RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS
Le narrateur s’est lancé dans l’exploration de la mystérieuse maison aux 30 portes où demeure un certain professeur Gaultier qui a réussi à entrer en contact avec des univers inconnus co-existant dans l’espace. Les héros de l’histoire ont ouvert la 6e porte et ont pénétré dans une forêt à la végétation inconnue. Là, une étrange population d’hommes de verre était terrorisée par le professeur Gaultier. Celui-ci est capturé par les héros de l’histoire, mais il parvient à leur échapper. Il est tué, et les héros de l’histoire restent prisonniers au pays de la 4e dimension. Ils se lancent dans l’exploration du pays des hommes de verre.
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Et, insensiblement, notre vie se transformait. Nos vêtements tombés en loques avaient été remplacés par ces tuniques de chanvre qui sont le costume habituel des hommes de verre… C’est l’irremplaçable Lecaire qui a monté le métier à tisser qui permet de produire ces capes magnifiques dont nous nous enveloppons quand la fraîcheur du soir tombe au long de la rivière…
La rivière… Je la contemple encore ce soir, assis sur la berge. Loya est assise près de moi, la tête sur mon épaule, ses yeux pâles tournés vers le ciel. Derrière nous, du village illuminé par un brasier immense, nous arrivent des chants accompagnés du son grêle de la flûte taillée par Rives dans un roseau.
Je regarde l’eau vive couler, rapide et silencieuse, dans l’ombre, limite du monde à mes pieds. De l’autre côté… c’est le continent inconnu, empli d’embuches et de secrets merveilleux… Je l’entends m’appeler, je le vois me faire signe à travers la nuit. Il doit y avoir tant à découvrir encore ! Le vent doucement bruit dans les feuilles et les longues herbes transparentes, l’eau glisse avec un imperceptible froissement de soie, les cheveux de mon amie me caressent l’épaule.
Et devant nous, dans les ténèbres, un univers à défricher…
TROISIÈME PARTIE
LE PAYS
DES HOMMES MORTS
I
La rivière noire et silencieuse, les frondaisons rouges penchées sur les eaux, et ce mystère pesant, au-delà de l’horizon, sur les contrées légendaires, m’inspiraient une curiosité presque douloureuse. Qu’y avait-il derrière ces arbres, quels secrets cachaient les montagnes lointaines enrobées de brumes bleuâtres ? Il me fallait savoir. Lorsque je mentionnai mon projet au conseil de la tribu, il n’y eut qu’une voix pour me dissuader d’entreprendre un tel voyage. « Le pays des hommes morts ! » Personne, jamais, semblait-il, ne s’était hasardé à traverser le fleuve ; mais on disait d’étranges histoires autour du feu, chaque nuit. Des choses indéfinissables dormaient dans la forêt, sous les rochers de la montagne. Muette et patiente, la mort rôdait… À vrai dire, ces racontars ne m’impressionnaient guère : la crainte seule entretenait ces superstitions dans l’esprit primitif des hommes de verre. Leur développement serait entravé tant qu’ils ne seraient pas débarrassés de la hantise des forces surnaturelles. Et le meilleur moyen d’anéantir ces terreurs n’était-il pas de passer le fleuve, d’explorer le pays inconnu, et de revenir dire : « Vos frayeurs étaient vaines ; il n’y a pas de fantômes et le seul danger est l’ignorance » ?
J’exposai ces raisons à Rives et à Lecaire. Assez récalcitrants d’abord, ils convinrent enfin que ce voyage serait très utile. Il fut décidé que je partirais seul : un accident étant toujours possible, mes deux compagnons resteraient pour continuer notre œuvre éducatrice au cas où je ne reviendrai pas. Quinze jours devaient me suffire, si le chemin n’était pas trop mauvais, pour atteindre les montagnes et en revenir.
Dire que nulle appréhension ne m’étreignait à l’idée de m’enfoncer, solitaire, dans la mystérieuse forêt serait mentir. Je ne suis pas plus audacieux qu’un autre et, bien que persuadé du manque de fondement des terreurs de la tribu, une vague angoisse m’habitait. Mais il n’était pas question de reculer. L’amour-propre jouait peut-être dans ma fermeté ; et un fait nouveau se produisit, qui me causa tout ensemble une grande joie et beaucoup de soucis supplémentaires.
Je n’avais pas encore dit à mon amie Loya ma décision ; pourtant, un soir, assis au crépuscule, sur la berge, tout près de notre cabane, je me décidai. Penché en avant, fixant un tourbillon de l’eau noire, je dis :
« Eh bien, Loya, je vais te quitter pour quelques jours. »
Elle avait compris tout de suite.
« Le pays des hommes morts ? » murmura-t-elle.
Je hochai la tête.
« Qui va avec toi ?
– Personne. Il n’y a aucun danger, vois-tu…
– Emmène-moi ! »
Je refusai tout net. Mais elle s’obstinait.
« S’il n’y a, comme tu le dis, aucun danger, tu peux me prendre avec toi. Je ne te gênerai pas. Je marche longtemps sans me fatiguer ; je sais reconnaître les bons fruits des mauvais, tresser des filets pour capturer les poissons, allumer le feu, tirer de l’arc… Tu auras besoin de moi si tu tombes malade ; si tu te blesses, je saurai te faire des remèdes. »
Notre discussion se poursuivit ainsi durant une bonne partie de la nuit. Son obstination était inégalable et, je dois le dire, ses raisons assez valables. Peu à peu, je cédais du terrain. S’en rendant compte, elle poussait ses attaques. Finalement, je faiblis.
« Eh bien, soit… nous partirons ensemble. »
Toute joyeuse, elle se blottit contre moi. Mais jusqu’à l’aube je restai éveillé, regardant par la porte ouverte de ma hutte les étranges éclats lumineux qui passaient parfois comme des frissons dans le ciel obscur. À ma joie d’emmener la douce Loya, de ne pas me présenter seul devant l’inconnu, se mêlait l’anxiété d’entraîner celle que j’aimais à la rencontre de tous les périls possibles.
(À suivre)
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(H. Bourdens, in Le Petit Marocain, trente-sixième année, n° 10100, jeudi 30 décembre 1948 ; ce très curieux roman « fantastique, » sur le thème des autres dimensions, n’a jamais été publié en volume ; il est précédemment paru dans L’Avant-Garde, organe central de la Fédération des jeunesses communistes de France, à partir de septembre 1946)
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(in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, dixième année, n° 1549, vendredi 6 septembre 1946)


