Si mon cœur t’embarrasse,
jette-le donc dans la rue,
pour que le mangent les chiens !
Aux tranchées, le…
Mon cher Ami,
Tu te plains amèrement du « vide » de mes lettres ; « tes petites phrases courtes et sans âme, me dis-tu, sont pires que le manque absolu de nouvelles » et tu échafaudes, pour expliquer ma gêne épistolaire, des suppositions toutes aussi sottes (pardon !) les unes que les autres : discrétion imposée par les opérations militaires ; fatigue… lassitude… l’attrait de quelque marraine fort écrivassière…
Non ! rien de tout cela ! Mais ton amitié m’est tellement précieuse, et puis elle est si solide et si sûre que je te divulguerai enfin aujourd’hui les causes – pour moi-même tellement mystérieuses – du trouble qui a mis tous ces derniers temps une si fâcheuse contrainte entre nous.
Il faut que tout d’abord tu comprennes bien que la cervelle de ceux qui font la guerre avec l’embarras de leur sensibilité et de leurs nerfs est habitée par des impressions multiples, impossibles à analyser. C’est une effervescence de pensées qui centuple les facultés de tout l’être, désagrège les rouilles de l’habitude, « décape » le cœur, si l’on peut dire, pour le faire tout neuf et l’Amour, figure-toi, l’Amour lui-même, passé au crible de sauvages tueries, s’enjolive pour nous des idéales parures qui lui sont tellement nécessaires pour en faire quelque chose de propre…
Ce préambule était indispensable. Sans lui, peut-être n’eusses-tu pas compris parfaitement les étranges changements survenus en moi, sceptique demi-blasé que tu as connu… et que l’approche du Printemps suffit à bouleverser de manière poignante.
Car c’est toute l’énigme…
Serait-ce donc que la « petite fleur bleue » aurait germé dans mon cœur de vieil adolescent ? Gazouillis des oiseaux, bourgeons prêts à craquer… murmure des eaux vives… l’air embaumé par les sèves turbulentes ?… Rien de tout cela, hélas ! ne peut plus toucher ce muscle endurci ; il est devenu indifférent aux pommades écolières ; il faut, pour que des émois s’y gravent maintenant, que le morde le brûlant acide des sensations exaspérantes.
Or, ami si cher, c’est avec épouvante que ma vie s’avance vers cette cruelle saison qui vient ; nouveau Josué, je voudrais arrêter le soleil, prolonger le désespérant hiver… car nulle désespérance, j’en ai bien peur, n’égalera jamais celle qui, bientôt, accablera mon être tout entier…
*
Au printemps dernier, je reçus de Mlle Antonieta F…y P… une lettre où elle me redisait une fois de plus son « effrayant amour ; » en même temps, elle m’envoyait quelques graines de myosotis pour « semer dans ma tranchée » et ajoutait : « Dans ce « bouquet vivant » à côté de vous, mon amour inépuisable sera enfermé. Respirez-le… buvez-le… en attendant que, cette maudite guerre finie, vous puissiez cueillir tous les pétales que je réserve intacts, moi, votre fleur ensoleillée, pour la cueillette de l’Amant.. »
Antonieta !… Tu connais notre histoire… cette possession cérébrale, ébauchée quand je fis certain voyage en Espagne, juste avant le commencement des hostilités… et continuée depuis par correspondance, une correspondance dont s’exaspère notre commune passion torturante.
J’avais renoncé à t’en parler depuis bien longtemps, m’étant vite aperçu que tu ne pouvais pas me comprendre, te faire seulement une pauvre idée rabougrie de ce qu’est l’Amour, pour Castillanes bien nées.
Et pourtant, je gagerais bien qu’Antonieta n’a point attaché un minuscule poignard (de Tolède… naturellement) au nœud de sa jarretière ; qu’elle n’est pas en confidence avec la classique « gitana, » ignore les herbes qui empoisonnent… mais je sais que si elle meurt, je mourrai, et que si quelque ferraille imbécile venait arrêter soudain ma vie d’ici-bas… elle me suivrait « ailleurs, » car nos âmes ne peuvent plus être séparées. Ceci est devenu, pour nous deux, une conviction évidente, comme naturelle.
« J’ai été créée pour vous, m’a-t-elle dit un jour ; nous nous sommes cherchés… puis trouvés, parce que la Force qui émane de notre destin commun est une puissance contre quoi rien ne prévaut, – et rien, non plus, ne saurait dorénavant nous séparer, même la mort, – car là où vous irez… j’irai forcément avec vous. »
… Aussi, je suis jaloux, vois-tu, des fleurs qui ornent sa chevelure – jaloux des baisers que sa mère lui donne ; moi dont les lèvres n’ont même point touché ses doigts…
*
Donc, je semai des myosotis, l’an passé, près de mon créneau, et ils poussèrent avec une surprenante rapidité.
Dès qu’ils sortirent de terre, je régalai ma bouche à la rosée qui s’accrochait aux tendres brindilles ; puis ils fleurirent, et de sentir là, si près de moi, ce « bouquet vivant » où était enfermé l’ « amour inépuisable, » je te laisse à supposer quels rêves m’envahissaient.
Je cultivais passionnément mon minuscule jardinet, grattant tout autour, avec mes doigts, et je me félicitais de mes soins, car il prospérait… prospérait étrangement.
Je fus même vite déconcerté par l’exubérance des pousses, qui montaient, montaient… brandissant à une hauteur inaccoutumée leurs petites fleurs délicates et fraîches.
Mais un jour, – horreur ! – en remuant la terre du parapet plus que d’habitude, mes doigts s’engluèrent soudain de quelque chose de sanguinolent, en même temps qu’une odeur infecte empestait l’air autour de moi…
Les tentacules de mes myosotis se ramifiaient à travers une cervelle en bouillie… mon bouquet plongeait ses racines dans le crâne d’un cadavre en décomposition…
J’arrachai cette touffe dès lors maudite et la jetai au loin… À ce moment précis, j’entendis dans l’espace un cri prolongé… navrant… « sa voix » déchirante…
Tu penses avec quelle anxiété j’attendis sa prochaine lettre, sans oser lui écrire, moi, avant de savoir…
Cette lettre, la voici :
« Ami chéri, nos cœurs sont deux horloges marquant à l’unisson la même espérance ; nos âmes sont deux étincelles ravies à la même flamme ; nos désirs, deux bouquets de fleurs pareilles, enracinées dans nos cerveaux.
Or, je viens d’éprouver une souffrance infinie…
Ce matin, j’ai eu l’impression qu’une main brutale arrachait mes rêves de derrière mon front…et j’en ressentis une douleur à mourir sur le coup. Je criai… et mon cri affola la maison… puis je dis malgré moi : « Non ! Non !… pas encore ! Ciel ! Dieu ! prolongez sa vie… je ne veux pas qu’il meure !… Et si je m’en vais… moi… vous savez bien qu’il doit m’accompagner !… Pitié !… pitié… ce cadavre… déjà… cette odeur… cette affreuse odeur de mort !… »
Mes parents me dirent plus tard que j’avais proféré de grandes extravagances, pendant mon délire… M’expliquerez-vous tout ceci, vous qui êtes le maître de ma raison ? »
*
Voilà donc, mon pauvre ami, l’anniversaire que je redoute… et c’est le mystère, ce sont les puissances inconnues, dont j’ai peur, bien autrement que des sauvages réalités de l’heure présente ; et voilà pourquoi aussi, je t’ai si mal écrit, tous ces temps derniers…
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(Pierre de Kadoré, in Fantasio, magazine gai, douzième année, n° 250, vendredi 15 juin 1917)



