Ah ! une heure seulement manier la foudre !

(Souhait de M. TOUT-LE-MONDE)

 
 

Troundebise avait fait trois inventions. La première résolvait le grand problème de la navigation aérienne, qui a fait couler tant d’encre et crever tant de ballons, sans compter les aéronautes. Troundebise, profitant des travaux de ses prédécesseurs, Tissandier, Giffart et Zeppelin, les perfectionna grâce à l’habileté d’un facteur de la poste, qui avait reçu de la nature un génie aéronautique. Le facteur imagina des combinaisons savantes et extravagantes ; Troundebise les réduisit aisément à une portée pratique, paya cent louis au facteur et se garda bien de prendre un brevet, car le soir même son collaborateur s’enivra et se laissa écraser par un omnibus. À l’aide de la troisième invention, dont il sera parlé plus loin, Troundebise fit construire son aéronef qui, par un système ingénieux de voiles, de gouvernails et d’hélices, montait et descendait, tournait dans tous les sens ou filait en ligne droite avec une rapidité foudroyante, sans plus se soucier du vent que de la pousse des petits pois. Enchanté de son aéronef, Troundebise lui voulut donner un nom qui la caractérisât. Comme il la comparait volontiers au cachalot qui, malgré sa masse énorme, se joue légèrement dans les vagues, par un horrible jeu de mots, dont il faut demander pardon à Dieu et aux hommes, il l’appela : cachalair ! Au demeurant, il importe beaucoup qu’une chose ait un nom, et fort peu que ce nom soit raisonnable. S’il en était autrement, il faudrait renouveler en toute hâte la moitié du dictionnaire, et Troundebise n’en avait cure.

Il inventa deuxièmement un explosif admirable, qui surpassait tous les explosifs connus, et leur était, pour la puissance d’expansion, et la force brisante, ce qu’un éléphant est à un lapin. D’après les calculs des savants, il suffirait d’introduire cent mille tonnes de cette matière au centre de la Terre, d’y adapter une tige d’acier de la longueur du rayon terrestre, et de laisser tomber sur le bout de cette tige un marteau du poids de trente millions de livres, pour faire voler toute la planète avec ses montagnes et ses plaines, ses continents et ses mers, en une poussière impalpable bien au-delà de l’orbite de la Lune. Troundebise expérimenta discrètement sa chambardite, d’abord au fond d’une mine de houille, où l’on crut à un coup de grisou, puis dans la maison d’un juge correctionnel, qui se jugea victime d’un attentat anarchiste et fit arrêter, emprisonner et mettre en jugement un cordonnier, deux ramoneurs et quatre tondeurs de chiens. Ces malheureux hurlèrent leur innocence en termes maladroits ; un jury indulgent les condamna à dix ans de travaux forcés ; du chagrin de n’avoir pu les envoyer à la guillotine, le juge se mit à boire à l’excès, eut la goutte, se maria, surprit sa femme en pique-nique adultère avec un commis greffier, écrivit un savant traité de numismatique mexicaine, tomba amoureux d’une chanteuse de l’Opéra, entra par mégarde dans la chambre d’une figurante et en sortit avec une affreuse maladie dont il mourut. Tel est l’enchaînement des choses humaines. Tout à l’enthousiasme de son invention, Troundebise ne prit point garde à ces événements. Il ne songeait qu’à expérimenter d’une manière plus énergique les vertus de la chambardite. Il en fourra quelques tonnes dans une falaise de la Malaisie et les fit sauter. L’explosion fut magnifique et terrible, et les savants y reconnurent savamment un tremblement de terre déterminé par l’éruption d’un volcan sous-marin.

La troisième découverte de Troundebise lui fut de beaucoup la plus agréable et la plus utile car, sans elle, il n’eût pu tirer parti des deux autres. Voici comment il la fit. Comme il visitait la petite ville de Rothenbourg, célèbre par ses vieux remparts, il acheta de la saucisse dans une échoppe. Le charcutier enveloppa la saucisse dans un vieux parchemin d’un aspect dégoûtant. Troundebise ne méprisait rien : c’est l’alpha de l’art de parvenir, dont l’oméga consiste à s’approprier tout ce que l’on trouve. Il nettoya le parchemin. C’était un merveilleux traité d’alchimie indiquant le moyen de transformer le papier en or. Le procédé est, dit-on, connu de quelques banquiers. Troundebise en usa supérieurement et, en peu de temps, il se vit possesseur d’une trentaine de milliards.

Il fit construire en secret dans une île lointaine quinze énormes cachalairs, les arma de canons, lançant des obus à la chambardite, leur donna des équipages d’une fidélité à toute épreuve et, maître ainsi d’une puissance sans pareille, il résolut de venir en aide à la Providence et de faire régner la justice parmi les hommes.

À cet effet, il manda son ami, le sage Gnognotte, et lui dit :

« Par où faut-il que je commence ?

– Par le commencement, répond Gnognotte.

– D’accord, répliqua Troundebise ; encore faut-il savoir où nous le prendrons. Tu ne veux pas, je suppose, remonter au déluge. À réparer les injustices des morts, nous mourrons nous-mêmes avant d’en arriver aux vivants.

– C’est fort à craindre, opina Gnognotte.

– Examinons donc, dit Troundebise, les injustices contemporaines.

– On ne saurait, acquiesça Gnognotte, les examiner de trop près.

– Et entre toutes, reprit Troundebise, retenons d’abord les injustices publiques, car si j’entreprenais de redresser les injustices privées, je me verrais forcé d’étudier plusieurs millions d’affaires par jour.

– Ce qui se peut, remarqua Gnognotte.

– D’ailleurs, poursuivit Troundebise, il serait absurde et indigne de ma puissance d’employer mes cachalairs et ma chambardite à quereller des particuliers.

– Tu parles comme un héros ! s’exclama Gnognotte.

– Tu m’ennuies, dit Troundebise.

– Pourquoi ? dit Gnognotte.

– Parce que, dit Troundebise, au lieu des conseils que je te demande, tu ne me fournis que de sottes approbations.

– Quand on parle à un puissant potentat, l’approbation n’est jamais sotte, observa le prudent Gnognotte.

– Je n’admets point les démentis ! hurla Troundebise.

– Vous voyez bien, conclut Gnognotte, qu’il faut qu’on vous approuve. »

Là dessus, ils se calmèrent. Troundebise continua de discourir et Gnognotte d’applaudir. Grâce à cet ingénieux arrangement, ils élaborèrent un plan de campagne en quelques heures.

Troundebise écrivit d’abord au Gouvernement français pour le sommer de rendre l’indépendance à l’île de Madagascar et de mettre en jugement tout un lot de généraux, d’officiers de tous grades, d’employés et de journalistes, coupables d’avoir trompé la justice et faussé la conscience publique dans la guerre monstrueuse qui a indigné toute l’Europe. Il chargea Gnognotte de remettre la lettre au Président de la République ou au Ministre des Affaires Etrangères. Gnognotte partit avec une escadre de cinq cachalairs. Pendant la nuit, il descendit dans l’île de Madère d’où il télégraphia à l’Élysée et au quai d’Orsay :
 

« Viendrai jeudi vous parler affaire importante de part Troundevise.

Signé : Gnognotte. »
 

Quand il arriva à Paris, le Ministre des Affaires Étrangères était en tournée électorale et le Président chassait à Rambouillet. Gnogrotte s’enquit de ses télégrammes. Au quai d’Orsay, on en avait ri aux larmes et un jeune commis en avait fait une cocotte. À l’Élysée, on avait pressenti un attentat criminel et l’on avait envoyé la dépêche à la Sûreté. Mais le fonctionnaire qui avait pris cette décision se trouvait à présent à Rambouillet, auprès du President, avec un peloton de gendarmes, et ceux à qui Gnognotte s’adressa ne savaient ce qu’il voulait dire. Froissé dans son amour-propre, il se rendit par le chemin de fer à Rambouillet, aperçut le Président qui visait un perdreau, et se précipita vers lui en criant : « Je vous apporte la paix ou la guerre ! » On l’empoigna, un médecin le déclara fou et l’on se disposait à l’enfermer au corps de garde du château pour l’envoyer le lendemain à Bicêtre, quand d’épouvantables détonations éclatèrent : le corps de garde sauta à mille pieds dans l’air ; un gigantesque engin aéronautique toucha terre à deux pas des gendarmes terrifiés ; des hommes armés en sortirent, leur arrachèrent leur prisonnier et rentrèrent en toute hâte dans l’énorme machine qui remonta dans les airs. Ce qui suivit fut épouvantable. L’aéronef lança des obus sur le château qui s’écroula et se mit à brûler. Toutes les personnes qui s’y trouvaient périrent sous les décombres ou dans les flammes. Deux heures plus tard, Gnognotte, ayant rallié son escadre au-dessus de Paris, bombarda la Chambre des Députés, le Sénat et les Ministres, afin de rendre les autorités plus souples. Il fit sauter plusieurs églises pour punir les cléricaux de leur attitude dans l’Affaire. et détruisit tous les immeubles occupés par un anti-dreyfusard de marque. Dans ces opérations, 5.000 personnes perdirent la vie ou furent horriblement blessées, mais la justice commença de recevoir quelque réparation.

Cependant, un obus mal dirigé ayant démoli une aile du Louvre, Gnognotte se pencha par une ouverture de l’aéronef pour juger des dégâts. À l’aide d une lorgnette, il crut reconnaître les ruines du salon carré et les débris de la Joconde. Il en conçut un vif chagrin, car il aimait les arts. Dans ce moment, il perdit l’équilibre et tomba d’une hauteur de 500 mètres sur des monceaux de pierres et de briques, entremêlés de lambeaux de toiles peintes. Les plus hautes entreprises sont sujettes à de tels malheurs. Comme l’escadre avait perdu son chef, le plus âgé des capitaines prit le commandement, mais il ne savait ce qu’il devait faire. Pour passer le temps, il bombarda plusieurs monuments publics sans parvenir à éclaircir ses idées. Déjà, faute de mieux, il méditait de se proclamer indépendant et de déclarer la guerre à Troundebise, quand on lui signala dix cachalairs qui arrivaient du Midi avec une vitesse de 800 kilomètres à l’heure. C’était Troundebise qui amenait le reste de sa flotte. On lui apprit la triste fin de son ambassadeur. Troundevise pleura Gnognotte. « Ce grand homme, dit-il, était un peu bavard, mais rien n’égalait la sagesse de ses conseils. » Ayant mis cette pensée en vers par manière d’épitaphe, il disposa sa flotte en vol de grues, et partit à petite vitesse pour l’Angleterre.

Sa renommée l’y avait précédé. Nul ne doutait qu’il ne vînt demander compte aux Anglais de l’abominable guerre qu’ils faisaient au Transvaal et à l’État Libre d’Orange, pillés, ravagés, dévastés et finalement annexés par un acte de brigandage international détesté du monde entier. Dans le fol espoir de résister à la flotte aérienne de Troundebise, les Anglais avaient confectionné en toute hâte des centaines de ballons et les avaient armés chacun d’un petit canon Nordenfeld ; mais leurs ballons étaient de pauvres machines, aussi peu dirigeables que les antiques montgolfières ; pour ne pas les abandonner à la merci des vents, ils les avaient retenus au sol par des câbles. Troundebise, en arrivant, trouva Londres couvert de grosses boules sur de longues tiges ; du haut de son cachalair, il le compara à un champ d’oignons en fleurs du pays de Brobdignac. Quelques fusées en eurent raison. Les ballons flambèrent et sautèrent. À l’aide des signaux optiques, Troundebise télégraphia au Gouvernement anglais : « Vous êtes des lâches. » Le Gouvernement anglais lui répondit : « Vous en êtes un autre ! » et le bombardement commença. Convaincus bientôt de leur impuissance, les Anglais se résignèrent à hisser le drapeau blanc sur la tour de Londres, le Palais de Westminster et le dôme de Saint-Paul. Les Ministres conservateurs, ayant donné leur démission, furent remplacés par des libéraux. Ceux-ci rejetèrent leurs prédécesseurs en prison, décapitèrent M. Chamberlain, et finalement promirent de rendre aux Boers leurs territoires et de leur payer des indemnités magnifiques. Touché de la soumission des Anglais, Troundebise leur fit cadeau d’une grande quantité d’or équivalant à la moitié de l’indemnité, puis il se mit en route pour le Nord de la Chine. À peine s’était-il éloigné qu’une révolution éclata. Les Ministres, qui avaient cédé à la peur, furent massacrés par une foule furieuse. Dans tout le royaume, les libéraux et les conservateurs prirent les armes et s’entretuèrent durant plusieurs semaines. Quand l’ordre fut rétabli, on constata que l’intervention de Troundebise avait coûté à une nation libérale plus de 100.000 vies humaines. Il fallut aussi reconnaître que la justice avait obtenu une grande satisfaction.

En quittant l’Angleterre, Troundebise passa au-dessus de la mer du Nord, qui était couverte d’un léger brouillard. Il croisa d’une hauteur d’environ 400 mètres quatre vaisseaux de guerre qui filaient à toute vapeur. Persuadé que ces navires transportaient en Chine des troupes allemandes qui allaient y poursuivre leur œuvre sanguinaire, il leur envova quelques obus et les coula. Il apprit plus tard qu’il s’était trompé et que les cuirassés appartenaient aux Anglais, à qui il avait accordé la paix et le pardon. Il fut bien fâché de son erreur, mais il se consola en songeant que la plus ardente philanthropie n’est pas à l’abri des méprises.

Chemin faisant, Troundebise relisait, en s’échauffant, les journaux qui avaient rapporté les atrocités commises par les Cosaques sur les rives du fleuve Amour. Des rebelles chinois ayant, le 2 juillet 1900, bombardé, sans résultat d’ailleurs, la ville russe de Blagovetschensk, ordre avait été donné de procéder au massacre des Chinois paisibles qui habitaient cette ville. Ils étaient au nombre d’environ 6.000 dans une population totale de 35.000 âmes. Au jour fixé, les Slovaques se livrèrent à une effroyable chasse à l’homme dans les rues de la ville et jusque dans les maisons, dont ils fouillèrent les moindres recoins. Tous les Chinois furent capturés, dit-on, à l’exception d’une cinquantaine. Les Cosaques divisèrent leurs prisonniers par pelotons et les conduisirent au bord du fleuve à six verstes de la ville, le Commissaire du district exigeant que le massacre fut opéré hors de son territoire, afin de pouvoir dégager sa responsabilité. Les prisonniers furent dépouillés de leur or, de leurs bijoux, voire de leurs vêtements, liés les uns aux autres par leurs cheveux tressés en longues nattes, puis poussés à coups de hache dans le fleuve. Ni les femmes, ni les vieillards, ni les enfants ne furent épargnés. La noyade dura plusieurs jours. Les corps des Chinois descendaient le courant ; ils s’amoncelaient parfois à la surface de l’eau et formaient d’horribles îlots de cadavres. Après Blagovetschensk, on opéra dans les endroits voisins. 2.000 personnes furent noyées à Morxo, 2.000 à Rabe, 3.000 dans la quatrième vallée en aval de Blagovetschensk, où les Chinois travaillaient aux mines ; au total, 12.000 cadavres ont flotté dans le fleuve Amour. Peu de jours après cette sinistre tragédie, un steamer, qui transportait deux journalistes belges, traversait à toute vapeur des amas de corps humains en putréfaction qui exhalaient une puanteur horrible et d’où se levaient en épais tourbillons des milliers de mouches. Troundebise en était malade d’indignation. Sur son ordre, la flotte aérienne força sa marche vers la Chine Septentrionale. Chaque fois qu’elle passait au-dessus d’une ville russe de quelque importance, elle lâchait des obus à la chambardite, afin de donner à ce peuple barbare une leçon d’humanité. Enfin, on arriva. Troundebise versa des larmes sur les lieux funèbres témoins des crimes de la civilisation et donna aussitôt la chasse aux troupes russes. Tous les régiments de Cosaques furent réduits en bouillie. Troundevise promena ensuite ses cachalairs entre Pékin, Tien-Tsin et Pao-Tin-Fou. Il canonna avec impartialité les Chinois, parce qu’ils avaient massacré des Blancs, puis les Anglais, les Italiens, les Français. les Allemands et les Japonais parce qu’ils massacraient les Chinois. Par un habile coup de main, il s’empara de tous les généraux alliés et des diplomates européens ; il les enleva et se dirigea avec sa flotte vers la ville de Si-Ngan-Fou, où s’était réfugiée la Cour chinoise. Quelques bonnes bombes y établirent son autorité. Cependant, il déplorait la nécessité de ces violences. Ayant fait dresser dans une grande plaine une estrade sculptée, dorée et drapée d’étoffes somptueuses, il y transporta les généraux et les ambassadeurs des nations blanches, l’Empereur de la Chine et les plus importants d’entre les Mandarins ; il leur dicta une paix équitable, leur conseillant d’accepter ses volontés de bonne grâce, faute de quoi il les leur imposerait par la force ; et, pour leur prouver sa puissance, il fit manœuvrer sa flotte sous leurs yeux. Les énormes cachalairs cuirassés se rangèrent en colonne verticale, chacun à 60 mètres au-dessus du précédent. Cette colonne, obéissant aux signaux avec une agilité merveilleuse, montait, descendait, s’avançait, reculait, allait à droite, à gauche, en oblique, en quart de cercle. en carré, en croix et en losange, évoluant comme un gigantesque danseur, quand, par un accident mystérieux, une bombe éclata dans les magasins à munitions de l’aéronef inférieure. Une détonation effroyable retentit, suivie aussitôt de quatorze explosions semblables. Tout fut anéanti à cinq lieues à la ronde. Ainsi finit Troundebise. Le monde délivré de son grand justicier n’eut plus à craindre les horreurs d’une trop bonne justice ; il se contenta de souffrir les crimes de l’injustice, qui sont bien suffisants, et les affaires reprirent leur cours ordinaire.
 
 

 

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(Iwan Gilkin, in La Revue, ancienne Revue des revues, volume XXXIX, n° 22, 15 novembre 1901 ; illustration d’Albert Robida pour Le Vingtième Siècle, Paris : Georges Decaux, 1883)