C’est une antique et vaste demeure, dans les faubourgs de la ville, qui n’est reliée au reste du monde que par les murs de ruelles désertes. Des portes basses se sont ouvertes jadis dans ces murs sur des jardins maintenant abandonnés ; elles sont fermées par la poussière et les branches, et la mousse tapisse leur seuil disjoint.

La maison est précédée par une allée de tilleuls. Sa façade est mélancolique et plate. Une horloge, dans l’escalier, sonne les heures, implacablement, à travers les corridors obscurs. Nous vivons là une existence claustrale, qui n’a pour moi rien de monotone, illuminée par l’amour et par l’effroi.

La première fois que je rendis visite au docteur Crooker, j’étais attiré surtout par la réputation de ses travaux scientifiques. Mais à cette curiosité normale s’en mêlait une autre, un peu inquiète. ]e savais que le physicien, chez lui, se doublait d’un mathématicien redoutable, de ceux qui, par une intuition étrange, croient réalisables, dans le monde matériel, les abstractions du nombre. Ses théories sur la quatrième dimension n’étaient pas uniquement des théories. Il croyait non seulement à la possibilité, mais aussi à l’existence réelle d’un monde basé sur d’autres données géométriques que celles dont nous avons l’expérience. Un univers inconnu dont la conception devait correspondre, me semblait-il, pour des intelligences usuelles, à quelque chose d’effrayant.

Je revins, attiré par l’intérêt des propos, et aussi par la présence blonde d’une forme féminine. Je sus que c’était la nièce du docteur et qu’elle se nommait Kate. Orpheline, et de mère irlandaise, son oncle l’avait recueillie. Il paraissait avoir quelque affection pour elle. Et elle s’intéressait, dans la mesure du possible, à ses travaux, à lui. Mes titres scientifiques étaient suffisants. Je sus me rendre indispensable. Et un jour vint où j’habitai la maison. Nous étions là tous les trois, avec une servante sourde et un très vieux jardinier…

Kate sourit quand je lui parle. Je sais que son sourire est pour moi. Puis j’entre dans le cabinet du docteur.

Deux grandes fenêtres sans rideaux versent une lumière blanche d’un dénuement et d’une tristesse infinis. De grands tableaux noirs couvrent les murs, et sur ces tableaux se croisent, s’entrelacent des lignes à la craie, dont quelques-unes me sont familières, mais dont les autres, par leur nouveauté, portent un défi à mes connaissances vraiment sérieuses. À la place qui m’est réservée, je trouve le travail du jour, des opérations à effectuer, des épures à construire, travaux de détail dont je comprends le sens restreint, mais qui se rattachent à un plan général dont l’ensemble m’échappe. Je suis comme ces mécaniciens à qui l’ingénieur redoutable donne à façonner quelques pièces isolées, dont lui seul connaît la juxtaposition définitive et le but mortel.

Presque jamais je n’ai pu me trouver seul dans le cabinet. Il semble que le docteur éprouve une répugnance à me laisser, hors de sa présence, dans l’intimité de ses travaux. Cette réserve a irrité, dès le premier jour, ma curiosité. Et l’impossibilité de satisfaire cette curiosité rend mon existence plus bizarre et plus pénible chaque jour. J’aurais déjà fui, n’était la chaîne de fleurs qui me retient dans cette demeure. J’ai l’impression que, d’heure en heure, un mystère plus angoissant se déroule. En proie à quelque exaspération grandissante, qui tuait peu à peu ma discrétion, j’en suis arrivé à ramasser les bouts de papier déchirés qui traînent parfois sur le plancher. Il est rare que je puisse déchiffrer un mot ou une formule, dans ces indications où il use presque toujours des notations dont l’alphabet m’est inconnu.

Une fois, pourtant, il a dû sortir à l’imprévu, pour courir dans le jardin où quelque chose insolite venait d’arriver. Un fragment de papier, irrégulièrement coupé, comme déchiré dans un moment d’impatience, était sur la table. Il restait une vingtaine de lignes d’écriture tourmentée. Je l’ai pris. Il croira l’avoir jeté, ou qu’il s’est envolé par la fenêtre, justement ouverte. Je le lirai ce soir dans ma chambre, portes closes.

Le docteur, remonté dans son cabinet, n’a fait aucune allusion au papier disparu. La journée s’est écoulée. Nous avons dîné silencieusement, servis par la servante sourde. Puis Kate s’est retirée. Je suis monté dans ma chambre. J’ai mis le verrou, discrètement. J’ai remué quelques livres, pour que le docteur, s’il passait par là, ne soupçonne pas mon impatience. Puis je me suis assis près de la lampe, et j’ai lu…

« … matériels, mais n’ayant que deux dimensions, la longueur et la largeur. S’ils existent, ils ne seront visibles pour nous que de face, puisqu’ils n’ont pas d’épaisseur. Ils nous échappent d’un côté. Nous pouvons nous en faire une idée par les images dans les miroirs, où les corps ont trois dimensions pour la vue, mais n’en ont que deux pour le toucher.

De l’autre côté de notre monde, sont les êtres à quatre dimensions, longueur, largeur, épaisseur, et la quatrième qui va dans un sens inconnu. Dirons-nous, en raisonnant par analogie : les êtres à deux dimensions, les surfaces, sont limités par des éléments appartenant à la première dimension, les lignes. Les êtres de la troisième dimension, les solides, sont limités par des surfaces à deux dimensions. De même, les être à quatre dimensions doivent être limités par des solides… Et ainsi de suite… Le monde où évoluent ces êtres, même les plus voisins de nous, doit infiniment dépasser la matérialité du nôtre. C’est le lieu d’une chute pire, le monde effrayant habité par… »

Le manuscrit se déchirait là.

Depuis quelque temps, il demeure enfermé dans son cabinet sans plus me permettre d’y pénétrer. Quelques apparitions furtives, aux heures des repas. Ses yeux sont hagards. Ses lèvres prononcent, à de rares intervalles, des mots sans suite. Je constate, jour par jour, les progrès de l’idée fixe. La pauvre Kate, quand nous sommes seuls, a des tristesses sinistres. Je lui ai offert de quitter cette maison maudite, de partir avec moi. Elle refuse. Elle ne veut pas abandonner son oncle.

Le docteur est évidemment parti à la poursuite de quelque horrible chimère. J’observe fiévreusement, chaque jour, les progrès de sa folie. Je vais parfois jusqu’à sa porte, dans la crainte de quelque malheur. La plupart du temps, je l’entends s’agiter fiévreusement. Il se promène de long en large, à pas pressés, ou s’arrête devant un tableau qu’il couvre de coups rapides avec la craie. D’autres fois, il parle tout seul, en phrases incohérentes. J’ai noté quelques mots qui reviennent, comme un éperdu gémissement, dans ces monologues : « L’inconnaissable… si près de nous… lointain… pays défendu… » D’autres fois, il semble en proie à quelque lutte farouche avec un ennemi invisible. Sa voix devient rauque. Il se démène, en invectivant sans doute les fantômes terrifiants de son imagination. Et parfois aussi, rarement, il pousse un cri de triomphe, qui m’épouvante plus que tout. L’autre jour, l’oreille collée à la porte, je suis resté pendant un quart d’heure sans entendre le moindre bruit. J’ai eu peur. Je n’ai pas osé frapper. Je suis allé dans le jardin. M’aidant d’une échelle, j’ai réussi à hausser ma tête au niveau de la fenêtre. J’ai vu…

Me tournant le dos, il était affalé sur un fauteuil, haletant, les yeux perdus en une contemplation sinistre. Sur le tableau noir, devant lui, il y avait des figures géométriques, évoquant des visages tels que n’en verrait pas la Gorgone, dans ses plus affreux cauchemars.
 

*

 

Il faut maintenant que je dise le dénouement infernal. La scène innommable est devant mes yeux, qui ne l’oublieront jamais. Le soir, il n’avait pas même paru au repas. Nous nous étions couchés, très inquiets. Je m’endormis cependant, mais mon sommeil fut troublé par de lugubres visions, et par des cris de terreur qui donnaient au rêve une effrayante réalité. Jusqu’à ce qu’une clameur m’éveillât : je me rendis compte que je ne rêvais plus. Et le cri continuait, angoissant, exprimant toute la détresse humaine. Je sautai de mon lit, regardai la montre. Il était plus de minuit. Je m’habillai à la hâte, pour trouver sur le palier Kate, plus pâle que ses vêtements nocturnes. Sans même prononcer un mot, nous nous hâtâmes. Le vacarme était effroyable. Nous arrivâmes à la porte du cabinet que j’ouvris. La pièce était illuminée. Et dans son milieu le docteur Crooker, hurlant et gesticulant, avait l’air de se débattre contre d’invisibles démons.

Nous restâmes cloués sur le seuil. Les gesticulations et les hurlements redoublaient d’intensité. Une douleur monstrueuse se lisait sur la face du misérable. Il ne nous aperçut point. Mais, à un moment, il tendit un bras de menace. Et alors… nous vîmes tout à coup le bras disparaître, comme coupé net au ras de l’épaule, anéanti. L’épouvante me paralysait. J’avais forcé Kate à sortir. Elle gisait, évanouie, heureusement, dans le corridor.

Ce fut le tour de l’autre bras, puis de la tête, fauchée par un bourreau d’ombre. Et le corps disparut, fragment par fragment, tranché d’un glaive invisible, suivant des sections géométriques. Mais les hurlements s’atténuaient peu à peu, à mesure que la forme humaine s’anéantissait à mes yeux, pénétrant graduellement dans le monde de la quatrième dimension qui la dévorait, jusqu’à ce que, dans un vague murmure de sanglots, il n’y eut plus, sur le plancher de la chambre, que quelques gouttes de sang.
 
 

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(Gabriel de Lautrec, « Un Conte d’action, » in Dimanche illustré, onzième année, dimanche 6 août 1933 ; l’illustration de Frédéric Auer est extraite de cette publication. Ce conte est initialement paru sous le titre : « Dans le monde voisin du nôtre, » dans Paris-Journal, cinquante-troisième année, nouvelle série, n° 1202, samedi 20 janvier 1912 ; puis, sous le titre : « Dans le monde voisin, » dans Le Figaro, supplément littéraire, nouvelle série, n° 189, dimanche 19 novembre 1922  ; il a été repris en volume dans le recueil La Vengeance du portrait ovale [Éditions du Roseau, 1922])