« Allons, mauvais gars, dit en patois breton, de sa voix rude, le grand Kaldrech à Jean, son fils aîné ; allons, aide à serrer les filets et vite à Port-Kérach ! La nuit approche. »
Et les deux hommes, unissant leurs efforts, exécutent les manœuvres, dirigent leur bonne vieille barque l’Andrée-Maurice vers le port, vers l’humble chaumière où ils vont retrouver la mère avec un bambin de six ans.
*
Un point rouge, soudain, jaillit de la côte ; le phare s’allume, guidant de ses feux les marins vers le havre voisin. La mer est calme, unie, sans une dentelure à sa surface : c’est une nappe d’huile. Le vent faiblit, devient nul : pas un souffle ! La barque reste immobile ; autour de ses flanc arrondis clapotent doucement les flots berceurs.
Le grand Kaldrech et son fils s’emparent des rames.
« Oh ! père ! s’exclama Jean ; de la brume ! À combien sommes-nous de la côte ? »
Levant la tête, Kaldrech examine, regarde autour de lui : on dirait, en effet, une buée qui sort des flots et s’épaissit à chaque minute.
« Jean, dit-il, récitons un Ave ; dans un quart d’heure, on ne pourra plus se diriger. Kérach n’est pas loin, mais la passe est dangereuse, puis…. c’est aujourd’hui le jour des Trépassés… La nuit s’avance… Il ne fait pas bon d’être en mer… Que Notre-Dame d’Auray nous protège !… »
… Le brouillard prend des formes inouïes qu’éclairent lugubrement les fanaux blanc, rouge, vert accrochés au mât, à l’avant, à l’arrière. Ne dirait-on pas une fantastique chevauchée de monstres, de fantômes d’outre-tombe s’avançant, impitoyables, pour s’évanouir aussitôt en d’inappréciables lointains ?…
Et ces sons confus, ces sourdes rumeurs semblant sortir du sein des eaux ! Sont-ce les plaintes de misérables trépassés en quelque nuit de naufrage et qui réclameront douloureusement – pendant l’Éternité – une sépulture en terre bénite ?
Parfois, des tintements de cloches : quelque glas funèbre arrivant sans doute des tréfonds de l’Océan, à moins qu’apportée par le vent, ce ne soit la prière du soir, à quelque clocher, là-bas, sur la terre…
Et toutes ces formes imprécises, tous ces bruits épars font trembler d’effroi les deux pêcheurs.
Soudain, les ténèbres d’alentour s’éclairent, comme par en dessous, d’une lueur jaune, phosphorescente presque, et l’Andrée-Maurice se cabre sous la poussée furieuse d’une lame de tond ; puis c’est un bruit de cristal brisé, comme d’une vague se déroulant sur le rivage. Et le bateau se penche à gauche, lugubrement attiré par quelque force surnaturelle.
Des cris étouffés, des plaintes… les malheureux pêcheurs s’accrochent aux agrès pour n’être point entraînés ; ils voient avec terreur une forme effroyable émerger de l’onde et monter à leur bord.
Horreur ! c’est un monstre affreux ! quelque sirène malfaisante à tête de de Furie, au corps de Dauphin. Horrible est la face : verdâtre avec des yeux sanguinolents ; la bave aux lèvres, des raisins de mer remplacent la chevelure, et les bras démesurés sont des tentacules de pieuvre.
L’immonde furie jette un cri strident auquel répondent comme des pleurs d’enfantelet ; aux pêcheurs glacés d’épouvante, triomphalement elle montre un paquet de chairs mates et gonflées : le corps pâle et déjà raidi par la mort d’un jeune enfant qu’enserrent des algues marines. Quoi ! n’est-ce point Yves, leur fils, leur frère, à ces deux misérables ? Hier pourtant, ils l’ont laissé gai, souriant, en bonne santé. Non, c’est impossible ! Ils sont les jouets d’une ressemblance hallucinante, d’un cauchemar affreux…
D’un même bond, ils s’élancent vers le monstre pour lui ravir sa proie.
Mais une clameur de défi leur répond furieuse, et suivie d’une chute dans les flots, d’un plongeon formidable.
L’Andrée-Maurice oscille… et les deux hommes tombent à la renverse dans leur barque, inanimés.
*
Le lendemain, dès l’aube, l’Andrée-Maurice rentre à Port-Kérach.
Sans perdre un instant, le grand Kaldrech et Jean, son fils aîné, sautent sur le sable et gagnent le village. Les deux pêcheurs sont pâles à faire peur, la face convulsée, les yeux hagards. Au détour du chemin, voici la chaumière, mais du toit pointu ne s’échappe aucune fumée.
On dort encore ! il est de si bonne heure… Mais qu’est-ce à dire ?… les deux pièces sont vides… non, cependant, en un coin de l’immense cheminée, gît, lamentable, une forme vaguement humaine : c’est la mère, en pleurs.
Les nouveaux arrivants ne peuvent prononcer une parole, tant ils ont la gorge serrée d’émotion ; ils pressentent l’atroce vérité. Pourtant, ils pressent de questions l’infortunée créature, qui laisse échapper quelques paroles, en un douloureux monologue, comme au milieu d’un songe funèbre : « Mon fils… Yves… disparu hier… mer maudite… nuit tombante… »
Le grand Kaldrech et Jean se regardent ; sur leurs rudes joues hâlées par les vents du large, coulent à flots des torrents de larmes. À travers ses pleurs, Jean bégaye, tout abattu, se parlant à lui-même :
« C’était donc lui !
– J’ai voulu, dit de son côté Kaldrech, prendre la mer le jour des Trépassés ; Notre-Dame d’Auray m’a puni ! »
Et la mère, et les deux hommes se reprennent à sangloter.

–––––
(Jacques Valmont, in L’Écho du Soir, organe de la démocratie [Constantine], dixième année, nouvelle série, n° 124, samedi 6 novembre 1909 ; Theodor Kittelsen, « Vastroldet som levede af bare Jomfrukjød, » huile sur toile, 1881)

