Partis de Lima en l’an de grâce 19…, nous avions passé la Cordillère et, sur la trace des premiers pionniers, les Conquérants, marchions à l’assaut des régions inconnues. Nous nous enfoncions dans le bassin des affluents de l’Amazone. Notre expédition, ayant dépassé les dernières frontières humaines où les Indiens parlaient encore un jargon espagnol, se dirigeait par le sud-est à petites étapes vers la forêt vierge…

Je ne raconterai pas ici les détails de nos préparatifs, ni ceux de nos premières découvertes. J’ai dit ailleurs la somme de nos observations sur les races primitives du continent américain. Tout ce que je veux relater aujourd’hui, c’est l’aventure particulière arrivée à l’un des nôtres, William Hartley. À présent que l’événement est ancien, je ne vois pas de raison qui m’obligerait à le tenir caché. Bob Bellows et Manuel Longazi, ceux qui avec moi furent les survivants de l’expédition, contresignent la relation de cette aventure et cela sous la foi du serment…
 

*

 

Nous avions pris avec nous William Hartley parce que c’était un grand connaisseur de dialectes. Il avait étudié à fond la langue des Nhambiquaras et, dans les forêts marécageuses, on peut dire qu’il s’était enfoncé plus loin que nul autre…

C’était un homme élancé, aux yeux brillants, aux pommettes un peu saillantes. Il était atteint d’une calvitie qui le gênait quelque peu lorsqu’il devait mettre son casque. Enfin, il était très sobre.

Il contrastait avec nous. Il ne confiait jamais ses impressions. Lorsque nous étions dans la plus ardue des discussions, il fallait l’accabler de questions pour lui faire dire quelque chose. En somme, c’était un garçon très utile et même sympathique, mais la franchise ne semblait pas être son fort.

Il n’avait qu’un grand défaut, celui de se croire trop bon connaisseur de tout ce qui concernait la selva. Et il observait les cartes topographiques avec flegme, mais le revolver à portée de sa main. Tout cela prêtait aux moqueries familières de Bellows, de Longazi, de Teaders et du petit Flampion. Chaque fois qu’ils le pouvaient, ils forçaient Hartley à sortir de lui-même.

« Oui, oui, faisait souvent Hartley d’un ton rogue, la selva n’a pas de secret pour moi… »

Il promenait son doigt maigre sur la carte et lançait toujours une tirade qui n’admettait pas de réplique :

« Voilà chutes, rapides, tourbillons… Là, ce sont les contrées de vase… »

Et il n’allait pas plus loin dans ses affirmations sibyllines.

Deux mois après notre départ, nous étions arrivés dans l’inextricable de la selva. (1) Nos canoës filaient avec célérité sur des eaux troubles. Les feuillages suspendus au-dessus de nos têtes faisaient la nuit. Les moustiques en groupes compacts tourbillonnaient à la surface de l’eau. Sur les rives, les serpents s’étiraient et se ramassaient pour mieux bondir. Des chauves-souris d’une taille peu ordinaire se livraient des combats terribles. Nos nuits étaient traversées de battements d’ailes et de cris qui nous glaçaient le sang.

Cependant, pourvus de nos machettes et de nos coupe-coupe, bottés jusqu’aux cuisses, casqués, gantés et voilés, nous avancions de jour en jour, prudents et assoiffés de connaissances.
 

*

 

C’est vers le 23 avril que les choses commencèrent à se gâter… Hartley devenait de plus en plus laconique et de plus en plus hargneux. Son orgueil commençait à peser à ses amis. Son attitude parfois était même outrageante avec nous, comme avec Pendji, le chef de nos porteurs.

C’est à ce moment que je commençai à ressentir les premiers symptômes de la fièvre. On décida, vu mon état, d’établir un campement dans la première clairière qui se présenterait à nous.

En faisant halte, les six blancs que nous étions, les cinq Indiens et leur chef, avions tous piètre aspect. Nous étions plongés dans un abîme de fatigue et de désespoir. Pendant cinq jours, nous avions progressé timidement et péniblement dans une lumière verdâtre, poissée de miasmes ; l’humidité nous faisait trembler.

Hartley semblait encore le plus vaillant.

À la réunion du soir, pendant que je grelottais sur ma couche et que les autres discutaient à la lumière blafarde d’une lampe à alcool, je l’entendis élever la voix.

«  Je prends Pendji et deux porteurs, dit-il. Je vais faire encore quelques kilomètres en avant et préparer le prochain campement en attendant que vous soyiez guéri… J’enverrai alors un messager pour vous conduire à moi. Il est inutile de piétiner ici, tous à la fois… »

Un silence s’établit. Dans la figure hâve et tendue de mes compagnons, je lus une grande surprise.

Ils ne comprenaient pas cette façon d’abandonner un malade pour continuer tout seul la route d’investigation. Cela manquait de courtoisie et puis cela ne s’expliquait pas au premier abord. Manuel Longazi fit des objections, mais finalement ce fut l’opinion de Hartley qui prévalut. Les autres n’osaient pas lui refuser cette fantaisie, d’autant plus que j’étais le premier à laisser à Hartley les mains libres.

Le lendemain, pourvu d’eau, de boîtes de conserves, et de deux porteurs chargés de ses bagages, avec Pendji qui marchait en tête, nous le vîmes s’éloigner sans un signe d’adieu.

« Il veut nous éblouir plus tard avec ce qu’il aura trouvé tout seul ! » fit remarquer Bellows en serrant sa ceinture et en affermissant la carabine sur son épaule. Ce qui, de sa part, équivalait à une marque de mépris.

Longazi, qui avait le plus combattu l’idée de Hartley, ne pipait mot. Il avait déjà disparu dans les fourrés à la recherche de cryptogrammes d’une nouvelle espèce.

Deux jours se passèrent pendant lesquels je restai anéanti, acceptant la quinine et les infusions, sans aucun réflexe.

J’étais abattu. La maladie me possédait et je ne pouvais pas me défendre. Je me tournais et me retournais sur ma couchette jusqu’à ce qu’elle devînt une étuve. Mes yeux révulsés ne se détachaient pas de la moustiquaire.

Bellows qui me veillait tout en fourbissant les armes, ne cessait de s’inquiéter et de me demander :

« Johny, pour l’amour de Dieu, dites-moi ce que vous regardez comme ça ?… »

Il suivait la direction de mon regard, écarquillant les yeux, ne voyait rien et se tournant vers moi en hochant la tête. Il s’apitoyait sur moi.

Je croyais voir une bestiole au corps fluet qui faisait des tentatives pour passer à travers le réseau de toile et, dans mon délire, je m’indignais.

« Bellows, disais-je, Bellows, écrasez cette sale bête ; elle va me tomber dans le cou !… »

Lui, bien entendu, me répondait pour me calmer :

« Je l’ai tuée, Johny !… Tiens, regarde !… »

Et il frappait un grand coup de pied par terre.

Quand j’étais plus lucide et qu’il m’estimait apte à l’entendre, Bellows ne cessait de répéter :

« Le départ de Hatley commence à me turlupiner. Son absence se prolonge. Pas de messager… Que lui est-il arrivé ?…

– Laissez faire, laissez faire, » disais-je en levant la main comme pour écarter de moi toute idée pessimiste.

Et je demandais à boire…

Bellows, docile comme une mère, écartait la moustiquaire, me soulevait la tête, et poussait le goulot de la bouteille contre mes lèvres sèches. Et pendant que je couvais ma maladie, les autres, n’oubliant pas leur mission respective, se livraient à leurs travaux avec autant de passion.

Le soir du même jour, je me sentais beaucoup mieux. Ma parole était moins rauque. Je pouvais absorber quelque aliment. Je sortis même hors de la tente. Je m’appuyais sur l’épaule de Bellows, soutenu en outre par Teaders. Nous apercevions, là-haut, la lune qui filait comme une ancre au fond d’un amas de nuages irréels. C’était une lune rouge, ronde, terrible et qui semblait éclairer une autre planète. Un vent tiède lançait sur nous ses rafales et nous écoutions des grondements lointains. Nous restions silencieux, essayant d’en deviner l’origine. Était-ce un volcan, l’électricité de l’air, ou bien quelque manifestation humaine ?…

À cet instant, des cris nous tirèrent de notre rêverie.

C’étaient Nick et Poly, les deux porteurs qui revenaient. Ces Indiens ont tellement été élevés dans le tohu-bohu des danses et des tams-tams, qu’il leur faut toujours s’annoncer par du bruit. Nous ne nous étonnions donc pas.

Bellows me souffla :

« Vieux Johny, voilà des nouvelles de ce cabochard de Hartley !… »

Nous nous réjouissions déjà à l’idée de lever les tentes, de plier bagages et de poursuivre notre marche. Rien n’est plus alarmant que la stagnation dans ce pays !… Pour être fort, pour tenir bon, pour défier les dangers, il faut marcher, marcher !… Car si on laisse ses membres s’ankyloser, quoi qu’on fasse pour se distraire, c’est l’esprit qui se met alors à divaguer…

Les porteurs étaient devant nous. L’effroi ravageait leur figure et ils nous regardaient avec des yeux de chiens battus… Le brasier, qui jetait des lueurs violentes et soudaines, les éclaira. Sur l’épaule de Poly, nous aperçûmes une trace rouge. C’était du sang.

« Que s’est-il passé ? » fîmes-nous tous ensemble.

Nous présagions déjà quelque malheur. Avaient-ils été attaqués par une tribu sauvage, blessés par les sarbacanes ?…

Moi-même, j’imaginais Hartley étendu le long des berges, en train de râler… Ou bien, je croyais voir déjà sa tête cuite dans la cendre et réduite à la grosseur d’un poing… L’angoisse me faisait chanceler. De nouveau, je tremblais sous l’effet d’une commotion nerveuse aussi bien que d’une fièvre pas encore dissipée. Je dus rentrer sous la tente et me rasseoir. Bellows me donna à boire une gorgée de kirsch. Ce fut alors seulement que je me sentis capable d’écouter l’explication des Indiens. Et encore, il fallut donner l’ordre au petit Flampion de cesser son babil, car il n’en finissait plus avec ses exclamations de crainte et de pitié :

« Pauvre Hartley !… Pauvre Pendji !… Pauvre Hartley ! » gémissait-il.

Les deux porteurs nous racontèrent une histoire qui tout d’abord nous remplit d’incrédulité. Il avaient fait des kilomètres à travers la selva, lorsque Pendji et Hartley leur avaient donné ordre de déposer définitivement les caisses. Puis, Hartley leur avait recommandé de s’en aller. Il leur dit qu’ils n’avaient plus besoin d’eux et qu’ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient. Et quand Nick et Poly avaient tourné le dos, éclatèrent des coups de feu…

Ils s’étaient mis à courir comme de beaux diables.

Qui avait tiré sur eux ?… Hartley ?… Pendji ?… Tous les deux ?… Et pourquoi ? Mystère…

Nous restions atterrés ; Bellows paraissait plongé dans de sombres réflexions.

« Il n’y a pas de doute, fit-il remarquer. Pendji et Hartley ont voulu se débarrasser de nos porteurs, après avoir usé de leurs épaules, mais pourquoi ?… C’est pourtant simple, continua-t-il avec ce talent qu’il avait pour la déduction, ils ont voulu nous semer. Qu’est-ce qu’il y a eu de tramé entre Hartley et Pendji ?… »

La réponse était laissée en suspens et le petit Flampion demanda la parole, profitant de l’accalmie générale.

« Voyons, constata-t-il, Pendji a toujours été en mauvais termes avec Hartley. Comment voulez-vous qu’ils se soient mis d’accord pour nous fausser compagnie ?…

– Attendez, dis-je, ce n’était sans doute qu’un trompe-l’œil. Sans cela, je ne vois pas pourquoi Hartley aurait toujours pris la peine d’adresser des remarques désobligeantes à Pendji et de lui donner des ordres contrariants… Ce n’était qu’une manœuvre !…

– Qu’est-ce qui se cache derrière cette manœuvre ? je ne vois pas !… » dit Teaders. Il se grattait le menton jusqu’au sang et pourtant ne trouvait aucune explication valable.

« Moi non plus, je ne vois rien… » fit Bellows.

Nick et Poly tremblaient encore, éreintés par la course et tout émus de l’aventure. C’étaient les Indiens les plus paisibles qu’on eût pu jamais rencontrer et ils avaient été trop surpris par cette brusque agression dans le dos pour se souvenir de la route qu’ils avaient empruntée. Ils avaient pourtant bonne mémoire, ces Indiens…

« Cela importe peu, remarqua Bellows. Nous ne pouvons encore juger si c’est une crise de démence de la part de Hartley, ou bien une trahison… Mais nous devons interrompre là nos études et nous mettre à sa recherche… quand vous serez vraiment guéri, » ajouta-t-il en se tournant vers moi.

Cet incident m’avait donné du poil de la bête, comme on dit, car le lendemain matin, botté et casqué, le revolver au poing, je donnai le signal du départ…

Nous partîmes vers l’Ouest, à la lisière de cette forêt compacte où nous avions vu Hartley disparaître. Nos trois Indiens marquaient de la surprise et de l’appréhension devant l’absence de leur chef, Pendji, et le retour effaré de leurs deux compagnons. Il fallait toute la force de persuasion de Bellows pour leur faire garder le ballot sur l’épaule et les faire aller sans hésitation, en avant…

Nous devions veiller avec une extrême vigilance aux serpents qui surgissaient sous nos bottes… Nos voiles nous protégeaient à peine du vol épais des moustiques qui traînent la mort avec eux. Parfois, nous devions mettre nos canoës à l’eau. Nous défilions devant des paysages féeriques.

Sur les berges, sommeillaient de placides crocodiles et des jacaris aux ébats rageurs.

Il suffisait du bruit des pagaies battant l’eau avec régularité, pour les faire drosser et filer en zig-zag dans l’eau transparente ou les hautes herbes.

Nous avions enfin laissé derrière nous la région de l’immense voûte de verdure… Et nous filions sur l’eau à ciel ouvert. Le silence des terres vierges nous entourait. Le cri de la sauvagine perçait parfois ce silence. Et rien ne bougeait. Tout était calme. Parfois, un grand oiseau descendait vers nous en vol plané et, après deux ou trois cercles autour de l’eau, jouant avec son ombre, il s’en allait d’une brusque virée pour disparaître dans le lointain.

Chaque soir, notre carte se couvrait de traits au crayon…

Bien que les recherches n’eussent encore rien donné, nous suivions la trace des disparus avec passion. Nick et Poly retrouvaient leurs esprits et croyaient reconnaître les lieux qu’ils avaient déjà traversés.

C’est entre les méandres d’un cours d’eau rouge à cause des feuilles qu’il draine, que nous tombâmes sur une étendue désolée. Notre canoë s’échoua dans une sorte de crique où le sable était opalin. Çà et là, se dressaient des ruines. À notre droite, c’étaient de grands blocs de pierre, des terrains rasés… Il fallut remettre le canoë à l’eau et le pousser vers le large. Nous naviguions depuis une heure sans que le spectacle changeât lorsque les deux compagnons de Pendji se dressèrent soudain dans la fragile embarcation, au risque de faire chavirer les armes et les instruments.

Ils s’écrièrent, en proie à des convulsions de joie :

«  C’est là !… C’est là !.. »

Nous débarquâmes et, tout le matériel de nouveau réparti entre nos épaules, nous marchâmes vers l’endroit où devait s’être produite la dramatique séparation. Nous découvrîmes d’abord non sans une grande émotion les deux pioches que Hartley avaient prises lors de son départ. Nous fîmes halte. Le travail fut divisé et nous partîmes chacun de notre côté pour nous réunir au campement…

Ce furent les clameurs de nos paisibles porteurs qui nous apprirent qu’on venait de découvrir quelque chose. Les Indiens approchaient, traînant avec eux un corps inerte dont les bras balançaient à chaque cahot.

C’était le cadavre de Pendji.

Bellows était au comble de la surexcitation.

« Plus de doute, s’écria-t-il, je parie qu’ils ont été attaqués par les Indiens… Vous allez voir la fameuse fléchette à curare… Nos deux imbéciles nous racontaient dans leur panique que Hartley avait tiré sur eux… Non, Johny, non !… Hartley tirait sur ses agresseurs !… Brave Hartley !… Il défendait sa vie et celle de Pendji. Et pendant ce temps, lâchement, sans rien voir, ses deux porteurs fuyaient le combat !… »

Teaders qui avait couru au-devant du corps agitait la tête en signe de négation. Et l’hypothèse de Bellows s’effrita complètement, lorsque nous vîmes de près le corps de ce pauvre Pendji. Une balle l’avait tué.

« Pas de flèche à curare, dis-je. Simplement, le revolver de Hartley !…

– Je comprends de moins en moins, » dit Bellows, abattu.

À peine avait-il prononcé ces mots, que le petit Flampion, courant la veste au vent, venait à nous.

« Des flèches, souffla-t-il, les yeux agrandis. Des flèches… Il y a eu un combat à quelques centaines de mètres d’ici !… Il y a des flèches par terre et fichées dans le tronc des arbres !… »

Pendant plus de deux jours, nous restâmes sur les lieux à chercher mètre par mètre la vérité. Hartley ne fut découvert ni mort, ni vivant. Aucune piste ne nous guidait vers lui !… Si ; nous tombâmes sur une importante excavation au milieu des ruines. Sans nul doute, la terre était fraîchement remuée. Là, avaient dû travailler les pioches que Hartley avaient emportées…

Bellows, après maintes observations à la loupe, conclut qu’on avait extrait de là ou bien une caisse assez petite, mais solide, ou bien autre chose.

« Quoi ? demanda Teaders avec ironie. Une dent de plésiosaure momifiée ?…

– Non. De l’or. De l’or en paillettes ou en barre… Rien de moins… »

Nous regardions Bellows à ce moment comme on regarde un suspect. Est-ce que la disparition de Hartley et l’énigme que soulevait cette disparition, ne lui auraient pas dérangé la cervelle ?

Bellows ne baissa pas les yeux.

« Il y avait de l’or là-dedans, dit-il, et je recommence à reconstituer l’affaire. Hartley apprend sans doute par Pendji ou d’une autre façon qu’il y a de l’or de ce côté-là. Au fait, c’est par Pendji qu’il a dû apprendre cela. Il nous abandonne de crainte de partager avec nous, ou bien d’être volé. La mission scientifique devient pour lui un simple coup de fortune… Je comprends maintenant pourquoi il passait des nuits blanches à fumer, à dessiner, à s’agiter dans la tente… Il mûrissait son projet. Il part donc… Il arrive là… Il affole ses deux porteurs en tirant quelques coups de feu. Aidé de Pendji et grâce à ses indications, il met de l’or à jour… Ensuite… Vous connaissez la suite…

– Oui, dis-je d’une voix morne, il tue Pendji. Acte irréfléchi, surexcitation provoquée par la vue du trésor…

– Non… Crime… Crime, tout simplement, fit Bellows en m’interrompant. Puisque Pendji l’a emmené jusqu’ici, c’est qu’il savait la valeur de sa découverte et qu’il en attendait une récompense… ou même un partage… Hartley s’en débarrasse promptement et pour toujours…

– Une seule chose que je ne comprends pas, remarqua Teaders. Il y a eu un combat à la sarbacane pas loin d’ici. Nous en sommes d’accord. Était-ce simplement jour de grandes manœuvres chez ces aborigènes ou bien une attaque contre Hartley ?…

– Je réserve mon jugement, » dit Bellows.

Et ce jour-là nous n’en sûmes pas plus.

Après avoir piétiné encore sur les lieux du drame pendant quelque temps, nous décidâmes de continuer l’exploration. Nous n’avions plus rien à chercher dans ces parages.

Bellows, dans son journal de route, nota :

« 2 juin 19… Quittons les ruines. Pas de traces de Hartley… A disparu avec ce qu’il a trouvé dans les entrailles de la terre. Est-il vivant ?… Il y a des chances pour qu’il ait rejoint une contrée civilisée. À moins qu’il soit aux mains des Nhambiquaras, dont il sait si bien le langage.

Et encore, il est si malin qu’il ne risque rien. Nous laissons à l’aube ce désert de pierres dont les fourmis et les araignées ont fait leur paradis. Si nous laissons derrière nous la tombe de Pendji, qui fera justice ?… »

Nous faisons un pas de plus dans l’inconnu. C’est la selva. À perte de vue, ce n’est qu’une mêlée furieuse… Les arbres se cognent aux arbres. Pas de piste frayée. Des sentes, des passages souterrains…

Dans ces niches de verdure, des carnassiers prompts à la détente, guettent les bruits.

Monté sur une éminence, Bellows. bras tendus, jumelles aux yeux, regardait. Il paraissait perplexe. Quand il descendit, sa voix était plus grave.

« Il y a un village là-bas, » dit-il.

Il allongea la main dans la direction du sud.

« Eh bien ! nous y allons tout droit, dis-je.

– Oui, fit Bellows, je n’oublie pas que nous sommes venus pour étudier une race… Nous devons faire des mensurations, prendre des croquis, approcher les sauvages, déterminer la forme de leur crâne, constater si oui ou non, cette race est asiatique… »

Puis, il s’arrêta, réfléchit un moment et dit :

« John, vous avez fait souvent ce que vous vouliez. Pour une fois, faites-moi plaisir, laissons à plus tard l’étude de ces Indiens. Entrons dans cette selva… Prospectons de ce côté… Peut-être que… »

Je devinai sa pensée et je cédai à ses instances, tout en me disant que Hartley n’était certainement pas caché dans cet enfer.

En effet, ce fut un passage du ciel à l’enfer.

On avançait là-dedans comme dans une mine, avec, dans les poumons, l’odeur putride des feuillages mouillés qui couvraient le sol. Car le jour n’entrait ici qu’à peine…

Nous avions fait quelques pas lorsqu’un coup de tonnerre nous fit sursauter. Avant même d’avoir eu le temps de comprendre que l’orage mettait ses batteries en ligne, nous entendîmes les grosses gouttes chaudes crépiter sur les feuilles au-dessus de nos têtes. Nous étions près de grands mélèzes. Et plus loin, dépassant les autres arbres, se dressait un fromager séculaire. Nous nous approchâmes…

Le tronc de l’arbre géant était creusé à la base. L’excavation permettait à plusieurs personnes d’entrer pour se mettre à l’abri là-dedans. L’arbre était creusé profondément.

Le petit Flampion marchait en tête.

Je revois la scène, vivante après tant d’années, comme si elle était de cette minute.

Le petit Flampion lève le pied pour entrer là-dedans lorsqu’il pousse un cri horrible.

La pluie tombe à torrents. Nous nous approchons en pataugeant dans le marécage.

« Bonté divine !… Bonté divine !… » susurre le petit Flampion, tout pâle. Teaders, Longuzi, Bellows et moi, sommes autour de lui, et ce que nous voyons alors nous pétrifie.

L’intérieur de ce fromager était tapissé de verdures. Elles pendaient de partout. Mais ce qu’il y avait surtout là-dedans, c’étaient des lianes… Des lianes et des lianes !… Elles branlaient doucement… C’était une plante tropicale, un prodige d’outre-monde… Les lianes, avec des rameaux bifurqués, flexibles, oscillaient, frôlaient, se dérobaient à la prise, élastiques, vivantes… Au bout de la liane, une fleur jaune… Dans cette orgie, un corps à demi fléchi, genou contre genou… Des yeux révulsés, un visage exsangue… Dieu du ciel !… Ce visage était celui de Hartley… L’étreinte végétale le maintenait, comme la ficelle maintient la marionnette qui salue son public avant de disparaître.

« Bonté divine, pleurnichait Flampion, le météorologue. Hartley est mort, mort étouffé… »

Les lianes s’enroulaient autour de son corps, autour de ses bras, autour de son buste, aux poignets, aux oreilles, aux doigts de la main… Partout, la liane remuait doucement, serrait étroitement sa proie. Et la petite fleur jaune, oscillait, dérisoire…

Nous ne sentions plus rien. Nous étions hors de la pluie et de la selva… Nous étions devant un mystère de plus… Aux pieds de Hartley, en braquant la lampe, nous vîmes le coupe-coupe impuissant. Quelle agonie avait vue ce tronc d’arbre ?…

Ce n’est qu’en dernier lieu que nous distinguâmes, dans un vide, une caisse cerclée de fer.

Voici ce que l’on trouve à la date du 5 juin dans le journal de Bob Bellows :

« Harley est mort d’une mort affreuse !… En même temps, la science botanique s’enrichit d’une découverte extraordinaire. De même qu’il existe déjà des espèces végétales connues et qui ont tout de même des accointances avec le règne animal, il y a, aux abords du rio Furjha, un arbre, un fromager… Il renferme des lianes d’une espèce quasi inconnue…

Ces plantes sont douées de vie… Elles ne se contentent pas de naître, de vivre et de mourir… Non, leur rôle va plus loin… Aussitôt qu’elles touchent quelque chose, elles se mettent en branle, elles s’enroulent, elles se ramifient, elles avancent, elles reculent, elles serrent, elles serrent

Celui qui est pris là-dedans est perdu… Le coupe-coupe, aussi vite qu’il aille, est impuissant à résister à la fois de tous les côtés à la montée des lanières.

Nous avons reconstitué la mort de Hartley. Il fuyait sans doute pour échapper à une volée de flèches empoisonnées… Il entre là-dedans. Il s’aperçoit avec épouvante de ce qui se passe… Combien de temps a-t-il lutté avant de périr sous cette étreinte, combien de temps a-t-il hurlé contre cette force inconnue qui le serrait, le serrait… Il pouvait se débattre, mordre, pleurer !…

Les Indiens connaissent-ils cette plante étrange qui non seulement chevauche sur le règne animal, mais en doit faire partie ?… Sans doute !… Peut-être est-ce pour cette raison que Hartley n’a pas été poursuivi plus loin ?… »

Il fallut abandonner Hartley à son destin…

Sa cassette put être tirée hors de l’enclave. Bellows avait raison. Il y avait effectivement de l’or !…

Cet or ne nous porta pas bonheur !…

Le canoë de Teaders et Flampion coula dans un rapide. Ce fut une chute verticale de cinquante mètres dans le rugissement des eaux… Nos deux compagnons, la fortune due à Hartley, des instruments de précision, disparurent dans cet accident… Sans compter une collection de fétiches recueillis chez les Niam-Niam… et des cartes inestimables…

Hélas ! Il était dit que nous paierons, de notre sang, notre témérité…

Longazi, qui avait eu un œil crevé par une flèche, Bellows et moi, arrivâmes à Lima après un an et demi d’investigations.

Nous étions presque dans le même état que ces ancêtres qui sont sous verre au muséum, à côté de quelques-unes de nos trouvailles… Nous ramenions avec des nous des lambeaux de vêtements, des reliques, des carnets de notes, et un cerveau accablé…

Et aussi un cauchemar !…

L’aventure de notre ami Hartley… Plus terrible que celle de Teaders et de Flampion… Car lui, c’était la selva qui l’avait eu… Elle ne l’avait pas lâché… Elle lui avait fait payer son orgueil !…

C’est à croire, puisque mon ami Bellows veut trouver une explication à tout, c’est à croire que la selva possède une justice bien à elle…
 

FIN

 
 

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(1) Grandes forêts de l’Amérique du sud.
 

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(Sylvain Reiner, in Le Journal, n° 17950, 17951, 17953 et 17954, mardi 30 et mercredi 31 décembre 1941, vendredi 2 et samedi 3 janvier 1942 ; Guillermo Meza, « 12 A M., » huile sur toile, 1950. Pour cette nouvelle d’horreur végétale, Sylvain Reiner semble s’être inspiré de « Aïa, charmeuse de lianes » de Robert Destez, déjà publié sur ce site. Le lecteur ne manquera pas de relever quelques curieuses similitudes entre les deux textes, à commencer par le nom du protagoniste principal, William Hartley…)