Je me souviens que, lorsque j’avais douze ans, j’étais passionnément amoureux de Mademoiselle Clotilde Jarrier. C’était une fort belle brune avec des yeux noirs, dont rêvaient tous les collégiens de mon âge. Quand nous allions à la promenade, nous étions certains de l’entrevoir dans son jardin, dont la grille donnait sur le square Montholon. Un jour, on ne la vit pas ; cela donna lieu à beaucoup de commentaires ; puis un externe qui se prétendait supérieurement renseigné, affirma qu’elle était devenue folle. Les sceptiques prétendaient qu’elle avait toujours eu une araignée dans le plafond. Ils ne pensaient pas être aussi près de la terrible vérité ; mais ils se trompaient en ce sens que l’araignée n’avait pas toujours eu son domicile dans le cerveau de Clotilde.

La terrible bête qui avait pénétré dans la tête de Mademoiselle Jarrier d’une façon tout à fait insolite, était une araignée diadème, ou mygale tétrapneumone. On la trouve dans les jardins, et, de préférence, sur les fleurs. J’insiste sur ces détails scientifiques, car, si mon récit tombe sous les yeux d’un naturaliste, je serais curieux de connaître son opinion sur l’étrange événement que je vais raconter.

Clotilde Jarrier avait dans son jardin des roses jaunes d’une espèce assez rare, exhalant un parfum balsamique très prononcé. Elle se parait de ces fleurs, et en portait toujours une petite touffe coquettement placée sur l’oreille, à la mode espagnole.

Elle aimait à respirer ce parfum pénétrant. L’araignée microscopique fut aspirée par elle, et entra dans les narines. Peu de jours après, Mademoiselle Jarrier fut subitement prise de violentes migraines, accompagnées de saignements de nez. Les médecins n’y comprenaient rien, car les maux de tête viennent de l’estomac, et les fonctions digestives n’avaient éprouvé aucun dérangement.

Peu à peu, la douleur devint si intolérable que la malade poussait des cris déchirants et se précipitait la tête la première contre les murailles. Pour ne pas la quitter, son père fit capitonner un appartement dans sa maison.

Ce qu’il y eut de remarquable dans cette singulière maladie, c’est que le dérangement des facultés, peu sensible au début, s’aggrava journellement d’une manière progressive, mais continue ; et lorsque Mademoiselle Jarrier expira, on avait été obligé de lui mettre la camisole de force. Sa mort fut marquée par des douleurs atroces qui faisaient tressaillir l’âme bronzée des médecins.

Lorsqu’elle eut rendu son dernier soupir, la Faculté réunie procéda à l’autopsie. On détacha l’enveloppe crânienne et l’on vit un monstre presque aussi gros qu’un crabe qui s’agitait au milieu des méandres du cerveau et voulut s’enfuir lorsqu’on entrouvrit sa prison.

C’était l’araignée imperceptible, qui, se nourrissant par l’afflux du sang, avait pris un développement démesuré. C’était le succube hideux qui, chaque jour, avait bu une parcelle de la vie de la jeune fille.

Comment le monstre avait-il pu arriver jusqu’à cette place, et s’habituer à vivre privé d’air et gorgé de sang ? Je n’ai jamais pu le savoir, car aucun médecin n’a pu me le dire. Mais depuis le jour où ces détails me furent connus, la vue d’une rose m’a toujours causé un épouvantable tressaillement et le sort de la belle Clotilde a empoisonné pour moi le parfum des fleurs.
 
 

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(Gaston Jourdanne, sous le pseudonyme de « Fritz, » in Le Bon Sens, journal républicain, littéraire et commercial, quatorzième année, n° 1424, vendredi 14 novembre 1884 ; « contes d’antan, » sous le pseudonyme de « Jean d’Angontours, » dans La Démocratie de l’Aude, journal politique, deuxième année, n° 165, mercredi 15 mai 1889. Tom Adams, illustration de couverture pour Appointment with Death d’Agatha Christie, Fontana Books, 1977)