« Voici le fruit d’un nombre incalculable d’heures de travail, dis-je triomphalement à ma femme en déposant sur la table un volumineux dossier. Pouvez-vous deviner, ma chère, de quoi il s’agit ?
– Je n’en ai pas la moindre idée, répliqua-t-elle d’un ton pincé. Vous avez encore perdu votre temps à faire des mots croisés, sans doute ?
– Erreur, ma chère ! Je prépare un roman policier qui va révolutionner le monde ! Enfoncé, Sherlock Holmes ! Enfoncés, le commissaire Maigret et les autres ! Et cela sera intitulé le Mystère de la cave héliotrope. Le titre, à lui seul, est une trouvaille de génie, avouez-le.
– Peut-être, soupira Myriam d’un air contraint. Mais combien cela vous rapportera-t-il, Richard ?
– Madame, répliquai-je avec dignité, si vous aviez plus de noblesse de cœur, vous songeriez à la gloire avant de vous inquiéter du profit, et vous brûleriez d’apprendre comment j’ai conçu ce sensationnel roman. Écoutez-moi. Conan Doyle avait imaginé un serpent s’introduisant dans la chambre par le trou de la serrure. Gaston Leroux avait eu l’idée d’un crime commis avant que la chambre fût fermée à clef. Moi, j’ai trouvé mieux encore : il m’a semblé qu’il serait plus original de supprimer la chambre totalement. Et voilà pourquoi j’ai songé à situer mon crime dans une cave ! »
Myriam se montra beaucoup moins impressionnée par cette révélation que je ne m’y serais attendu.
« Et dans combien de temps pensez-vous avoir fini ? s’informa-t-elle froidement.
– Oh ! cela ne tardera guère, répondis- je avec assurance. Seulement, il y a encore une chose que je dois mettre au point : je n’ai pas encore décrit les transes de l’héroïne emprisonnée dans la cave. Alors, j’ai pensé à une chose : si Martha, notre brave cuisinière, consentait à se laisser enfermer une demi-heure dans la cave, je pourrais lui demander ensuite de me raconter ce qu’elle a éprouvé, et j’aurais ainsi des impressions vécues. »
La proposition fut soumise à Martha, mais Martha ne voulut rien savoir, et ni prières, ni remontrances, ne purent l’ébranler. Alors, subitement inspiré à nouveau, je donnai l’ordre à Martha de descendre chercher un seau de charbon. Quand elle fut engagée dans l’escalier, je la suivis à pas de loup et, aussitôt que je la vis entrée dans la cave, j’en refermai brusquement la porte et donnai un tour de clef.
Par malheur, un fâcheux contretemps vint, à ce moment, interrompre le cours de mes opérations. Mme Galipond, une amie à nous, accourait, affolée, nous supplier de l’aider à soigner son petit garçon qui venait d’avaler un paquet de cure-dents. Cela nous retint près de deux heures chez elle, et quand nous revînmes pour délivrer Martha, un attroupement s’était formé devant le soupirail de notre maison d’où partaient des gémissements accompagnés de coups sourds frappés contre la trappe.
Immédiatement, l’affreuse vérité m’apparut, et je descendis quatre à quatre à la cave. Il n’était que temps : à peine eus-je ouvert la porte que les quatre-vingts kilos de notre pantelante Martha me tombèrent dans les bras. Il ne fallut pas moins de trois fortes doses de cognac pour la ranimer, et elle ne fut pas plutôt en état de parler qu’elle entama un dramatique exposé de la lutte effroyable qu’elle venait de soutenir contre un animal sauvage enfermé dans la cave avec elle.
« Vous me croirez si vous voulez, répétait-elle, mais il y a un mystère là-dessous ! »
Un mystère chez moi, dans ma cave ! Quelle aubaine ! Bien décidé à en avoir le cœur net, j’entrouvris légèrement la porte à nouveau et risquai un œil à l’intérieur. Dans l’obscurité, deux yeux fulgurants me fixaient avec intensité.
Effaré, je rabattis promptement la porte.
« Il serait peut-être plus prudent d’aller chercher la police, insinua ma femme.
– Taisez-vous, mon amie, j’entends être seul à éclaircir cette énigme. Qui sait si quelque noir forfait n’a pas été commis autrefois en ces lieux, et si l’esprit du meurtrier ne revient pas les hanter ? En tout cas, je vais sûrement découvrir matière à un épisode sensationnel pour mon roman. Donnez-moi votre bougie, ma chère, et faites remonter la cuisinière. Je me charge du reste. »
Dès qu’elles furent parties, je m’élançai, avec une témérité dont je me repens amèrement, dans le repaire ténébreux du monstre inconnu. Hélas, dès les premiers pas, un malencontreux obstacle me fit choir à plat ventre et lâcher ma bougie qui s’éteignit dans sa chute.
Au même moment, et avant même que je fusse revenu de ma surprise, la féroce créature s’élança sur moi, m’enfonçant dans la tête ses griffes acérées.
Instinctivement, j’avais aussitôt levé les bras pour la saisir, mais elle me glissa entre les doigts et je pus tout juste me rendre compte qu’elle avait un pelage épais et un corps mou.
Trois secondes après, je vis à nouveau ses yeux fulgurants qui me fixaient dans la nuit.
« Esprit tourmenté, m’écriai-je en feignant de me prosterner et en profitant de ce geste pour ramasser par terre un gros morceau de houille, approche-toi et libère ta conscience du poids qui t’accable en me dévoilant l’endroit où tu as enfoui tes victimes ! »
Tout en disant cela, j’essayai de le frapper en lui lançant le morceau de houille que j’avais à la main, mais il parvint à l’esquiver et je dus me résigner à une autre tactique qui consistait à ramper vers lui pour l’acculer dans un coin. Alors, devinant sans doute mon intention, il proféra un cri de rage lugubre et prolongé, et m’assaillit derechef encore plus furieusement.
Impuissant à me défendre contre ses assauts redoublés, je parvins non sans peine à retrouver la porte et à m’enfuir.
Cependant, aussi prompt que l’éclair, mon redoutable adversaire s’était élancé dehors en même temps que moi, et, à mon vif dépit, je m’aperçus que j’avais, au cours de la lutte, heurté du coude la manette de commande de l’électricité, si bien que toute la villa était maintenant plongée dans les ténèbres. En haut du palier, l’effroyable créature rencontra Myriam et la cuisinière qui attendaient anxieusement le résultat de ma courageuse tentative et qui, surprises et affolées, se mirent à glapir d’effroi et s’écartèrent pour la laisser passer.
La créature, alors, s’élança jusqu’au premier où je la poursuivis à travers toutes les chambres, bousculant les meubles, enjambant les lits, mais sans jamais pouvoir la rattraper. Finalement, elle sauta par une fenêtre ouverte et retomba dans le jardin.
« L’avez-vous atteinte ? me cria Myriam en entendant les carreaux de la serre se briser sous le choc du presse-papier qui m’avait servi de nouveau projectile.
– Hélas ! non, soupirai-je en redescendant auprès d’elle, et je désespère de l’atteindre jamais. Cette créature est décidément très mystérieuse et m’a causé une bien vive impression.
– Je m’en aperçois ! » s’exclama Myriam qui, sur ces entrefaites, avait allumé une lampe et venait de constater mon état lamentable.
*
Le lendemain matin, un de nos voisins vint sonner à notre porte, et, comme je lui demandais ce qu’il voulait, il me présenta d’une main une note de trois livres sterling, et de l’autre le cadavre d’un chat noir efflanqué.
« Et estimez-vous heureux que je ne vous réclame pas davantage ! grommela-t-il, car j’ai la preuve formelle que c’est vous qui l’avez tué : votre nom « Richard Harbottle » est gravé en toutes lettres sur ce presse-papier.
Afin d’éviter de plus graves ennuis, je lui versai l’indemnité qu’il exigeait. Cependant, je ne regrette rien, car cette mémorable aventure m’a précieusement documenté sur les affres de la peur et la griserie de la lutte. Et depuis, mon chef-d’œuvre progresse à pas de géant. Il ne me reste maintenant qu’à imaginer en quoi consistera le mystère, sous quelle forme le crime sera perpétré, quelle personnalité j’attribuerai à l’assassin et sous quel aspect je présenterai le héros et sa compagne. Ces menus détails une fois réglés, j’enverrai mon manuscrit chez l’éditeur, et j’attendrai avec sérénité la publication du volume. Si vous tenez à le lire, hâtez-vous d’en commander un exemplaire, car je peux vous prédire qu’on se les arrachera.
–––––
(N. W. Nicks, traduit de l’anglais par René Lécuyer, « Nos Contes d’action, » in Dimanche-Illustré, seizième année, n° 777, dimanche 16 janvier 1938)



