« Qu’est-ce que Monsieur voudrait manger à midi ?

– Dame, je n’en sais rien, moi. Vous me demandez toujours ça ! Je ne sais pas. »

Le professeur Beaunier, médecin en chef des hôpitaux, membre de l’Académie de médecine, était debout dans son antichambre, le chapeau sur la tête, la canne en main, et tendait complaisamment le dos à Marion, sa vieille cuisinière, qui donnait au pardessus de son maître le dernier coup de brosse. Il y eut un silence ; on n’entendait que le va-et-vient rapide des crins sur l’étoffe. Marion retournait dans sa tête des projets de menus. M. Beaunier pensait à ses malades. Habitué à cette traditionnelle question de chaque matin, il n’y prêtait plus la moindre attention, lâchait comme machinalement la même réponse, toujours. Ces détails de cuisine l’importunaient ; vainement il avait prié sa servante d’épargner sa salive, de lui faire grâce de cette inutile interrogation, mais celle-ci considérait comme son devoir, avant d’allumer ses fourneaux, de consulter les goûts de son maître et, tenace, persistait dans son agaçante manie. M. Beaunier, de son côté, estimait qu’il appartient plutôt au ventre qu’à la tête de résoudre ces questions de mangeaille, et son estomac, bien garni de quelques tartines grillées et d’un grand bol de chocolat, s’écœurait à la perspective de victuailles à engloutir. Le moment était mal choisi. Que diable pouvait réclamer son appétit satisfait, sinon la paix, inséparable compagne des digestions heureuses ! Non, décidément non, à cette heure-là, l’évocation de mets mitonnant au creux des casseroles en un grésillement grassouillet de beurre ou de saindoux n’avait rien qui pût le séduire ; elle n’éveillait en son âme d’homme copieusement lesté qu’indifférence et dégoût. Mais allez donc faire comprendre cela à une femme dont la vie se passe en cuisine, qui ne connaît d’autre encens que le fumet des sauces, d’autre évangile que le Manuel de la parfaite cuisinière !

« Voilà ! Maintenant, Monsieur est propre, Monsieur peut sortir, dit Marion en examinant son maître de la coiffure aux souliers. Monsieur ne sait toujours pas ?…

– …

– Que dirait Monsieur d’une petite cervelle ? Vous aimez bien ça, je crois, et puis ça contient du phosphore, m’avez-vous dit souvent ; et Monsieur travaille tant de ces moments-ci, Monsieur a besoin de nourrir sa substance grise. »

Marion avait de la médecine. Ayant fait siens quelques aphorismes sur la chimie alimentaire magistralement formulés aux minutes de bonne humeur par M. Beaunier, elle agrémentait ses propos de ces pointes scientifiques, ainsi qu’elle piquait ses viandes de lardons.

« Eh bien ! c’est ça ; va pour une cervelle, déclara le professeur, enchanté d’être débarrassé de son tourment quotidien. Au revoir, Marion.

– Au revoir, Monsieur. »

Le professeur habitait une vieille maison en face de son hôpital ; il n’avait que la rue à traverser pour aller voir ses malades. Ce matin-là, ayant séance à l’Académie, il avait chargé son adjoint de faire la visite en son lieu et place : il s’achemina donc à petits pas vers le docte monument.

Restée seule, Marion regagna son fourneau, lava la vaisselle du petit déjeuner, éplucha des légumes. Elle s’apprêtait à mettre un tablier propre pour se rendre au marché lorsqu’un coup de sonnette l’appela à la porte ; elle ouvrit. Un jeune homme, à barbe noire, en longue blouse blanche maculée de taches sanguinolentes, lui tendit un paquet enveloppé d’un papier huilé.

« Pour M. le professeur Beaunier, » fit-il.

Et, après avoir salué fort courtoisement, il s’en alla. Marion déplia le paquet.

« Une cervelle ! s’exclama-t-elle. Brave Monsieur, tout de même. C’est bien de ses attentions, ça : il aura passé chez le boucher lui-même en personne pour m’éviter la peine de descendre, sachant que j’ai les jambes pourries de rhumatisme… »

Elle alla sur l’évier, tourna le robinet et lava à grande eau, au-dessus d’une terrine, le fin morceau destiné au déjeuner de son maître. Elle monologuait, maniant entre ses gros doigts cette chair pâteuse et grise, tirant les fibres une à une : « Ces savants, on les croirait toujours dans les nuages, mais c’est plus malin qu’on ne pense. Ça sait acheter ! Regardez-moi ça. Ah ! il ne s’est pas fait voler ! Est-elle lourde, et belle, et fraîche ! Je ne l’aurais pas mieux choisie moi-même. » Et elle s’absorba dans la confection d’une exquise sauce beurre et persil.

À midi juste, le professeur rentra. Il avait l’air absorbé, l’esprit ailleurs, ruminant sans doute les graves questions agitées le matin au sein de l’illustre assemblée. Marion, vivant depuis quinze ans aux côtés du célibataire endurci qu’était M. Beaunier, avait appris, à coups de rebuffades, à respecter ses silences. Elle le servit donc sans le moindre bruit, marchant sur la pointe de ses chaussons feutrés par crainte de troubler cette auguste méditation. Il mangea de bon appétit, machinalement, comme il avait coutume en de tels moments, sans honorer de son attention les mets qu’il portait à sa bouche. Il avala la cervelle. Marion la vit disparaître avec regret sans qu’il accompagnât sa déglutition d’un de ces brusques compliments, qui lui allaient droit à l’âme.

« C’était bien la peine de tant me décarcasser pour lui faire quelque chose de bon, » grommela-t-elle en regagnant sa cuisine.

Après le dessert, M. Beaunier alluma un cigare, puis passa dans son cabinet. II demeura songeur quelques instants, puis, soudain, secoué dans sa rêverie par la précision aiguë de quelque souvenir, il se leva, s’approcha du téléphone et, décrochant le récepteur :

« Allô ! Allô ! fit-il.

– …

– C’est vous, Durand ?

– …

– Eh bien ! Le numéro 42, vous savez, la petite femme à la congestion cérébrale, le cas que je vous avais prié de suivre tout particulièrement ?

– …

– Décédée ? Ah ! je m’en doutais, c’était prévu… Quand ?… Ce matin, à dix heures… Eh bien ! mais, dites donc, vous avez oublié ma recommandation expresse, c’est agaçant… C’était un corps non réclamé, n’est-ce pas ?… Bien : je vous avais dit de me le faire transporter sans délai à l’amphithéâtre et de m’envoyer son encéphale immédiatement après décès ; très intéressant à étudier, cet encéphale.

– … 

– Non… non, je vous répète, je n’ai rien vu, on ne m’a rien remis ici… hein ?… Vous êtes sûr, absolument sûr ?… Le prosecteur lui-même l’aurait apporté chez moi ? Bon, bien, merci ; je vais m’inquiéter de cela… Au revoir. »

M. Beaunier raccrocha le récepteur.

« Marion ! » appela-t-il.

La cuisinière parut.

« Est-ce que personne n’est venu vous remettre un petit paquet pour moi ?

– Non, Monsieur, personne… Je n’ai vu que le boucher, un grand jeune homme à barbe noire avec un tablier blanc tout sale, celui que vous m’avez envoyé porter la cervelle que vous avez achetée… »

Le médecin devint livide. En son estomac, une boule se nouait, gonflait, montait, l’étouffait. Sans dire un mot, sans proférer un cri, il retomba sur son fauteuil, ferma les yeux, puis s’évanouit…

M. le professeur Beaunier venait de manger à déjeuner, au beurre et au persil, l’encéphale du 42.
 
 

 

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(Charles Robert-Dumas, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-deuxième année, n° 1067, jeudi 7 septembre 1911 ; gravure sur bois extraite de l’ouvrage d’Andreas Vesalius, De Humani Corporis Fabrica, 1543)