Je suppose que, dans toutes les maisons importantes, on trouve un gars comme Jean-Pierre Cladet.

Remarquez que je suis un homme facile à vivre, et il m’en faut beaucoup pour me faire sortir de mes gonds ; c’est avec la plus grande philosophie que je supporte les railleries – pas toujours de très bon goût – du garçon d’étage. Mais, malgré toute ma bonne volonté, je n’ai jamais pu me faire au caractère de Jean-Pierre Cladet. Je vais d’ailleurs essayer de vous le présenter pour que vous me compreniez.

Par exemple, si vous arrivez un matin au bureau, fier comme Artaban parce que Lisette ou Guy a dit un « mot d’enfant » que votre fierté paternelle juge irrésistible, vous pouvez être certain que Jackie Cladet a lancé, ce matin même, une réflexion tellement drôle que votre enfant, à vous, fait figure de déficient mental !

Ou bien, vous venez d’acheter un super-hélico-auto et vous vantez la rapidité de l’élévation, l’atterrissage impeccable, même sur terrain en pente, l’excellence des freins sur route… Alors, Cladet vous parle de son super-hélico à réaction et vous pensez immédiatement que votre nouvelle acquisition est juste digne du marché à la ferraille !

Vous voyez le genre de Cladet.

Mais où il se surpasse, c’est lorsqu’approche la période des vacances. On peut excuser un homme d’avoir des enfants prodiges, un appareil ultra-moderne, et de se donner un mal fou pour inventer des détails stupéfiants, mais vraiment, au moment des vacances, il est impossible de ne pas le juger odieux.

Vous embarquez votre femme et vos enfants dans votre hélico-auto, sans oublier les bagages, et vous allez passer vos quinze jours sur la Côte, ou, si vous voulez faire des folies, vous pouvez pousser jusqu’au Pôle Nord ou en Australie, selon vos goûts. Quoi que vous choisissiez, vous êtes sûr qu’au retour, Cladet accaparera toutes les attentions par le récit de sa croisière sous-marine à bord du « Plexiglass 2.000, » ou de ses explorations au Fuji-Yama, pourtant en pleine éruption, mais avec des équipements qui… que…

Le plus troublant, c’est qu’il pouvait toujours montrer les billets, les notes d’hôtel, et même des souvenirs des pays où il avait été. Où trouvait-il l’argent ? Je ne l’ai jamais su. J’en parlais quelquefois à ma femme, mais elle haussait les épaules, disant que, comme beaucoup de gens, il vivait chichement toute l’année dans un ridicule petit appartement des années 50 (il en existait encore quelques-uns, à loyer très bas), réservant le plus possible de ses disponibilités pour ces fameuses vacances. Mais on m’aurait dit que Cladet habitait une spacieuse maison de verre dans la toute nouvelle cité « Tout-clair » que je l’aurais cru immédiatement.
 

*

 

Il est normal que, dans une administration, on pense aux vacances toute l’année, mais le problème prend toute son ampleur dans la deuxième quinzaine de juillet, alors que l’on cuit littéralement dans les bureaux, malgré l’air conditionné. Je dois d’ailleurs expliquer que ma maison ferme du 1er au 15 août et que tout le personnel prend ses vacances en même temps. Je me sentais fort ennuyé cette année-là, car j’avais fait beaucoup de dépenses pour moderniser ma maison et, fort probablement, je serais obligé de passer mes quinze jours dans mon jardin ; et j’étais furieux à l’avance du regard de commisération que me jetterait Cladet au retour, son visage poupin tout illuminé au souvenir de ses ébouriffantes vacances.

Nous finissions de déguster nos sandwiches, ayant parlé de tout et de rien, comme d’habitude : des derniers spectacles de télévision, des erreurs du Gouvernement, du gagnant probable du rallye des hélicoptères de tourisme, lorsque Raymond aborda le brûlant sujet des vacances.

« Je vais faire la croisière aérienne autour du monde, avec escales dans les cinq continents, dit-il. C’est très bien organisé pour voir le maximum sans fatigue.

– Moi, dit Lebert, je suis tenté par diverses ascensions du côté de l’Himalaya ; vous savez combien j’aime l’alpinisme.

– On te connaît, dit Raymond en riant ; tu seras plus souvent dans les téléfériques qu’en cordée ! Et toi, ajouta-t-il en se tournant vers moi, quels projets ? »

Je devinais que Cladet devait être tout oreilles. Comme il nous tournait à demi le dos, je fis un clin d’œil aux deux autres, désignant Jean-Pierre du doigt, et je répondis d’un trait, illuminé par une idée soudaine :

« Moi, mes amis, je prévois des vacances sensationnelles. Ma femme et moi, nous allons sur Mars… direct. Il y a là-bas un climat très sec qui sera excellent pour la sinusite de ma femme. »

Malgré mon clin d’œil avertisseur, Raymond et Lebert furent un instant démontés et Raymond bafouilla :

« Mars ? Hum… oui… ce doit être pas mal… Je n’y suis jamais allé.

– C’est vraiment une idée splendide, fit Lebert, qui entrait dans mon jeu ; on dit que c’est magnifique là-haut. »

Je pris tout mon temps pour écaler l’œuf dur qui faisait partie de mon déjeuner et je m’installai confortablement dans mon fauteuil pour le déguster, tout en expliquant d’une voix claire, afin que Cladet entende bien :

« Oui, je pense que ce sera épatant : les promenades en hélico-glisseur sur le grand canal, le soir, tandis que le soleil se couche derrière la tour transparente de Marsport… »

Cladet avait fini son premier sandwich et il s’était retourné vers nous, l’air plutôt incrédule ; mais Raymond ne lui laissa pas le temps d’intervenir :

« Il y a longtemps que j’ai envie d’y aller, dit-il, du ton dont il aurait déclaré : « J’aimerais aller dîner à Marseille ce soir » ; seulement, ce doit être un peu cher, non ?

– Cher ? répliquai-je avec un haussement de sourcils parfaitement dédaigneux des questions financières. Un peu, bien sûr, mais pas tellement pour un voyage pareil. Nous avons une cabine de luxe, ma femme et moi, à bord de « La Princesse de Mars » pour 325 dollars 50. Aller, naturellement…

– Mars ! » soupira Lebert.

Il y eut un assez long silence comme si tous rendaient hommage à la planète Mars et à ses merveilles. Cladet mastiquait bruyamment, mais il semblait beaucoup moins incrédule que tout à l’heure.

« Oh ! Parle-nous encore de ton voyage, dit Raymond avec chaleur ; c’est tellement passionnant !

– Je n’ai pas grand-chose à en dire avant d’y être allé, répliquai-je négligemment. Nous descendrons à l’Hôtel de la Plage Verte, près de Marsport. De là, nous ferons vraisemblablement l’excursion de la Cité de Cristal et, si nous avons assez de temps, nous pousserons jusqu’au Pôle Nord… de Mars, bien entendu.

Mon vieux, poursuivis-je avec enthousiasme, saisissant le bras de Lebert, vous ne pouvez pas savoir ce qu’est la pêche, tant que vous n’avez pas tiré hors du Grand Canal, un de ces extraordinaires poissons martiens ! »

J’avais attrapé une règle et je fis le geste classique du pêcheur avec tant de zèle que je faillis jeter à terre le sandwich de Cladet, et je m’excusai aussitôt, mais Raymond demandait déjà :

« Et en fait de distractions ?

– Ma femme sera toujours auprès de moi, fis-je avec un clin d’œil un tantinet égrillard ; pourtant, il y a pas mal de casinos aux alentours de la Plage Verte. Pendant qu’elle dansera aux bras d’un Martien, moi, je ferai connaissance avec quelque jolie Martienne au teint de brouillard rose et au corps éthéré.

– Il n’y a pas de vie humaine sur Mars, » affirma alors Cladet, soudain repris de soupçons.

Trois regards presque méprisants se fixèrent sur lui et Raymond demanda :

« En êtes-vous certain ?

– Y êtes-vous déjà allé ? appuyai-je alors sur un ton sarcastique.

– Non… mais d’après ce qu’on dit…

– Dans ce cas, coupai-je, vous ne savez absolument rien. Ne parlez donc pas de ce que vous ne connaissez pas ! »

Me tournant résolument vers Lebert et Raymond, je poursuivis sans vergogne :

« Mars est excellent pour la santé : un air léger, sec, une température constante, un peu plus fraîche la nuit, exactement ce qu’ii faut pour se bien porter. Et quels paysages ! De Marsport, on peut voir les montagnes à pente douce, dont beaucoup sont couvertes de fleurs en toutes saisons, des dunes de sable tantôt rouge, tantôt vert, descendant vers les mers transparentes. Lebert, vous devriez renoncer à l’Himalaya et venir un peu voir les rochers martiens.

– Il n’y a pas de rochers sur Mars, dit Cladet, obstiné.

– Vraiment ? répliquai-je. Eh bien ! il y en a, ne vous en déplaise. Ce n’est pas parce que vous n’avez jamais entendu parler de quelque chose que cette chose n’existe pas !

– Le Gouvernement travaille actuellement sur les fusées à longue distance. Pour l’instant, on va seulement jusqu’à la Lune en voyages touristiques, » laissa tomber encore une fois Cladet d’un air méprisant.

J’eus un soupir un peu las, comme si j’étais ennuyé de discuter avec un homme aussi mal informé, et j’expliquai, non sans condescendance :

« Voyons, Cladet… Le Gouvernement travaille sur les fusées militaires. Où avez-vous pris que le Gouvernement se trouve en avance sur l’industrie privée ? Qui a mis au point et perfectionné la télévision, la radio, les hélico-autos ? Le Gouvernement ? Mais non ! L’industrie privée, dans tous les domaines, a toujours été à la pointe du progrès, bien avant les gouvernements. Soyez de bonne foi, Cladet ! »

Jean-Pierre reprit le sandwich un instant délaissé, non sans soupirer avec amertume :

« Comment ne suis-je pas au courant de pareilles choses ?

– Mais très peu de gens sont au courant, assurai-je. Moi-même, je ne l’ai appris que fort récemment. La Société vient seulement d’être fondée et elle n’a pas de disponibilités pour mettre des pages entières de publicité dans les journaux ; il faut lui laisser le temps de se lancer. Dans deux ou trois ans, elle organisera des croisières sur Vénus ou Neptune et la Lune ou Mars seront aussi démodés que le sont actuellement la Polynésie et les deux Pôles. »

Cladet semblait à demi convaincu, mais il demanda pourtant encore :

« Où avez-vous pris vos billets ?

– Il y a une ou deux agences de location dans la banlieue sud ; vous trouverez sans peine l’adresse exacte dans l’annuaire. Cherchez à « Société des Excursions Interplanétaires… » ou quelque chose d’approchant ; je n’ai pas le nom exact en tête et je ne me rappelle pas l’adresse précise. »

Cladet allait dire quelque chose encore, mais la cloche sonna la reprise du travail, et il regagna son bureau, voisin du nôtre, l’air fort perplexe.
 

*

 

Le lendemain, Cladet ne reparla pas de Mars, bien que l’un ou l’autre de nous trois ait essayé à plusieurs reprises de mettre la conversation sur ce sujet. Notre collègue ne mordait pas à l’hameçon et je sentis qu’il était inutile d’insister.

Passa sans incident la dernière semaine de juillet et puis les quinze jours de vacances au début d’août, vacances que je passai dans mon jardin, comme je l’ai dit plus haut.

Et ce lundi, jour du retour collectif, tout le monde retrouva sans enthousiasme l’atmosphère bureaucratique qui était la nôtre pendant cinquante semaines sur cinquante-deux.

À midi pile, en compagnie de Lebert, je me dirigeai vers le bureau de Raymond, mes sandwiches à la main. C’était toujours auprès de Raymond que nous nous installions à cette heure, car son bureau était le plus proche de la fenêtre, le plus ensoleillé. Enfin, le moment était venu de parler des vacances…

L’arrivée de Cladet – qui venait toujours un peu en retard – suspendit nos confidences. Il y eut un silence que je brisai bientôt :

« Eh bien, Cladet ! si vous nous parliez un peu de vos vacances ? Vous en mourez d’envie… Où êtes-vous allé ? »

Il eut l’air surpris de la question et répondit simplement :

« Sur Mars ! »

Nous restâmes interloqués, mes deux collègues et moi ; puis un fou rire inextinguible nous saisit en même temps, et il nous fallut un bon moment pour retrouver un semblant de sérieux. J’avais encore les mâchoires endolories lorsque je levai les yeux vers Cladet qui avait l’air vraiment peiné de cet accès de gaieté intempestive.

« Vous ne me croyez pas ? demanda-t-il.

– Cela suffit, Cladet, dis-je vivement. Une blague est une blague, mais il ne faut pas la prolonger outre mesure. Où êtes-vous allé ? Sur la Lune, peut-être ?

– Je vous répète que je suis allé sur Mars, et je peux vous le prouver, ajouta-t-il d’un air de défi.

– Bien sûr ! Comme je peux vous prouver que la Terre est plate et qu’elle est supportée par quatre éléphants géants solidement arc-boutés sur le dos d’une tortue non moins géante… Tout au moins à ce qu’assuraient les Grecs de l’Antiquité… »

Un nouvel éclat de rire me secoua, tandis que Cladet, froidement, déposait à portée de ma main deux billets de location dont je m’emparai vivement. Semblables à tous les billets de location, ceux-ci portaient pourtant des indications troublantes : cabine de luxe à bord du « Prince Martien, » prix : 357 dollars 75, plus les taxes. À la partie supérieure figuraient les noms : Monsieur et Madame J.-P. Cladet… Les billets étaient un peu déchirés au bas, visiblement à la suite d’un contrôle. Je doutai cependant :

« Très fort mon vieux, mais vous avez dépensé de l’argent bien inutilement pour faire imprimer ces billets à vos frais ! »

Sans un mot, Cladet jeta sur le bureau une liasse de kodachromes : élevant l’un d’eux en pleine lumière, j’y reconnus Cladet et sa femme grimpés sur un animal étrange qui tenait à la fois du chameau et du zèbre. Ils se trouvaient au sommet d’une dune de sable et l’on voyait dans le lointain les tours d’une grande ville. Je remarquai que ces tours ressemblaient quelque peu à des minarets, mais les dunes étaient d’un rouge splendide.

Je passai le kodachrome à Raymond et regardai les autres ; il y en avait de tout simplement magnifiques ! M. et Mme Cladet devant différents monuments de marbre ou de cristal transparent ; Cladet seul sur un hélico-glisseur rose et blanc, une canne à lancer à la main, taquinant vraisemblablement le goujon martien sur le grand canal, deux fois large comme le Rhin ; Cladet appuyé à un parapet de marbre curieusement sculpté, et contemplant le coucher du soleil, un tout petit soleil, comparé au nôtre ; et partout, les dunes de sable rouge ou vert…

« Ces photos peuvent être d’excellents truquages, » affirmai-je, toujours sceptique.

Alors, avec un grand air de dignité outragée, Cladet sortit d’une serviette un tas de choses qu’il étala, non sans complaisance, sur le bureau de Raymond : des sous-vases de satin reproduisant des paysages tels que ceux des kodachromes, une urne de marbre emplie de sable vert, un bateau-miniature, genre hélico-glisseur, mais plus orné, un ouvre-lettre fait d’une sorte de cristal rose aux tons délicats et délicatement veiné. Et, le comble ! tous ces objets portaient l’estampille : « Souvenir de Mars. » Il était impossible de douter de l’authenticité de ces pièces. Je restai muet du coup ! Mais Cladet disait d’une voix suave :

« Comme nous n’avons pas pu faire toutes les excursions intéressantes, nous y retournerons l’année prochaine. »

Alors, il se tourna vers moi, plein d’ironie :

« J’ai parlé à l’agence de « La Princesse de Mars » et on m’a dit qu’aucune fusée interplanétaire ne portait ce nom. Et puis, il n’y a pas de Marsport ; c’est Marsville, le point d’atterrissage ; je ne comprends pas que vous ayez pu vous tromper aussi grossièrement, mon cher !

– Et pour cause… » avouai-je, vaincu.

Mais je montrai encore les billets de location.

« Où les avez-vous eus ? »

Il eut un geste large vers le sud.

« Dans une vague agence de banlieue, ainsi que vous me l’aviez dit… Il y en a une ou deux… je ne me souviens pas de l’adresse exacte… »

 

*

 

Je crois bien que je me suis totalement trompé quant à Cladet ; il faut du temps pour connaître vraiment un homme aussi fort ! Après tout, il est bien possible que son Jackie soit un enfant absolument génial et que son hélico à réaction soit une merveille inégalée ! En tous cas, grâce à Cladet, je crois, depuis ces dernières vacances, que je suis vraiment allé sur Mars et je peux même vous donner des précisions extraordinaires sur la Cité de Cristal, la pêche dans le grand canal, le coucher de soleil à Marsport, non, pardon, Marsville…

Vous voulez savoir comment vous rendre à la planète Mars ? Eh bien ! cherchez dans l’annuaire à « Société des Excursions Interplanétaires » ou quelque chose d’approchant… Vous aurez peut-être un peu de peine à trouve, parce que cette société n’est pas encore très connue… Elle démarre… Elle ne peut pas encore faire une grosse publicité…
 
 

FIN

 

(D’après Frank M. Robinson.)

 
 

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(Frank M. Robinson, adaptation anonyme, illustration d’Elizabeth McIntyre, in Boléro, n° 53, deuxième trimestre 1953. Cette nouvelle est parue sous le titre : « Two Weeks in August, » dans la revue Galaxy Science Fiction, volume 1, n° 5, février 1951)

 
 
 

 

 
 

TWO WEEKS IN AUGUST

 

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