Ces gens de la côte orientale de Java, où j’ai installé ma première factorerie, voici maintenant plus de trente ans, – c’était avant qu’on se mît à planter des hévéas pour le caoutchouc, les choses ont beaucoup changé depuis, – ce n’était pas des barbares. Ou bien, si vous voulez, c’était des barbares magnifiques. Pieds nus, mais de si beaux turbans rouges sur leur tête ! Sur les reins, des sarongs multicolores, dont les Européens paieraient un seul deux ou trois mille francs, aujourd’hui que la mode s’est jetée dessus. Et leurs étroites vestes blanches, toutes brodées ! Et l’éclat de leurs bracelets d’or, des poignées ajourées de leur kriss – ces longs couteaux, vous savez, aux lames d’acier lumineuses comme un éclair d’orage et zigzaguant comme un éclair – et des crosses de leurs longs fusils, tout orfévrées, serties de pierres fines ! Avec ça, des yeux forts, audacieux, des yeux de guerrier. Et des manières de gentilhomme, qui sait qu’on ne doit pas hausser la voix pour dire les choses…
Je parle des chefs, bien entendu, et de leur suite. Mais ce n’est guère qu’avec eux que j’avais à traiter les affaires. Pourtant, leurs sujets ne différaient, après tout, que par le costume – ils allaient presque nus – et par l’habitude d’obéir. C’étaient des hommes de la forêt, bien bâtis, bons chasseurs, et courageux. Du moins le jour. La nuit, c’était une autre affaire ; la nuit appartient aux morts, aux ancêtres morts, mais qui vivent toujours, – quelquefois même sous leur forme de vivants, – et à d’autres créatures fantastiques encore, ni homme, ni bête, ou tous les deux ensemble.
Les chefs m’en avaient donné deux cents, de ces coolies, pour ma plantation de café, car je « faisais » aussi du café.
Mais Matara ne ressemblait ni aux chefs, ni à ces coolies. Matara, c’était mon interprète, et en même temps quelque chose de plus qu’un contremaître, presque un régisseur. Il était entièrement vêtu à l’européenne ; comme moi, – sauf pour le turban qu’il n’aurait pas voulu abandonner pour un empire, étant bon musulman, – d’un veston et d’une culotte, khaki, les jambes dans des leggings de cuir. Il parlait l’anglais et le hollandais sans accent, il avait été employé à Batavia dans je ne sais quel bureau du gouvernement. Il était abonné à un journal hollandais, le lisait quotidiennement, aimant à parler de politique locale et même étrangère. Du reste, très raisonnablement. Enfin, tellement civilisé qu’un dentiste de Batavia lui avait posé un « bridge » pour remplacer deux incisives qui lui manquaient à la mâchoire supérieure. Un bridge appuyé sur une dent d’or, dont il tirait orgueil pour lui, et respect de la population. Mes coolies l’appelaient « Matara-Dent-d’Or. »
Je vous dis que je le considérais presque comme un Européen. J’étais le seul blanc sur la côte, à vingt-cinq milles à droite et à gauche, et je causais avec lui comme avec un Européen. J’avais fini par oublier la couleur de sa peau, à peine plus bistrée que la mienne. Du reste, il était intelligent ; très intelligent, je vous assure. Parfois, il me disait : « Sur telle chose, nous ne pensons pas comme vous. Mais je vous comprends… » Et ses paroles me prouvaient qu’il avait compris.
Il ne vivait pas dans une case, mais dans une maison, bâtie à la hollandaise, avec une pièce au moins meublée à l’européenne. J’ai souvent dîné chez lui – ça lui faisait plaisir de me voir accepter ses invitations – et il avait appris à sa femme à faire une cuisine relativement européenne. Sa femme s’appelait Diamélen. C’était une jolie Malaise, et racée : le visage fin, délicat, des mains et des pieds d’enfant de dix ans.
Mais un jour que j’allais dîner chez lui, Diamélen m’arrêta à la porte.
« Malade, me dit-elle.. Lui, Matara, malade ! »
Elle semblait vouloir m’écarter. Moi, j’avais de la sympathie, même de l’amitié, pour Matara. J’entrai malgré elle. Je trouvai Matara couché sur une natte, dans une chambre qui n’avait rien que d’indigène, celle-là. Il grelottait à faire trembler le plancher. Je levai la couverture. Il était tout nu, là-dessous, et ce qui m’étonna, ce fut de lui voir une enflure, ou plutôt des espèces de gonflements qui palpitaient, aux coudes, aux genoux, aux reins. Ça, c’étaient des symptômes inconnus de moi. Il avait la fièvre, évidemment, une grosse fièvre ; mais je n’avais jamais vu de fièvre accompagnée de ces signes-là. Je posai très doucement la main sur une de ces enflures, celle d’un des coudes. Il poussa un cri de douleur. Du reste, il ne me reconnut pas. Ses yeux étaient égarés, vides. Il était comme en transe.
Je sortis. Je revins avec de la quinine. Diamélen prit les cachets et me reconduisit sans un mot. Elle avait l’air très pressée de se débarrasser de moi.
Je revins le lendemain, vers midi, après ma tournée dans la plantation.
« Fini ! me dit Diamélen. C’est fini ! »
… Matara dormait. Même, il ronflait en dormant. Ses gencives, bizarrement retroussées, montraient sa dent d’or.
Je vis les cachets de quinine dans la première pièce, intacts.
Ce jour-là, dans l’après-midi, je reçus, à la factorerie, la visite d’Arsatt, le chef du canton. Je vous ai dit les grandes manières de ces gens-là. Polis, réservés, un peu hautains. Il me demanda si tout allait bien chez moi. Par simple courtoisie, j’en suis persuadé.
« Tout va bien, répondis-je… Matara a été malade. Une fièvre singulière, mais il est guéri à l’heure qu’il est… »
Je décrivis les symptômes peu habituels qui avaient accompagné cette fièvre. Ça eut l’air d’intéresser singulièrement Arsatt. Mais il ne broncha pas.
« Autrement ?… fit-il.
– Autrement, rien… Ah ! si… Il me manque un veau. Tué par un tigre, je suppose. Mais il a dû être dérangé dans son repas. Je l’ai retrouvé presque entier, le veau, mais griffé, déchiré, la gorge ouverte. Le tigre n’a eu le temps que de le saigner, sans doute. »
Arsatt n’ajouta pas un mot là-dessus. Il parla d’autre chose et puis s’en alla…
Je revis Matara dans l’après-midi. Il était debout, mais tout courbatu comme s’il avait fourni une longue course. Je lui appris qu’il y aurait désormais un veau de moins à l’étable. C’était embêtant : les plantations de caféiers, ça exige beaucoup de fumier ; on élève du bétail pour ça. Mais le bétail, ça attire les tigres. C’est ce que je dis à Matara.
« Il faudra établer les bêtes tous les soirs, » conclut-il, tranquillement.
De son côté, Arsatt avait donné l’ordre à tous ses administrés de fermer bien soigneusement leur case la nuit, et surtout de bien veiller sur leurs enfants. Ça me parut une précaution exagérée : les tigres n’entrent pas dans les cases. Ils sont trop méfiants pour ça, ils ont peur de l’homme et ne l’attaquent jamais que par derrière ; ils n’aiment pas l’odeur de leur habitation. C’est ce que je fis remarquer à Arsatt.
« Ce tigre-là, me répondit-il, n’est pas comme les autres. »
Il devait avoir raison, car de nouveau une de mes génisses fut saignée de la même façon que la première fois, et cela dans l’étable même. Et puis, ce fut un enfant qui disparut, et un autre, et un autre ! Sept en l’espace de trois mois. Il y en eut trois qu’on retrouva, égorgés, dans la forêt. Des autres, pas de traces.
Le pauvre Matara ne sortait plus de chez lui. Presque chaque jour, il avait la fièvre, souvent même avec ces mêmes symptômes qui me déroutaient. Et quand l’accès était passé, il se traînait dans sa maison, les os rompus, l’échine courbée. Même, parfois, il n’arrivait pas à se lever. Il marchait à quatre pattes.
Ce qui m’étonnait, c’est qu’Arsatt ne parlait pas du tout de faire une battue au tigre, avec l’aide de ses sujets, comme il est d’usage en pareil cas, ni d’aller le tuer à l’affût, tout seul ou avec moi, – ce que je lui proposai, – en attachant une chèvre vivante à un piquet comme appât.
« Ce tigre-là connaît la ruse, répliqua-t-il. Ce n’est pas la peine, il ne viendra pas.
– Eh bien, j’irai tout seul ! Ce sera bien le diable si je ne le rencontre pas, à la fin !
– Ne fais pas ça ! Par Allah le miséricordieux, ne fais pas ça !
– Pourquoi ? »
Il garda le silence.
*
Je veillai douze ou quinze nuits de suite, à des heures différentes. Et voilà qu’une fois, je le vis, le tigre. Juste à la sortie de la plantation, se dirigeant vers le village – plus exactement courant en ligne droite entre mon « compound, » près de la maison de Matara, et le village. Je pus lui envoyer deux balles de Winchester à trente mètres, par clair de lune ; deux balles qui ne manquèrent pas leur but, l’une qui lui cassa une cuisse, l’autre qui lui traversa les vertèbres du cou. J’attendis encore une heure, puis j’allai voir. Il était mort. Encore chaud, mais mort. Je le laissai là, et fus me coucher.
Le lendemain, je prévins Arsatt :
« J’ai tué le tigre. Viens voir !
– Oh ! fit-il avec un geste épouvanté. C’est toi qui l’as tué. Non pas moi, ni aucun de mes hommes !
– Mais non, naturellement, moi tout seul. »
Il m’accompagna. Le tigre était toujours à la même place, raide et froid maintenant.
« Il a cinq griffes à chaque patte, fit Arsatt. Vois !
– Oui, je vois. Les tigres n’en ont que quatre, ordinairement. C’est drôle. Mais qu’est-ce que ça fait ? »
Arsatt lui ouvrit la gueule.
« Il a une dent d’or, regarde ! »
Ça, je n’avais jamais vu encore de tigre avec une dent d’or, une longue incisive tout en or, lui sortant des gencives ; ça n’était pas ordinaire.
« Matara est mort ! annonça gravement Arsatt.
– Tu dis ?
– Il est mort !
– De toutes les imbécillités !…
– Allons chez lui ! »
Matara était sur sa natte. Raide et froid, lui aussi. Sa dent d’or scintillait entre ses lèvres. Diamélen était accroupie à ses pieds. Elle s’écria :
« On l’a tué cette nuit ! J’ai entendu deux coups de feu. Il était sur sa natte ; il a porté la main à sa cuisse et à son cou, et il est mort ! »
Il n’y avait pourtant aucune blessure visible à cette cuisse et à ce cou ! Elle continua :
« On savait bien pourtant que c’était un homme, et non pas un tigre ! Qui l’a tué ? »
Arsatt leva les bras. Ce n’était pas lui, non ; ce n’était pas lui, ni aucun de ses gens !
J’ai dû vendre la factorerie, la plantation ; mes deux cents coolies avaient filé ! On ne voulait plus rien me vendre, ni m’acheter. J’ai dû aller tout recommencer de l’autre côté de l’eau, dans les Straits Settlements.
Vous dites que c’est une histoire absurde, que j’ai eu la berlue, que je suis devenu bête, superstitieux comme un Malais, qu’un homme, mort ou vivant, ne peut pas être en même temps un homme et un tigre, avec la même dent d’or ? Moi, je vous dis ce qui est arrivé ! Ne me croyez pas, si vous voulez.
J’ai causé avec Arsatt après l’affaire. Il m’a dit qu’il ne m’avait rien dit, parce que je ne l’aurais pas cru. Il paraît qu’on ne doit jamais tuer les hommes-tigres, parce que ce n’est pas leur faute s’ils deviennent tigres en restant hommes. Il suffit d’avoir couché avec un homme-tigre, ou mangé au même plat que lui, sans le savoir. Une espèce de contagion, quoi !

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(Pierre Mille, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, quatrième année, n° 168, jeudi 2 juin 1927 ; William Huggins, « Tiger’s Head, » huile sur toile, 1838 ; Herbert Thomas Dicksee, « Tiger, » eau-forte, 1915)
☞ Cette nouvelle a été traduite en italien, sous le titre : « I due Matara, » dans la revue Le Grandi Firme du 15 juillet 1929.
I DUE MATARA
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(Pierre Mille, traduit par Giuseppe Faraci, in Le Grandi Firme, sixième année, n° 122, 15 juillet 1929)






