LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES

 

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« Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir… »
 

Les explorateurs les plus audacieux, les plus aventureux marins nous étonnent moins que ces voyageurs stupéfiants que sont les poètes, les philosophes et les mathématiciens.

Les poètes d’ailleurs sont battus de loin par les philosophes, eux-mêmes surclassés par les mathématiciens.

Homère portant sa lyre d’une main, et tirant de l’autre Ulysse par le pan de sa chlamyde, a réalisé le prototype du voyage de légende. Bien entendu, un voyage de légende est toujours supérieur à un véritable déplacement géographique. Mais le périple d’Ulysse est trop connu. Passons.

Passons aussi sur les aventures de l’« Argo, » navire à cinquante rames, sur lequel Jason et ses compagnons allèrent en Colchide et ramenèrent la Toison d’Or. Laissons Héraclès chercher les pommes des Hespérides. Laissons Dionysos quitter les nymphes de Nysa pour errer à travers les Indes. N’éveillons pas Sindbad l’Égyptien endormi dans les profondeurs des Mille et une Nuits. Surtout, ne mettons pas les pieds en Utopie où la politique nous guette… Qu’Urien aille sans nous à l’île des Sirènes, dans son navire l’« Orion. » Qu’André Maurois visite sur l’« Allen » le pays des Articoles, nous ne l’y accompagnerons pas. Et qu’Edgar Poe nous évite de partager les aventures d’Arthur Gordon Pym.

Ce ne sont là que jeux de poètes, constructions de littérateurs et spéculations d’Articoles. Les philosophes voyagent mieux et plus loin. Je vous propose d’accompagner Psychodore chez les Enracinés, les Rétrogrades et les Sans-Yeux, tous gens bien plus étranges que Gulliver en vit jamais à Lilliput, Laputa ou Brobdingnag.

Nous connaissons les voyages de Psychodore par « … l’œuvre de Théraphron, longtemps inconnue, mais découverte par Han Ryner, barbare hybride, fils d’un père norvégien et d’une mère catalane. Il la traduisait dans le patois que les Français ont tiré d’un dialecte barbare nommé latin. » (1)
 

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Avant de rencontrer les « Enracinés, » il faut marcher trois ans. On arrive alors au sommet d’une grande montagne, toute bruyante de cris et de discussions qui montent de la plaine. C’est là.

Les hommes de ce pays ressemblent à des arbres. Ils sont grands comme des chênes et sont enracinés dans la terre, mais ils n’ont point de feuilles, de fleurs ni de ramures ; leur épiderme n’est point d’écorce, mais de peau fine et blanche. Ils sont éternels ; la mort leur est inconnue. Naturellement, cette immortalité implique qu’ils n’ont pas de sexe ; la vie ne les quittant pas, ils n’ont pas à la transmettre.

Psychodore les trouva ignorants et grossiers. En effet, tous ces géants enracinés, figés sur place, ne voyaient pas au-delà du cirque de montagnes où ils étaient rassemblés en forêt. Parlant avec le philosophe, ils lui jurèrent qu’au-delà de leur horizon il n’y avait rien, absolument rien. Les plus sages disaient :

« Nous ne connaissons que ce que nous connaissons. »

D’autres pensaient que la terre est bonne quand elle est humide et tiède, et que les méchants méritent une terre de tourments et de sécheresse dure aux racines. Et voici que Psychodore voulut leur enseigner la vérité :

« Écoutez ma parole. Je viens de l’autre côté de la montagne et je sais… Les limites sont des apparences. Autour de vos montagnes la vie continue, pas très différente de ce qu’elle est ici. »

Soudain, toute la forêt fut balayée par une tempête de fureur. Tous les Enracinés, penchés vers lui, cherchaient à le saisir pour l’étrangler. Car les prophètes ont tort de répandre des vérités trop simples, alors que l’homme attend toujours des merveilles d’effroi ou de bonheur.

Psychodore s’enfuit, poursuivi par les clameurs de haine de la forêt.
 

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Sa fuite éperdue, en se prolongeant, l’amena dans une île où les hommes et les animaux n’avaient point d’yeux. N’entendez pas qu’ils étaient aveugles, car l’aveugle a des yeux qui sont morts, alors qu’en cette île les visages étaient lisses et ronds.

Le philosophe les fit parler sur l’espace et le temps.

Ils croyaient que l’espace n’est qu’un trait formé du chemin couvert la veille, auquel s’ajoute le chemin à couvrir le lendemain. C’est donc une ligne tordue selon nos caprices et nos désirs. Le temps aussi est une ligne tordue, car la joie la dévie vers la gauche et la peine la courbe vers la droite.

Psychodore, ayant médité sur ces erreurs, cherchait dans son esprit des yeux imaginaires qui pussent lui donner la « vision » du temps. Il faillit ainsi trouver le secret de la quatrième dimension, celle qui n’est ni largeur, ni hauteur, ni épaisseur, et repose peut-être dans la durée.
 

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Ayant repris sa route, il marcha longtemps et parvint dans un pays qui n’offrait aux regards rien que de banal, où tout était comme chez lui, comme partout sur la Terre des hommes normaux. Il arrivait cependant dans le pays le plus extraordinaire qui soit : celui des Rétrogrades.

La première jeune fille qu’il rencontra ressemblait à sa bien-aimée, dans sa jeunesse harmonieuse. Comme il lui disait des choses aimables, elle s’indigna :

« Pourquoi te moques-tu d’une pauvre vieille ? Que trouves-tu de joli dans une misérable femme qui a passé l’âge d’être tombe ? »

Elle est folle ! pensa Psychodore. Mais peu à peu la vérité lui apparut. Il était tombé dans un monde aussi logique que le sien, mais où tout marchait à l’envers. C’est ainsi que les hommes avaient la connaissance de l’avenir, plus exactement, le « souvenir » de l’avenir, mais le passé leur était hermétique. Ils vivaient à reculons, commençant leur vie dans la tombe, et mourant bébés vagissants, en trouvant le sein de leur mère. Exactement comme un film cinématographique que l’on passerait en commençant par la fin. (Ceci est une remarque personnelle, Psychodore ne connaissait pas le cinéma.)

Le philosophe resta quelque temps dans cet endroit, propice aux méditations profondes. Il étudia de nombreuses naissances ; c’est-à-dire qu’il vit jeter des poignées de cendres, sorties des urnes funéraires, dans les flammes d’un foyer. Les flammes s’éteignaient doucement et, à leur place, se dressait un vieillard cassé, à cheveux blancs. Il suivit ce qu’il appelait le rajeunissement de ces hommes, et qui était en fait leur manière de vieillir. Après quelques années, il rencontra de nouveau la jeune fille qui l’avait accueilli et lui demanda le secret de la mort :

« Que voit-on de l’autre côté de la tombe ? »

Il fut déçu.

« La tombe est un mur, balbutia-t-elle. On ne voit pas à travers les murs. »
 

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Les philosophes voyagent facilement et sans frais. C’est pourquoi celui qui nous intéresse s’en fut encore chez les Hommes-Nus où il découvrit qu’un Dieu invisible habitait probablement en lui. Puis il atteignit une presqu’île inquiétante où les hommes, à certaines heures, se changeaient en animaux méchants. Il était chez les Pitaniates… Là, un scorpion l’ayant piqué, il l’écrasa. Au lieu d’un petit insecte mort, il vit devant lui sur le chemin un cadavre d’homme auquel la mort du scorpion avait redonné sa forme. Ce pourquoi il passa en jugement et dut, une fois de plus, prendre la fuite.

De là, il passa chez les Éphémères ; puis chez les Immortels ; puis chez les Taureaux où une génisse, fort aimablement, lui demanda de l’épouser… Puis chez les Dicéphales, êtres étonnants à deux têtes, dont le malheur voulait que les têtes ne fussent jamais d’accord. (Mais, pour un rien, ceci encore nous entraînerait sur le terrain politique…)

Il est d’ailleurs impossible de suivre partout le bon Psychodore. Nous n’aurions plus le temps d’essayer ensuite d’entrer, avec un Einstein, un Pawlowski, un Hinton, un Ouspenski, dans les stupéfiants pays de la deuxième ou de la quatrième dimension.
 

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Le monde à trois dimensions ne saurait nous surprendre, c’est le nôtre… Mais celui à quatre dimensions ! Le bagage du départ est déjà quelque chose d’encombrant. Il faut, pour s’embarquer, se munir de 81 cubes, 27 plaques, 12 autres cubes diversement coloriés ; à ceci on ajoute une terminologie de 100 noms pour les surfaces, 216 noms pour les cubes et 256 noms pour les corps à quatre dimensions. Avec tout cela, on peut (?) réaliser des solides à quatre dimensions appelés « tessaract, » c’est-à-dire des octaédroïdes susceptibles de donner une idée de la quatrième dimension… Maurice Maeterlinck, qui tenta de faire ce voyage, recula devant le danger :

« … Il est à peu près impossible de suivre Hinton dans cette étude qui demande une éducation particulière de la mémoire et de l’imagination, exige des mois de travail et une contention qui mène à l’hallucination et à une sorte de délire. » (2)
 

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Pawlowski déclare que lorsque l’on parvient enfin au pays de la quatrième dimension « … on est libéré à tout jamais des notions d’espace et de temps, c’est avec cette intelligence-là que l’on pense et que l’on réfléchit. » (3). D’ailleurs, un peu plus loin, Pawlowski confesse que cette quatrième dimension n’est « … que la manifestation d’un état synthétique, plutôt que l’analyse d’une qualité nouvelle. » Compris ?…

Oseriez-vous prendre avec ce voyageur audacieux « l’escalier horizontal » qui partant du rez-de-chaussée, après une manière d’ascension, vous conduit… au rez-de-chaussée (!…) ?

Remarquez que pour les gens pressés ce genre de voyage est tout indiqué, car il est « instantané. » Et que n’y voit-on pas ! Pawlowski, un jour, dans la forêt de Fougères, trouva une maison qui ne le surprit pas, mais nous étonnerait : « … Je parcourus des pièces qui ne se construisaient pas géométriquement, des étages superposés qui, cependant, à l’intérieur n’en faisaient qu’un. » Plus tard, il découvrit la « maison plate, » en plein Paris, dont une entrée donnait sur la place de la Concorde et l’autre sur la terrasse Saint-Germain (?…). Cette maison était invisible de profil, ses façades ne pouvaient se voir que sous un certain angle, et l’entrée et la sortie, tout en se confondant, se distinguaient toutefois par les endroits géographiques nettement différents du monde à trois dimensions où elles conduisaient.

Ce qui fait l’intérêt des voyages dans la quatrième dimension, c’est que, malgré l’apparence loufoque des exemples choisis, un mathématicien pourrait démontrer, à cheval sur la philosophie et les hautes mathématiques, l’évidence absolue de tout.

Maeterlinck constate :

« L’axiome de trois dimensions ne suffit plus à rendre compte des phénomènes moléculaires ou atomiques, alors que les calculs, où entre la quatrième composante, les suivent ou les prévoient. »

Remarquez que dans ce pays inconnu, on peut utiliser des moyens de locomotion tout à fait particuliers et que Pawlowski nous présente sous forme de la « Diligence Innombrable » ou de l’« Autobus Ubiquitaire. » Comme nous arrivons dans un domaine extraordinairement complexe, je vous propose de revenir modestement dans le « Flatland » de Hinton, le « Pays Plat », où vit un peuple à deux dimensions. C’est un peuple assez déshérité de triangles extra-plats qui habitent un disque errant dans l’infini.
 

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Nous pourrions maintenant risquer une exploration, jusqu’à la plus proche pharmacie, pour nous procurer de l’aspirine contre le mal de tête… le vulgaire et simple mal de tête, le mal de tête à trois dimensions.
 
 

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(1) Les Voyages de Psychodore, philosophe cynique, par Han Ryner.

(2) La Vie de l’Espace (Maurice Maeterlinck).

(3) Voyage au pays de la Quatrième Dimension (G. de Pawlowski).
 

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(Didier Poulain, in Gazette Dunlop, revue mensuelle, « Si…, » n° 222, mercredi 1er février 1939 ; Alberto Savinio, « Gli Archeologi, » huile sur toile, 1927 ; portrait de Han Ryner)