessés, il n’y a eu que les flacons que de joyeux fêtards ont fusillés cette nuit-là, dans les cabarets de Montmartre, dans l’attente du Jugement dernier ! Et aujourd’hui, Mlle Halley est loin, si elle court encore !

– Maugras, fit Gachetot, je vous ai déjà déclaré que je n’étais ni un Jérémie, ni une Cassandre, et que je ne cherchais pas plus à vous convertir qu’à vous effrayer. Je vous fais mes adieux, tout simplement ! »

Il se leva, serra la main du pharmacien, et sortit. Il n’avait pas fait trois pas dans la rue qu’il croisa son partenaire habituel au bridge, l’entrepreneur des Pompes funèbres, Cluzel. Cluzel lui barra le passage avec sa canne et, goguenard, l’interpella :

« Eh bien ! père Gachetot ! c’est demain que vous entrez en loge ? Non, pardon : en cave ? Ça va vous améliorer, vous savez, comme le bon vin !

– Cluzel, mon ami, riposta Gachetot, je souhaite de tout mon cœur que demain soir vous puissiez rire encore comme vous riez en ce moment. Oui, Cluzel ! dès demain matin, je me mettrai en cave, comme vous dites. Voulez-vous vous y mettre avec moi ? Il y a place pour deux.

– Grand merci, mon vieux ! protesta vivement l’entrepreneur des Pompes funèbres, je m’occupe assez à enterrer les autres ; je ne tiens pas à m’enterrer moi-même ! Ce sera pour une autre fois.

– En ce cas, mon cher Cluzel, adieu !

– Quoi ? adieu ! Vous en sortirez bien de votre cave, je pense ! et on se reverra !

– Je sortirai de ma cave, sans doute ; mais cela ne veut pas dire que nous nous reverrons ! » grommela Gachetot. Et il partit à grands pas.

Cluzel resta figé sur le bord du trottoir.

« Cette fois-ci, se confia-t-il, ça y est, c’est couru ! Le bonhomme a complètement perdu la tête. Pauvre bougre ! c’est malheureux. »

Le père Gachetot ne rentra chez lui, vers minuit, qu’après avoir ainsi pris congé de toutes les relations qu’il avait dans le quartier. L’effet produit fut identique et immédiat sur chacun ; et le consentement universel des Batignolles le déclara maboul, loufoque et bon à enfermer. D’ailleurs, il prenait les devants, le pauvre, puisqu’il allait s’interner lui-même, de son propre mouvement.

Aussi, le lendemain, vers neuf heures, y avait-il grande affluence de curieux devant le 52 de la rue des Batignolles. La loge du concierge et le vestibule étaient encombrés d’une véritable foule friande de voir le néo-Noé s’embarquer dans son arche, id est le vieux Gachetot s’enfermer dans sa cave. Et en effet, à neuf heures tapantes, l’ancien comptable descendit de son logement du troisième.

Il portait un panier de provisions où un succulent poulet froid voisinait avec un pâté d’alouettes de Chartres ; les goulots de plusieurs bouteilles dûment poussiéreuses passaient leur museau par-dessus le rebord de leur prison d’osier ; et l’on apercevait, disposée sur une large feuille de vigne, dans un coin, une pyramide veloutée de pêches et d’abricots.

« À la bonne heure, Monsieur Gachetot ! s’exclama Mme Louis, la concierge, vous savez vous soigner, vous ! Et vous n’allez pas mourir de faim !

– L’homme sage doit, autant que possible, ne se priver de rien ! professa Gachetot.

– Mais combien de temps comptez-vous rester là-dedans ?

– La comète est annoncée pour cinq heures, cet après-midi ; mais son passage peut être avancé ou retardé. La durée de son influence sur notre atmosphère peut être plus ou moins longue. Pour ne négliger aucune précaution, je demeurerai toute cette journée et toute la nuit dans mon isoloir. J’y déjeunerai, j’y dînerai, j’y dormirai. Demain matin seulement, je remonterai à la surface du globe. Adieu, Madame Louis, adieu ! »

Et il s’enfonça dans le sous-sol. Mais les gens étaient trop intrigués pour se contenter de si peu. À sa suite, ils s’engouffrèrent dans l’escalier. Tous brûlaient du désir de voir comment le fou avait aménagé son « isoloir, » comme il disait. Du reste, le père Gachetot ne s’opposa point à cette intrusion. Il mit même une certaine coquetterie à montrer l’agencement de son home souterrain.

De fait, les badauds en demeurèrent stupides. Ils distinguaient le dedans d’un cube parfaitement régulier dont les six parois étaient recouvertes d’un revêtement de verre sans solution de continuité. Sur la porte, une fois close de l’intérieur, un vaste panneau, de verre également, mais plus large et plus haut, s’appliquerait hermétiquement, aveuglant ainsi le trou de la serrure et les jours du chambranle. Une petite table où un couvert était déjà tout dressé, un fauteuil et une couchette confortable complétaient l’ameublement. Il y avait encore, rangés dans un angle, une douzaine de ballons d’oxygène, et dix lampes à pétrole de gros calibre, destinées à se relayer les unes les autres et dont deux étaient brillamment allumées pour l’instant.

Le père Gachetot pénétra dans ce réduit bizarre. Du seuil, il salua tous ceux qui étaient là ; puis, sans un mot, il ferma la porte. On entendit tourner la clef et mordre le pêne.

Et tout le monde regagna le rez-de-chaussée. Dans la rue, ce ne fut qu’éclats de rire, moquerie et gouaille. Ah bien ! il était mûr pour Charenton, le frère ! Pour une araignée dans le plafond, il en tenait une ! etc., etc.

N’empêche que certains, en s’en allant, regardèrent, comme malgré eux, le ciel mystérieux où de gros nuages gris s’amoncelaient…
 
 

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(Louis Marsolleau, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-et-unième année, n° 593, samedi 21 mai 1910 ; gravure de Méaulle d’après Jean-Paul Laurens, illustrant La Fin du monde de Camille Flammarion, Paris : Ernest Flammarion, 1894)

 
 

 

3. LA FIN DE TOUT

 

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Quand le père Gachetot se réveilla dans sa cave-isoloir, tapissée de verre, son premier soin fut de relever les mèches des deux lampes à pétrole qui brûlaient en veilleuses. Un coup d’œil jeté sur sa montre qu’il avait laissée sur la table de son dîner de la veille, à côté de l’assiette à fruits et des reliefs du poulet froid, lui apprit qu’il était sept heures du matin.

Il y avait beau temps, à présent, que la queue de la comète avait passé et qu’elle balayait au loin les espaces. Toutefois, l’ancien comptable se remit au lit et s’y acagnarda encore un moment. Qu’était-il advenu  ? Comment s’était comporté l’astre errant ? Rien n’était peut-être arrivé, en somme ! Et alors, qui allait se moquer de Gachetot ? Tout le monde ! et le traiter de vieux rêveur et de Noé de pacotille noyé dans un crachat qu’il a pris pour le déluge !

Tout de même, à huit heures, il se décida à se lever. Eh bien, voilà tout ! Si les gens se fichaient de lui, il leur répondrait de sa bonne langue. Parfaitement ! il s’était garé à sa façon des dangers possibles de la comète, et, à la prochaine, il recommencerait, en dépit des railleurs et des esprits forts. C’est quand on n’y pare plus que les catastrophes éclatent. Lui, y parerait toujours, et sans se lasser ! Ah ! mais !

Tout en ronchonnant ainsi contre des contradicteurs imaginaires, le père Gachetot débarricadait l’entrée de son « arche. » Quand il eut ouvert, l’ombre du sous-sol entra dans son refuge éclairé ; et cette ombre était chargée d’un silence opaque, d’un silence épais, dont l’intensité, dont l’absolu lui firent soudain battre le cœur. D’ordinaire, à ce moment de la matinée, même dans les caves, les cris de la rue pénétraient ; tout remuait dans les maisons ; des portes battaient ; le roulement des omnibus et des voitures ébranlait le pavé de la chaussée. Aujourd’hui, rien ! pas un son ! pas une vibration !

C’est avec hésitation que Gachetot s’engagea dans l’escalier de pierre qui montait au rez-de-chaussée. Et du premier regard, quand il déboucha dans le vestibule, il put constater l’affreuse vérité ! En travers du seuil de la loge, le cadavre de la concierge était étendu ; celui de son chat, un gros matou gris, gisait non loin, les quatre pattes raidies dans l’attitude d’une fuite affolée vers le dehors. Le corps d’un locataire, un jeune homme qui, sans doute, traversait la cour au moment de la terrible minute, avait roulé près de la fontaine et restait là, sur le dos, les yeux ouverts, comme hypnotisé par l’éclat du robinet de cuivre.

Gachetot frémit. Il était écœuré d’horreur et de pitié. Et pourtant une sensation de soulagement égoïste gonfla sa poitrine d’un souffle fort ; et une espèce de fierté rancunière lui vint :

« Hein ? finalement ! qui est-ce qui était fou ? Eux ou moi ? »

Il songeait à ses partenaires au bridge. au pharmacien Maugras, à son ami Cluzel. Ils ne riraient plus de lui ! Ils étaient morts ! Quelle abomination cependant ! Mais non, ce n’était pas possible que personne n’eût survécu ! Il vivait bien, lui, Gachetot ! Et il se hâta vers la rue.

Là, le spectacle était épouvantable et l’immobilisa sur le rebord du trottoir, la bouche béante d’un cri qui ne sortit pas. Partout, hommes, femmes, enfants, chevaux, chiens : des cadavres, des cadavres, des cadavres ! Il y en avait aux fenêtres, abandonnés sur les appuis, la tête ballant dans le vide ; il y en avait dans les boutiques grandes ouvertes, sur le pas des portes, dans les ruisseaux ! Et un abominable enchevêtrement de véhicules brisés ajoutait au tragique inerte de ce désordre immobile. Des autos dont les chauffeurs avaient été foudroyés à leur volant, avaient continué, sans direction, leur course, éventrant les fiacres aux cochers trépassés sur leur siège. Et de tout cela, sous le soleil chaud d’une journée de juin qui s’annonçait splendide, un relent pestiférant de charnier commençait déjà à monter.

Le père Gachetot se prit la tête à deux mains. C’en était trop. Ce cauchemar allait se dissiper sans doute ! Et en tout cas, en tout cas… ce quartier-ci avait été touché ? bon ! Mais le reste de Paris, mais la France entière n’avaient pas succombé ainsi. Et il n’était pas, lui, le seul être debout parmi tous ces spectres couchés !

Courant comme un forcené, à travers les funèbres obstacles qui s’amoncelaient sous ses pas, il gagna le bureau de poste le plus proche ; enjamba, de-ci, de-là, une foule effondrée ; se rua à l’appareil d’appel du téléphone et sonna, sonna, sonna, dans toutes les directions, dans tous les quartiers ! L’employé, expiré sur sa chaise, le fixait de ses yeux vitreux, les épaules maintenues par le haut dossier. Et de nulle part rien ne répondit. Il sonna la banlieue ; il sonna la province : Lyon. Marseille, Brest, Lille ! Rien. Et il se représentait dans tous les bureaux au bout du fil, ces mêmes assemblées de préposés morts devant des publics de cadavres !

Il se rejeta dehors, livide, la barbe hérissée. Ah oui ! les autres avaient été des fous ! Mais lui, avait-il été bien plus raisonnable avec sa raison ? Cela l’avançait bien de rester là tout seul, dans ce sépulcre à ciel ouvert qu’était devenue la Terre ! Comment pourrait-il manger, à présent ? La viande allait se corrompre dans les boucheries ! Délaierait-il dans de l’eau les pains de plus en plus rassis qui demeuraient dans les boulangeries sans boulangers ? Tout ce qui était végétation, légumes verts, feuilles des arbres, céréales et tubercules, avait été tué par la grande vague exterminatrice où notre globe avait roulé !

Comme il remuait ces pensées, marchant devant lui au hasard, entre mille rencontres effroyables, il s’aperçut qu’il longeait la façade de la Banque de France ! La Banque ! et tous ses billets bleus et son encaisse en or ! Toute la richesse publique était à lui, maintenant ! et les fortunes particulières aussi, du reste ! Puisqu’il n’y avait plus que lui qui respirait cet air, redevenu salubre ! Et il éclata d’un rire sinistre. Toute l’opulence du monde dans sa poche ; et pas le plus petit morceau d’aliment dans la bouche ! Mais voyons ! Il fallait tenter quelque chose, ne pas se laisser dériver ainsi !…

Une idée le traversa, brusque : l’ancien continent pouvait avoir été dépeuplé par le cataclysme, et le nouveau avoir été épargné ! II y avait peut-être encore en Amérique des hommes, des femmes, des bêtes et des plantes !… Qui savait ? Et comment savoir ?…

Rien de plus simple ! Le père Gachetot – il n’avait plus d’âge et n’avait plus de traits ! – se précipita dans un garage d’automobiles, près de la porte Maillot, choisit une 40 HP, qui lui sembla solide et neuve, la chargea, toute pleine, de bidons d’essence, s’installa à la place du wattman et en route pour le Havre ! Oh ! la ruée à l’espoir ! la course au salut ! La conviction, à présent, que tout à l’heure, dans le poste du câble transatlantique, il allait pouvoir, à travers les mers, entrer en communication avec des vivants ! des vivants ! des vivants ! et qu’alors, de New-York, on viendrait le chercher, l’arracher à la tombe où pourrissaient déjà les autres, tous les autres !

Le long du trajet, en quatrième vitesse, penché tout en avant, humant et aspirant l’horizon devant lui, il ne vit pas les populations entières fauchées sur les chemins, par les champs, dans les hameaux, les villages et les villes ! Il roulait, roulait, à cent kilomètres à l’heure !

Sitôt arrivé, il jaillit de la voiture comme un boulet, ouvrit, enfonça des portes, bondit sur l’appareil de transmission, empoigna le manipulateur et appela New-York.

Mais nulle réplique n’arriva. Au-delà de l’Océan comme en deçà, le silence éternel régnait désormais. L’humanité avait fini ses destinées sur ce fragment de matière cosmique, infinitésimal dans l’espace, qu’elle avait habité pendant un instant, infime dans le temps !

Et Gachetot alors, tirant un revolver de sa poche, se fit sauter la cervelle, et se tua, par dégoût de la mort !…
 
 

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(Louis Marsolleau, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-et-unième année, n° 600, samedi 28 mai 1910 ; Steven Campbell, « Painting on a Darwinian Theme, » huile sur toile, 1986)