Seuls certains biographes peu dignes de foi ont pu prétendre après coup et dans une évidente intention de flagornerie que la venue parmi nous d’Archibald-Walter-Jeremy Turrick avait été annoncée par quelques-uns de ces phénomènes surnaturels qui précèdent parfois l’apparition des prophètes et des messies. Contrairement à ce qui a été dit de la sorte, il n’y eut alors aucun signe dans le ciel non plus que sur la terre.
L’unique fait méritant à cet égard d’être signalé est une hausse de quelques points marquée à Wall Street, peu de jours avant l’événement, par la Michigan Preservated Trustee, la Metallurgic Standard, l’Olympic Californian Oleum et différentes autres entreprises industrielles ou commerciales dont les actions appartenaient en majorité à M. Barber-H. Turrick, père de l’enfant attendu. Encore est-il raisonnable de voir dans ce léger boom beaucoup moins une intervention de l’au-delà que le simple cadeau de bienvenue gracieusement fait par le marché des valeurs à l’homme appelé à en devenir le principal client et fournisseur.
La naissance d’Archibald eut donc lieu simplement, selon les méthodes en vérité assez grossières voulues par la Nature et que nul, jusqu’ici, n’a pu venir à bout d’améliorer de façon notable. Au chevet de l’accouchée, c’est à peine si l’on pouvait compter six médecins experts en gynécologie, douze sages-femmes plusieurs fois diplômées et un quarteron d’infirmières, soit au total le strict minimum de ce qui doit être prévu pour présider à l’entrée dans le monde d’un petit milliardaire.
Un grand concours public pour le recrutement des nourrices avait en outre été organisé dans les semaines qui s’écoulèrent avant la délivrance de Mrs B.-H. Turrick. Des cent vingt mille jeunes mères ayant posé leur candidature, huit seulement furent retenues, tant pour l’abondance et la qualité de leur lait que pour la pureté de leurs mœurs et le loyalisme politique dont elles avaient toujours fait preuve. La plus méritante reçut la dignité de Première Nurse ; les trois suivantes, par ordre d’admission, furent nommées suppléantes, tandis que les quatre dernières devaient se contenter du titre d’auxiliaires.
Malheureusement, cédant aux offres magnifiques d’un grand metteur en scène alléché par la publicité faite autour de cette personne désormais célèbre, la Première Nourrice résigna bientôt ses fonctions pour aborder la carrière de l’écran, où elle remporta les plus brillants succès dans les rôles de « vamps. » Un mouvement administratif promptement ordonné arrangea néanmoins les choses, la première des suppléantes accédant d’emblée au titre suprême, chacun des autres s’élevant d’une classe dans son emploi.
On trouve peu de faits à relater durant la prime jeunesse d’Archibald, plus familièrement appelé Archie par ses proches. Il eut sa première dent à sept mois et, à trois ans et demi, sa première voiture de course. Les meilleurs professeurs in the world lui inculquèrent sans trop de peine tout ce que doit savoir un homme de sa condition, soit les règles du football et du cricket, la boxe et les sciences naturelles, l’histoire et la technique la plus efficace pour bluffer au poker. Entre temps, il visita les différents pays du monde, ce qui lui valut la surprise de constater qu’ils sont tous pareils puisque l’on est sûr de retrouver, sous toutes les latitudes, les mêmes palaces, les mêmes links de golf, et que partout la tenue des indigènes comporte la robe du soir pour les dames, le smoking ou l’habit pour les hommes.
À quinze ans, Archibald devint orphelin, son père et sa mère ayant trouvé la mort dans l’incompréhensible accident survenu à leur avion personnel, qui était pourtant le plus confortable et le plus sûr des engins de tourisme alors connus. Pour pénible qu’elle fût, cette perte ne devait au surplus exercer aucune influence fâcheuse sur la fortune du jeune homme, ses comptes en banques continuant de grossir d’eux-mêmes par une sorte d’automatisme analogue au phénomène par quoi est assurée la prolifération des cellules dans un organisme vivant.
Ajoutons que, pour fêter le seizième anniversaire de sa naissance, Archie se vit nommé docteur honoris causa de nombreuses universités étrangères et colonel dans l’armée yankee.
Peu de temps après, mais sans qu’il soit possible de relever entre ces événements d’ordre différent aucun lien de cause à effet, on observait en lui les premières atteintes de la singulière affection qui devait par la suite immortaliser son nom et lui assurer une place à part dans l’humanité. Il s’agissait, au premier examen, d’un affaiblissement anormal des fonctions du cœur.
« Un peu de fatigue ; ce ne sera rien, » déclara tout d’abord le professeur Smithson, qui tenait auprès du jeune malade le rôle glorieux de médecin ordinaire.
Des doutes lui ayant toutefois été imposés quant à l’exactitude de ce diagnostic, il appelait bientôt en consultation un certain nombre de confrères rendus célèbres par leurs travaux cardiologiques.
« Ce n’est rien ! » dit à son tour chacun de ces grands maîtres.
Malgré cela, le mal empirait. Les battements du cœur devenaient de plus en plus faibles, de plus en plus espacés.
« Messieurs, nous sommes en présence d’une paralysie, » dit alors avec autorité, le professeur Curtiss, de Chicago.
Avec non moins d’autorité, le professeur Boldwin, de Boston, contesta cette opinion.
« Des paralysies, j’en ai vu beaucoup, au cours de ma carrière, mais aucune de ce genre, » déclara-t-il.
Les autres non plus n’avaient jamais vu ça. Peut-être, cependant, se trouvait-il, par le monde, quelques praticiens mieux renseignés. Dans cette extrémité s’élança sur les ondes radiophoniques un S. O. S. dont s’émurent aussitôt tous les milieux scientifiques des cinq continents. De Paris, de Berlin, de Londres, de Rome, de Tokyo, de Melbourne, accoururent en telle quantité des guérisseurs diplômés que leur assemblée ressembla beaucoup moins à une simple consultation qu’à quelque congrès international de la médecine.
Après des échanges de vues nécessitant l’intervention de nombreux interprètes, il y eut unanimité pour reconnaître que l’on avait à combattre une maladie nouvelle, complètement inconnue jusque-là, et qu’il convenait en conséquence de baptiser au plus vite. Puisque le viscère défaillant paraissait s’endormir peu à peu, l’un des congressistes, représentant avec éclat la médecine ottomane, proposa d’appeler poétiquement cette affection « sommeil du cœur, » ce à quoi les autres sommités accédèrent sans trop de peine, mais à la condition que l’appellation, trop vulgaire à leur gré, fût traduite en grec selon l’usage observé de tout temps en pareil cas. Le sommeil du cœur devint donc, pour les initiés, hypnocardite.
Par ailleurs, le professeur Smithson ayant été le premier à traiter le mal nouveau-né, on donna en outre à celui-ci le nom supplémentaire de « maladie de Smithson, » ce dont ce savant tira un légitime surcroît de gloire pour tripler désormais en toute circonstance le chiffre de ses honoraires.
Ayant ainsi paré au plus pressé, les thérapeutes se penchèrent de nouveau sur le patient confié à leurs soins. La fréquence des pulsations diminuait de jour en jour. Si le cœur malade battait encore à raison de quarante coups-minute lors de l’ouverture du congrès, il faisait péniblement du trente à ce moment ! Quelque temps après, la cadence tombait à vingt-deux, puis à quinze !
À zéro, sauf quelque miracle improbable, ce serait la mort !
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Le miracle se produisit ! Il eut pour agent un petit médecin new-yorkais jusque-là dépourvu de toute notoriété, le docteur Sparklett.
En un éclair de génie, celui-ci imagina non pas de réveiller le cœur léthargique, œuvre pratiquement impossible, mais bien de l’obliger à travailler malgré lui, au plus profond même de son sommeil. Ce résultat fut obtenu par le moyen d’un appareil admirablement compliqué qui n’avait guère d’autre inconvénient que d’affecter la forme assez désobligeante d’un cercueil métallique. À l’intérieur de cette sorte de caisse jouait l’ingénieux mécanisme trop souvent analysé depuis lors par toutes les revues savantes du monde entier pour qu’il nous semble utile d’en donner ici une nouvelle description.
Rappelons seulement que son objet est d’exercer de façon rythmique, sur l’ensemble du système vasculaire, une compression immédiatement suivie d’une décompression, imprimant à la masse sanguine l’indispensable mouvement circulatoire qu’elle reçoit en temps normal du muscle cardiaque.
Tel était le fameux « cœur d’acier, » qui devait connaître par la suite une célébrité mondiale.
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La nouvelle, amplement diffusée par la presse et par la radio, souleva jusqu’aux antipodes l’enthousiasme des foules. Une fois de plus, la mort, notre ennemie commune, avait trouvé à qui parler ! Quelque part, à des milliers de kilomètres, une vie humaine pareille à une petite flamme vacillante bravait l’arrêt du sort et, grâce à la Science victorieuse, poursuivait sa lente combustion. N’était-ce pas admirable ! Quelle conquête ne convenait-il pas d’ajouter à toutes celles dont bénéficient déjà, dans les hôpitaux, dans les sanas, dans les hospices, tant de malheureux incurables, les tuberculeux aux poumons desséchés, les cancéreux rongés par leur mal, les hydrocéphales, les idiots, les fous, les nonagénaires à bout de souffle que des piqûres, des transfusions parviennent à maintenir en vie un jour, une heure au-delà de leur terme !… Ah ! nous avons fait du chemin depuis les Spartiates, qui sacrifiaient froidement les nouveaux-nés mal venus, ou même depuis le sombre moyen âge où l’on étouffait les enragés entre deux matelas !
Archie et son cœur d’acier eurent donc les honneurs de la grande popularité. Sur l’écran des salles obscures, tout le monde admirait les commodités dont pouvait jouir le jeune malade à l’intérieur de son cercueil mécanique. N’avait-on pas eu l’idée touchante de placer au-dessus de sa tête un miroir à l’aide duquel cet heureux garçon, à jamais immobile, pouvait apercevoir, dans un rayon d’au moins cinq mètres, ce qui se passait autour de lui ? Dire que, né en d’autres temps, pareille chance lui eût été refusée, on l’eût laissé mourir d’asthénie, purement et simplement !… Cette vision réconfortante était d’autant mieux accueillie qu’elle rompait heureusement la monotonie des défilés militaires et des rassemblements de chômeurs faméliques qui, dès cette époque, formaient l’essentiel de tous les films d’actualités.
En France, l’attention suscitée par le cœur d’acier commençait à faiblir quelque peu lorsqu’un journal de grande information, l’Avenir Quotidien prit l’initiative d’envoyer un de ses plus distingués reporters interviewer l’homme au viscère sommeillant. Cet écrivain aimé du public revint de son voyage avec une série d’articles où se trouvait dépeinte par le menu l’existence idyllique menée par le malade dans le coffre métallique dû à l’ingéniosité du docteur Sparklett. En imagination, les lecteurs de l’Avenir purent assister jusqu’à ses moindres détails à la toilette du matin, pour laquelle le patient était extrait durant quelques instants de son étroite prison, aux repas, aux distractions, aux visites qui lui étaient faites, aux audiences qu’il accordait à certains représentants de la presse. Ils apprirent à connaître le nom de ceux qui l’entouraient habituellement de leurs soins, les docteurs, les infirmières, les nurses, les nègres géants chargés de le transporter d’un lieu à un autre, le préposé aux prises de température et aussi les détectives dont la mission était de le protéger contre les entreprises toujours menaçantes des kidnappers professionnels.
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Le dernier article se terminait par la conclusion suivante :
« Il nous faut des cœurs d’acier.
Archibald W.-J. Turrick est-il le seul sujet en qui l’on pourrait constater les effets de l’hypnocardite ? La chose est peu probable. Tout, au contraire, permet de croire qu’il existe, par le monde, d’autres individus atteints du même mal dont la véritable identité aurait échappé au médecin qui les soigne. Mais, en admettant l’hypothèse fort peu vraisemblable d’un cas actuellement unique, qui pourrait affirmer que d’autres ne se révéleront pas demain en plus ou moins grande quantité ?
S’il en est ainsi, que ferons-nous ?
Laisserons-nous périr sous les yeux de leurs proches des êtres humains qu’un peu de prévoyance aurait pu sauver ?
Pour l’honneur de notre espèce, il faut espérer que non !
Ne nous laissons pas prendre au dépourvu par une offensive brusquée du fléau !
Puisque le cœur d’acier a fait victorieusement ses preuves en pareil domaine, notre devoir est de nous procurer d’une façon ou de l’autre ce merveilleux appareil.
Et cela en nombre suffisant pour parer à toute éventualité ! »
Des envieux – il s’en trouve toujours ! – ne craignirent pas d’insinuer que ce vibrant cri d’alarme avait été inspiré au fameux reporter, lors de son séjour aux États-Unis, par le docteur Sparklett lui-même, titulaire du brevet réservant à l’inventeur du coffre magique le droit exclusif d’exploiter la fabrication et la vente de l’appareil dans tous les pays du monde, y compris la Suède et la Norvège !
On alla même jusqu’à préciser le montant de la ristourne promise au journaliste sur les bénéfices réalisés par les ventes de cœur d’acier à la suite de son intervention.
Il ne nous appartient pas de rechercher ce qu’il peut y avoir de vrai ou de faux dans ces allégations à tout le moins malveillantes. Quelques jours plus tard, toutefois, le directeur de l’Avenir Quotidien convoquait dans son cabinet le reporter aimé du public.
« Mon cher ami, lui dit-il, vous êtes un garçon intelligent. Plus intelligent même que je ne le croyais, ce qui n’est pas peu dire !
– Mon cher patron, répondit en rougissant le journaliste, je vous jure qu’il n’y a pas un mot à retenir dans tout ce que l’on colporte au sujet d’une prétendue entente entre le docteur Sparklett et moi. »
Le maître de l’Avenir haussa les épaules.
« Qui vous parle de cela ! s’écria-t-il. Je ne suis pas, Dieu merci, de ces directeurs à l’esprit rétrograde qui attachent encore une importance quelconque à de semblables bagatelles. Quand vous songeriez à tirer de votre grand, de votre très grand talent tout le profit possible, qu’y aurait-il d’extraordinaire à cela !… Non ! Loin de vous reprocher quoi que ce soit, je vous félicite, je vous remercie !
– Vous me remerciez ! fit le reporter interloqué.
– Oui, je vous remercie ! Vous venez de me fournir l’idée d’un lancement sensationnel !
– Un lancement sensationnel ?
– Jugez-en ! Dès demain, l’Avenir Quotidien ouvre une souscription nationale pour l’achat de cœurs d’acier… Je vous charge d’écrire le papier annonçant la chose au public ; quant à moi, je commande immédiatement trois millions d’affiches, douze millions de tracts et trente millions de prospectus pour appuyer la campagne… Allez, mon cher ami, ne perdons pas un instant ! »
La souscription fut un triomphe. En une semaine, le tirage de l’Avenir monta en flèche jusqu’à un chiffre devant lequel tous les concurrents demeurèrent à jamais confondus. À chaque distribution postale, trois camions des P. T. T. spécialement affectés à cet usage venaient déverser dans les bureaux du journal les lettres de lecteurs heureux et fiers d’apporter leur concours à cette œuvre magnifique. Les plus pauvres, les plus déshérités, ceux qui n’ont pas toujours de quoi manger, tinrent à rogner sur le nécessaire pour envoyer l’obole par quoi ils avaient le sentiment de mériter leur chance d’appartenir à une ère vraiment civilisée où la vie humaine, même réduite à sa plus misérable expression, reste pour tous chose sacrée.
Le succès excite l’émulation. D’autres journaux, en France comme à l’étranger, imitèrent l’Avenir, puis furent à leur tour imités par les postes émetteurs de radiophonie, la presse parlée, qui se posait alors en heureuse rivale de la presse écrite, n’ayant garde d’abandonner à celle-ci une aussi magnifique occasion de publicité.
Des sommes énormes furent ainsi recueillies puis transformées intégralement, ou presque, en une grande quantité de coeurs d’acier. Bientôt, il n’y eut plus, sur toute l’étendue de la planète, un seul hôpital, si modeste fût-il, qui ne possédât son coffre magique installé en bonne place et soigneusement entretenu dans l’attente d’un occupant éventuel.
Le fait que celui-ci ne se présenta jamais et qu’Archibald demeura jusqu’à la fin le seul mortel frappé d’hypnocardite ne doit en rien diminuer le caractère généreux de ce beau mouvement de solidarité.
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Il faut croire que la paix sur la Terre n’entre pas dans les vues de la Providence puisqu’elle nous échappe sans cesse alors que tous les peuples la désirent ardemment, tandis que leurs chefs déploient pour en assurer le maintien toute l’habileté dont ils sont capables. Une fois de plus, le monde était menacé par la guerre, que chaque nation s’efforçait loyalement de conjurer par la mise en œuvre du vieil adage latin Si vis pacem, para bellum. Jamais une telle quantité d’armes, tant défensives qu’offensives, ne s’était trouvée accumulée dans les divers cantons de l’Univers, jamais autant d’hommes ne furent mieux exercés au maniement d’engins meurtriers. Malgré cela, le fléau, qui sévissait depuis plusieurs années déjà en certaines contrées du continent asiatique, gagna soudainement l’Europe.
De toutes parts, des millions de citoyens transformés en soldats par la vertu d’un ordre de mobilisation graissèrent leurs bottes et rejoignirent le poste de combat qui leur était assigné, mais non sans avoir au préalable adressé une dernière offrande aux souscriptions toujours ouvertes des Cœurs d’acier.
On ne sait pas comment Archibald-Walter-Jeremy Turrick accueillit la nouvelle du conflit. Peut-être, au demeurant, n’en eut-il jamais connaissance, car le cordon sanitaire qui entourait sa coquille métallique avait été renforcé en cette occasion de nouveaux médecins, de nouvelles infirmières, de nouveaux détectives attentifs à ne laisser filtrer jusqu’à lui aucun bruit susceptible d’émouvoir dangereusement un cœur déjà si mal en point.
Qu’importe, d’ailleurs ! Le destin ne l’avait-il pas placé au-dessus, au-delà des contingences vulgaires ! N’avait-il pas une autre mission à remplir ! Sa fragile existence artificiellement prolongée n’était-elle pas le luxe suprême du genre humain ! Ne demeurait-il pas le Symbole au nom duquel tant d’autres êtres acceptent de donner joyeusement leur travail, leur sang bien rouge, bien vivant !
Le foyer d’incendie, élargi peu à peu, s’étendit au continent européen tout entier, puis, par un retour de flamme inattendu, revint en Asie, bondit en Amérique, embrasa l’Afrique, l’Océanie… Sur l’ensemble du globe, tous les jeunes hommes avaient revêtu l’uniforme guerrier ; les moins jeunes besognaient à pourvoir leurs cadets de l’armement indispensable. Seuls les vieillards et les infirmes demeuraient hors du combat, mais sans en être suffisamment éloignés toutefois pour n’en point supporter les tragiques conséquences, car les canons et les avions, dont la portée avait été accrue dans un légitime souci d’égalité, savaient porter la mort chez les civils comme chez les militaires.
Partout, en effet, les savants travaillaient, avec l’admirable désintéressement qui leur est coutumier, à l’amélioration des explosifs et de leurs véhicules ordinaires. Le célèbre Dr Sparklett, dont le souple génie s’adaptait à toutes les nécessités, abandonna lui-même les études tendant à parfaire son fameux coffre métallique pour se consacrer à des tâches plus urgentes. En quelques semaines, il eut mis au point un appareil colossal, immédiatement baptisé « machine à tuer la guerre, » mais qui, par une fatalité inconcevable, ne parvint jamais à tuer que des hommes, des femmes et des enfants, en nombre, il est vrai, formidable.
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Des années durant, le massacre continua.
À toute minute, les descendants du vieil Adam périssaient déchiquetés par les éclats de projectiles monstrueux, se noyaient dans les naufrages intentionnellement provoqués, s’écrasaient sous les décombres des bâtisses effondrées, brûlaient au milieu d’immenses incendies. Sur terre, sur mer, sous les eaux et jusque dans les profondeurs du sol, les obus, les bombes, les mines anéantissaient à toute minute les approvisionnements de vivres. Un gaspillage sans précédent épuisait avec une hâte joyeuse les dernières réserves de la planète en charbon, en pétrole, en métaux. La faim, le froid décimèrent les populations ; des épidémies oubliées depuis des siècles s’abattirent sur le troupeau sous-alimenté des humains. Pour un individu que massacrait la mitraille, mille autres tombaient victimes du choléra, de la peste, des différentes formes du typhus.
Un jour enfin, la Terre se trouva entièrement dépeuplée. Quelque temps encore, Archibald W. J. Turrick poursuivit son existence précaire au fond de la houillère désaffectée qui l’abritait. Lorsque son dernier serviteur eut rendu l’âme, on ne sait comment, il mourut à son tour.
Et seul désormais sous la voûte des cieux, le Cœur d’acier qu’en un dernier éclair de génie le Dr Sparklett avait doué d’un mécanisme à mouvement perpétuel, continua de battre pour l’éternité, magnifiquement vide, inutile, symbolique !

–––––
(Bernard Gervaise, in Gringoire, grand hebdomadaire social, politique, littéraire, seizième année, n° 752, vendredi 14 mai 1943 ; Raymond Louis Quillivic, « La Création du monde ou l’observateur » et « Télépathie horizontale, » huiles sur toile, 1977)

