Chronique

 

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PROPOS GASCONS

 

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FRAY LAGARTO

 
 

Dans la première série de mes Propos Gascons, j’ai consacré tout un chapitre à Saint-Bertrand-de-Comminges, cette ville morte, vrai musée rétrospectif de notre art méridional. J’en extrais le passage suivant auquel se rattache ma chronique d’aujourd’hui :

« Contre l’une des parois de la cathédrale, près de l’entrée, est suspendu bizarrement un crocodile ; on dirait, rapetissé qu’il est par la hauteur, un lézard grimpant sur ces vieux murs. Un jour que la plupart des Sociétés historiques du Sud-Ouest s’étaient donné rendez-vous à Saint-Bertrand-de-Comminges, le sacristain nous racontait pieusement la légende du crocodile. Tout d’un coup, mon bon maître Jean-François Bladé, avec son air de pince-sans-rire et cette voix qui rappelle celle du vieux Baron des Variétés, se prit à dire à l’effarement de tous : « On devrait bien ouvrir le ventre de cet animal-là, » et, comme nous nous récriions contre cette profanation, M. Bladé ajouta : « En décousant ce vieux cuir, on trouverait sans doute un parchemin qui nous expliquerait l’origine de l’ex-voto. » Un jour ajoutais-je, je raconterai la légende et l’histoire probable du crocodile. »

Hélas ! mon bon maître en folklore, Jean-François Bladé, est mort et je n’ai pas encore raconté l’histoire de l’« ex-voto » de Saint-Bertrand-de-Comminges. En se succédant au petit bonheur, certains de mes Propos Gascons en poussent et en chassent d’autres. En revanche, voici une légende espagnole qui est la sœur de la légende française que j’oubliai de raconter.
 
 

 

« Au couvent de Saint-Michel-des-Anges, en terre de Barros, en Estramadure, vivait, il y a de nombreuses années, longtemps après la guerre des Maures, mais longtemps avant la guerre contre les Français, un très saint frère Valencien, nommé frère Vincent Manès, fameux par les mortifications et les pénitences qu’il s’imposait.

L’odeur de sa sainteté s’étendait par toute l’Estramadure et parvenait même dans les royaumes de Castille et de Portugal. Très grande aussi était la renommée de sa science. On disait que de France et d’Italie et même des pays habités par les hérétiques luthériens, étaient venus les docteurs les plus extraordinairement savants en théologie et en autres sciences ecclésiastiques pour conférer et discuter avec frère Vincent, et que tous étaient repartis, étonnés et ne parlant que de l’inépuisable érudition et des raisonnements persuasifs du bon Père. On contait qu’en certaine occasion un grand seigneur français, entaché d’huguenotisme, vint à Villafranca de los Barros, suivi d’un luxueux cortège d’aides de camp et de serviteurs, et porté dans une magnifique litière incrustée d’or, parce que le noble gentilhomme était si obèse qu’il ne pouvait supporter la fatigue du cheval, ni même aller à pied.

Le bruit courut que la « gueule » dominait cet homme et, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fit un vide considérable dans les poulaillers de Villafranca de los Barros. On le vit aller en litière au couvent, y entrer péniblement, appuyé sur un gros laquais breton ; trois mentons rouges pendaient sur la poitrine du pauvre homme, comme les crêtes d’un gros dindon, et, par derrière, le cou ressortait d’une demi-aune au-dessus de la gorgerette. Quelle dût être la science du frère Vincent Manès, car, après une dispute théologique avec lui, – et elle ne dura pas moins de quatorze heures, – le gros seigneur avait perdu ses trois mentons, ses vêtements étaient trop larges ; il sautait légèrement et joyeusement, puis, leste comme un écolier, il fit le tour de la nef de l’église, à genoux, en se livrant à de profondes inclinations devant chaque autel. Il revint ensuite dans son pays, plus catholique que la patène du Saint-Père.

En rapportant ce miracle, la voix publique ajoute que le P. Vincent Manès ne mangeait ni ne dormait. Et vraiment, en ce qui est de dormir, les novices et clercs du couvent contaient l’avoir vu de nombreuses nuits appuyé sur les coudes, à la fenêtre de sa cellule, contemplant, immobile et en extase, le disque de la lune pendant des heures et des heures, comme s’il voulait devenir lunatique ainsi que les filles amoureuses. Alors, on remarquait sur son visage un reflet argenté et un air mélancolique qu’on ne pouvait attribuer à une autre cause. En échange, d’autres fois, au printemps et en été, il passait aussi des journées entières dans la même position, regardant le soleil, ni plus ni moins que si c’était une de ces fleurs de tournesol qui poussaient en abondance dans le jardin du couvent, et personne ne comprenait comment il était possible, à moins que ce ne fût un miracle, de rester quinze ou seize heures, les yeux ouverts et fixés sur cette lumière épouvantable qu’est, en été, le soleil d’Estramadure, alors qu’il y en a peu, parmi les plus jeunes, qui peuvent lui résister face à face plus d’une seconde ou deux.

Quelques méchants incrédules – il n’en manque jamais – avaient donné au très saint frère le surnom de frère Lézard, peut-être à cause de son habitude d’exposer sa figure aux rayons du soleil ; peut-être encore à cause des jeûnes et des sauvages mortifications qui macéraient et décomposaient ses traits. Ce qu’il y a de certain, c’est que son visage était vert comme la tête d’un de ces bons petits animaux qui font peur aux femmes ; les femmes n’ont jamais peur, en effet, de ce qui est véritablement mauvais ; elles s’effraient d’un rat ou d’un lézard, mais ne s’effarouchent pas devant… Dieu me pardonne, qu’est-ce que j’allais dire !

Et quoi d’étonnant à ce qu’on se moquât de l’étrange moine, lorsque, dans le couvent, même parmi ses frères en religion, il s’était formé deux partis : l’un qui attaquait frère Vincent et l’autre qui le défendait et copiait ses idées et sa façon de vivre ? Le prieur était un saint homme, mais lorsque le frère Vincent se mit à contempler en extase la lune et le soleil, les plus tristes soupçons entrèrent dans l’âme du vieux prêtre. Ce qui les augmenta, c’est qu’il apprit que dans la cellule du frère Vincent vivait un lézard auquel le moine consacrait tous les soins et toutes les attentions. C’était un gracieux petit animal vert avec des petites raies noires le long du dos. Les clercs facétieux disaient que pendant que le P. Vincent contemplait le soleil, le lézard faisait la même chose, si absorbé et si absent que les vers et les mouches se promenaient devant lui sans qu’il y prêtât la moindre attention. Ni le lézard ni son protecteur et ami ne mangeaient et tous les jours ils devenaient plus amaigris et plus diaphanes. Les novices, partisans du frère Vincent, se disaient les uns aux autres que le saint homme se nourrissait de rayons de soleil et de lune, aliment que ne connaissent pas les hommes grossiers et matériels, mais qui convient aux personnages spiritualisés et contemplatifs qui ont rejeté loin d’eux toute scorie humaine. Ces bavardages parvinrent aux oreilles du prieur et suffirent pour convertir ses soupçons en convictions sûres. Il n’y avait plus de doute : le P. Manès, dans son mépris excessif de la chair, était tombé dans la détestable et néfaste erreur des Manichéens dont il reste, en Espagne, de profondes racines depuis le temps de l’hérésiarque Priscilian.

Cette conviction remplit d’accablante tristesse l’âme du P. Prieur, mais, confiant en sa foi, il n’hésita pas un instant et il se décida à procéder avec énergie. Il réunit en un chapitre secret tous les frères non contaminés par l’erreur, et il avait résolu de chasser loin de lui tous les membres pourris de la communauté quand un événement incroyable surprit le couvent.

Le P. Vincent se trouvait, comme de coutume, enfoncé dans la contemplation du soleil, un soir accablant de juillet, lorsque le lézard, qui regardait, lui aussi, l’astre du jour, se mit à croître prodigieusement jusqu’à devenir comme un chien, puis comme un crocodile horrible.

Muet et paralysé par la terreur, le frère Vincent Manès vit l’épouvantable monstre se retourner contre lui, le fasciner de ses yeux terribles, le saisir dans ses griffes et enfin lui enfoncer dans la gorge une double rangée de dents.

Abandonnant le cadavre du moine dans la chambre, le monstrueux saurien se précipita, couvert d’écume, avec des rugissements sauvages et de terribles coups de queue, dans les autres cellules des sept ou huit frères catéchisés par l’hérétique frère Vincent. L’épouvante et la panique affolent les moines qui s’enfuyaient à travers les cloîtres. Le terrible animal, ses crocs ensanglantés, les yeux lançant des flammes, bondissait dans la cour du couvent en poussant des hurlements qu’on n’avait jamais entendus.

Alors survint une chose sublime ; tandis que les moines terrorisés se pressaient et s’accroupissaient contre les arcades du cloître, se cachant comme ils le pouvaient, le vieux Prieur, revêtu de ses habits pontificaux, le saint hysope à la main, s’avança, seul, sans peur, résolu, dans la cour, face au monstre, lui disant, tandis qu’il traçait en l’air des croix avec de l’eau bénite : « Je te conjure, esprit maudit ; je te conjure, démon ; je te conjure, Manès, toi qui habites dans le corps de cette bête… » et il n’avait pas prononcé trois fois le mot : « Anathème, » que le crocodile tomba mort, immobile, comme s’il eût été en pierre. Les moines, encore tremblants et agités, s’approchèrent de lui et, par ordre du Prieur, le clouèrent, comme les enfants clouent les chauves-souris, à la paroi du porche de l’église. Et il y est encore appendu pour servir d’exemple aux hérétiques et pour l’édification universelle. »
 
 

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(Xavier de Gardaillac, in Le Télégramme, journal quotidien de la démocratie du Midi, quatorzième année, n° 4375, jeudi 19 mars 1908 ; repris dans le recueil Propos gascons, vol. III, Paris : Hachette, 1909)

 
 
 

 

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(illustration extraite de l’ouvrage d’André Rimailho, Saint Bertrand de Comminges, Privat : 1952)