I
Coiffé d’un fez teigneux, recroquevillé par ce terrible froid, comme tassé dans sa mince vêture de coton, effroyablement blême sous sa patine de bronze, les narines pincées, les yeux chavirés dans les orbites caves, le pauvre diable d’Égyptien agonisait sur ce banc de boulevard, foudroyé par une congestion mortelle.
Le vicomte Lucien d’Escoublac, qu’une impulsion de pitié avait amené là, fendit le cercle imbécile des badauds, tira de sa poche un petit flacon contenant un cordial dont il répandit quelques gouttes sur sa coin de son fin mouchoir de batiste, et, de ses mains aristocratiques dégantées, bravement se mit en devoir de frictionner les tempes du misérable devant le populaire ébahi.
L’homme recouvra ses sens pour un instant : son regard alla droit au secourable Samaritain, une grimace qui devait être un sourire convulsa sa face de moricaud, et, dans un instinctif élan de reconnaissance, après un vain effort des lèvres mais avec une expressive mimique d’angoisse, il lui tendit, l’ayant vivement extraite de sa ceinture, une sorte de bague d’un métal douteux que le noble sauveteur, après une brève hésitation de répugnance, daigna, – jusqu’au bout charitable, – accepter et passer à son annulaire ainsi qu’un bijou précieux.
Satisfait sans doute, l’Égyptien referma ses yeux, – il était mort.
Et d’Escoublac reprit le chemin de son domicile.
II
Carré dans le fauteuil de Monsieur, devant le bureau de Monsieur, le chef couvert du dernier chapeau de Monsieur, investi d’une jaquette de Monsieur, tournant ses bagues sur son ventre à l’instar de Monsieur, monsieur Joseph faisait des grâces sous le sourire approbateur de mademoiselle Justine, une accorte soubrette attachée au service particulier de Mme la vicomtesse d’Escoublac.
« Hein ! disait le larbin avec une adorable fatuité, ce qu’on dégote le singe avec sa pelure ? pas besoin de descendre des croisés…
– Par les fenêtres, » ripostait Mlle Justine, laquelle passait à bon droit pour n’être pas dénuée de lettres, ayant conquis ses brevets.
Tel fut l’aimable bout de dialogue que d’Escoublac saisit au vol en pénétrant à l’improviste dans son cabinet.
Une stupeur le cloua au seuil… Quoi ? Monsieur Joseph, en service le plus digne, le plus majestueux, comme aussi le plus correct et le plus respectueux des valets de chambre ! monsieur Joseph oubliait à ce point les convenances ! se permettait de traiter son maître, en son absence, avec cette irrévérence criminelle !… Pas possible ! il y avait erreur ?…
Suffoqué d’indignation, incapable d’articuler un mot, d’Escoublac put se convaincre toutefois qu’il n’était pas le jouet d’un rêve, en écoutant, malgré lui, la suite de l’édifiante conversation.
Car, – chose au moins étrange, – la soudaine apparition du maître ne modifia en rien la posture et le langage du valet qui, se levant et s’étirant paresseusement, continua avec la même impertinence désinvolte.
« Flûte ! mon singe va rappliquer ! pas une pauvre minute de loisir ! Ah ! le chameau !… »
Cela finissait par dépasser les bornes, décidément.
« Singe et chameau ? tonna d’Escoublac ; c’en est trop à la fin pour un seul homme, monsieur Joseph ! »
M. Joseph tressauta sur son fauteuil, – M. Joseph chercha des yeux les genoux devant quoi s’écrouler, – M. Joseph ne vit rien !…
« Drôles ! coquins ! Marauds ! poursuivait le vicomte furieux ; je vous chasse !
– Grâce !… »
Pan ! un coup de pied dans le derrière à M. Joseph, qui s’enfuit en hurlant :
« La voix de Monsieur ! Monsieur revient ! Monsieur est mort ! »
Mlle Justine s’était ruée sur les talons de M. Joseph, les bras en ailes de moulin.
Il y eut là-bas, au bout de l’enfilade des appartements, un fracas d’éperdue dégringolade dans les escaliers, et le vicomte, demeuré seul, pouffa de rire.
« Qu’est-ce qui leur prend ?… Imbéciles !… »
III
Passé dans son cabinet de toilette, tandis qu’il procédait devant sa psyché à la réfection de son nœud de cravate dérangé par cette exécution, – comment exprimer le singulier phénomène dont il fut témoin ? – d’Escoublac constata que la glace ne lui renvoyait pas son image, mais qu’en revanche, elle réfléchissait l’image des objets placés derrière lui !
« Ah ! çà, pensa-t-il, c’est épatant ! »
Il se palpa, vérifia d’un tact multiple sa corporelle identité, se rapprocha de la psyché à la toucher… derechef, le miroir ne refléta rien d’autre que de quelconques meubles par transparence, mais, de son effigie personnelle, – rien !
« Décidément, épatant ! Je ne suis pourtant pas un pur esprit ? »
Soudain, il poussa un cri, se remémorant l’exclamation terrifiée de Joseph :
« La voix de Monsieur !. Monsieur revient ! Monsieur est mort ! »
« Allons ! je suis mort, comme ça, sans m’en douter !… Extraordinairement prodigieux !… Seulement, je serais curieux de savoir où et comment j’ai bien pu mourir. »
Alors, comme il cherchait à se remémorer « ses derniers moments, » il songea à l’Égyptien et à son legs bizarre in extremis, et, brusquement, en son cerveau, une clarté se fit.
Eût-on cent fois mérité sur les bancs du collège une réputation de cancre invétéré, – ç’avait été le cas du vicomte, – il est certaines légendes qu’il n’est pas permis d’ignorer, – telle est la légende de Gygès et de son anneau, celle, du moins, que nous conte Platon dans sa République.
Gygès, berger de Candaule, roi de Lydie, trouva après un orage terrible, dans une profonde crevasse du sol, un géant mort enfermé dans les flancs d’un cheval de bronze. Le géant avait au doigt un anneau d’or, et cet anneau avait la propriété de le rendre invisible : pour cela, il suffisait à qui le portait d’en tourner le chaton vers la paume de sa main.
Escoublac tenta l’expérience à diverses reprises, et l’expérience fut concluante : il put se révéler et s’éclipser à volonté. C’était bien, – après quelle succession d’avatars fabuleux, – l’anneau de Gygès qu’il venait d’hériter de ce fellah crasseux ! – Comme quoi toute bonne action porte en elle-même sa récompense.
La légende ajoute que le berger se servit de l’anneau magique pour contempler sans voiles la femme de son roi, ce qui ne laissa pas de rendre un instant le vicomte rêveur.
« Parbleu ! se dit-il, se souvenant des libertés de langage de M. Joseph, je tiens là un talisman d’une valeur inappréciable et qui, à défaut d’autres privilèges, me donne à tout le moins celui de connaître la vérité. »
IV
S’étant tracé tout un programme d’enquêtes, le vicomte se mit en devoir de le réaliser scrupuleusement.
Grâce à la vertu du talisman magique, il connut l’envers des feuilles, souleva les masques, pénétra dans les coulisses de la vie ; il s’assit aux conseils des ministres, – là il en vit de drôles, – il se mêla aux élus de la sacro-sainte Académie un jour de séance de dictionnaire, – et, bien que Zola fût consigné à la porte, il en entendit de raides ; – il apprit dans les couloirs des assemblées politiques et dans les salles de rédaction des journaux influents par quels arguments et pour la satisfaction de quels misérables appétits individuels on agite des troupeaux d’hommes ; il surprit dans le cabinet du critique influent sur quels fondements s’assoit la réputation de l’ingénue ; il vit les pieds d’argile des idoles de la foule, et les tares cachées de ses dieux ; il assista aux tours de passe-passe et aux virevoltes savantes des tribuns qui lui livrèrent le secret de leurs enthousiasmes, de leurs haines et de leurs capitulations ; sous ses yeux, dans les petits coins des salons, derrière les paravents et les éventails, défilèrent les mensonges d’amour, les reniements d’amitié, les déchirements par-derrière après les protestations chaleureuses, toutes les canailleries, calomnies, intrigailleries, rosseries et mufleries des gens de son monde, et les saletés et les infamies cachées sous la convention de leurs sourires et sous le vernis de leur correction ; il se faufila dans les cabinets de toilette et les alcôves, – ce qui lui procura parfois d’incoercibles envies de rire : il y vit, habilement masquées sous la science des maquillages et le triomphe des orthopédies, des choses hideusement grotesques, – et en dépit des compensations inévitables, tout ce qui, les écailles tombées de ses yeux, se révéla à lui dans la brutalité du réel, tout cela, en somme, lui apparut laid, cruel et désolant. Le monde physique n’était qu’un bocal de monstres ; le monde social un vivier sanglant où l’universel déchaînement des appétits, l’immolation du faible au fort, s’érigeaient en vertus grâce à l’hypocrisie des formules ; le monde moral un fumier en pleine décomposition sur lequel çà et là germaient et s’épanouissaient de rares fleurs…
Une foi, pourtant, surnageait encore dans le naufrage de ses croyances : la foi, non point à l’amitié et à l’amour, mais à une amitié, à un amour, – l’amitié de son vieux camarade de Fontenay, l’amour de la vicomtesse sa légitime épouse.
Un jour, – bien involontairement certes, – grâce non plus à son talisman magique, mais au hasard d’une porte ouverte, le pauvre vicomte perdit d’un seul coup cette dernière et double illusion.
Et ce jour-là, comble la coupe du désenchantement, il résolut de mourir…
V
Sur la berge de la Seine, il s’arrêta. Le fleuve sombre, pailleté de feux multicolores, coulait à pleins bords entre ses piles avec un bruit sinistre comme dans les romans de M. de Montépin. Là-bas, houlait et flamboyait Paris, la cité d’iniquités et de mensonges.
Le vicomte tendit le poing vers elle dans un geste de suprême malédiction.
« Ô l’héritage inestimable que la bague du fellah pouilleux ! Heureux, certes, qui obtint de contempler la Vérité dans sa nudité auguste, telle qu’apparut la femme du roi Candaule au berger de Phrygie !… Sans le fard nécessaire, sans le piment et la séduction du Mensonge, la Vérité n’est que Laideur. Savants de tout poil et de tout vol, engeance détestable, physiologistes, physiciens, chimistes, analystes, psychologues, philologues, exégètes, découvreurs de microbes, inventeurs de scalpels, de microscopes, de rayons cathodiques et de systèmes, fouilleurs de corps, démonteurs d’âmes, démolisseurs de mythologies, contempleurs d’idéaux, dénicheurs de dieux, arracheurs de bandeaux sacrés, coupeurs d’ailes, décrocheurs d’étoiles, vous tous qui vous intitulez bienfaiteurs de l’Humanité, – bienfaiteurs à rebours, tous, vous êtes stupides et malfaisants ; tous, vous contribuez à tuer le bonheur de l’Humanité, car vous tuez la Poésie, qui est le pain de son âme et de sa vie, car vous chassez du paradis de son rêve l’Illusion sainte, qui est la forme divine du Mensonge !… »
Ayant dit, et le chaton de sa bague intérieurement tourné vers sa paume afin qu’on ne retrouvât point ses restes, – résolument le vicomte piqua sa tête dans le fleuve.
En quoi le pauvre garçon prouva surabondamment qu’il n’était qu’un imbécile.

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(Maxime Audouin, « Conte du lundi, » in Le Petit Républicain de l’Aube, journal quotidien, douzième année, n° 3824, lundi 29 novembre 1897 ; repris, avec quelques modifications, dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2227, mardi 17 novembre 1903 ; « Nos Contes, » in L’Indépendant des Basses-Pyrénées, journal républicain, cinquante-huitième année, n° 17442, mercredi 24 décembre 1924. Illustration de Jean Veber pour « Le Raccommodeur de cervelle, » in Contes des Dix Mille et deux Nuits de Félix Duquesnel, Paris : Ernest Flammarion, [1904])

