Le poète Starvir est couché, mais il ne dort pas : il pense. Starvir sait que l’homme possède des corps invisibles, susceptibles de s’extérioriser. Chaque soir, il concentre sa pensée sur cet idéal : se réveiller dans son corps astral, au moment où son corps physique s’endort. Il voudrait voyager en corps astral, pendant la nuit, et ailler visiter l’Inde et les Antilles que le soleil éclaire quand il est caché à l’Europe.

Quels chefs-d’œuvre ne rapporterait-il pas de semblables excursions !

Les légendes sont véridiques : le voilà, l’oiseau Rock des Mille et une Nuits. Ce frisson qui agite Starvir, depuis quelque temps, au moment de s’endormir, c’est le battement d’aile de l’oiseau mystérieux qui veut prendre son essor.

Ce soir, il pleut. Le désir d’extériorisation de Starvir s’exaspère ; il ne peut s’endormir. La pluie redouble, le vent fait rage, l’orage éclate. Les nerfs du poète sont tendus à se briser. La foudre tombe sur un arbre. Starvir sent un glissement se produire en lui-même et son corps astral s’extériorise.

Starvir n’est pas surpris de ce phénomène qu’il connaissait, désirait, provoquait depuis longtemps. Il glisse à travers le mur. Il pense à la Côte d’Azur et désire y aller : il y est. Le voyage a été si rapide qu’il n’a rien vu en route. Il se trouve à Marseille. Il descend en ville ; le voilà sur la Cannebière. Il va s’asseoir à la terrasse d’un café. Ce geste machinal lui apprend que son corps astral ne traverse les corps matériels que sous l’influence de la volonté et avec frottement. S’il n’utilise pas la prodigieuse faculté de locomotion du corps astral, il peut marcher à pied sur le sol, s’asseoir sur une chaise, palper les objets.

Un jeune couple s’installe près de lui. Starvir désire la belle fille de Provence. Il veut vérifier ce qu’il y a de vrai dans les légendes d’incubes et de succubes ; mais il ne tente pas l’expérience en cet endroit. Il attend que la musique des tziganes se taise et que le jeune couple se retire. Il le sait. Le voici dans la chambre des amants. La lumière est éteinte. Starvir voit clair tout de même, mais la vision change d’aspect. Au lieu de voir la surface des objets réfléchissant une lumière extérieure, il voit que tous les objets sont translucides et possèdent une lumière intérieure dont la nature varie suivant chacun d’eux.

Qu’est ceci ? Un autre homme en corps astral apparaît dans la chambre. L’inconnu se présente :

« Je suis le docteur Hixbert ; j’étais un génie méconnu de mon vivant, mais on me rend justice maintenant que je suis mort et que je ne porte plus ombrage à personne. Je me suis suicidé, de désespoir de ne pouvoir partager la substance de mes découvertes.

J’aurais pu m’élancer au ciel dans mon corps astral, mais je n’ai pas voulu emporter toutes les connaissances que j’avais eu tant de mal à acquérir sur la Terre, sans en faire profiter l’humanité. J’ai cherché un homme et je t’ai choisi, poète, pour te livrer des secrets grâce auxquels tu domineras le monde.

C’est moi qui ai allumé dans ton cœur le feu occulte qui a libéré ton corps astral. Je t’ai suivi en me rendant invisible pour voir ce que tu ferais. Je devine ton désir voluptueux.

Assurément, tu peux le satisfaire ; mais au prix de l’évanouissement de ton corps astral et d’un retour subit dans ton corps physique.

Si tu veux m’écouter, je te donnerai ma science de surhomme, à condition que tu veuilles servir l’idéal que j’ai conçu. Je n’ai pu conquérir les hommes de mon vivant. J’ai échoué parce qu’ayant dirigé tous mes efforts contre la nature, à laquelle il fallait arracher ses secrets, il ne m’est plus resté la force de m’imposer aux hommes.

La lenteur du progrès humain provient d’une erreur de conscience.

La science m’a révélé une loi cosmique qui, après avoir fait cristalliser la force dans la matière, veut faire irradier la force de la matière : l’âge du radium doit succéder à l’âge des métaux et des gemmes.

J’ai rêvé d’organiser une civilisation scientifique qui imposerait aux masses insatiables une limitation progressive de leurs appétits désordonnés.

J’ai trouvé le moyen de supprimer le désir chez les brutes, les chétifs, les incurables, et par conséquent de tarir la source de la violence, de la faiblesse, de la douleur. J’ai trouvé le secret de rendre stériles les femmes maladives, pauvres, vicieuses ; grâce à moi, le lot des misères humaines, des déchéances sociales, des révoltes aveugles, sera endigué. Il est urgent de prendre des mesures draconiennes pour sauver l’espèce humaine que ne protège plus la survivance des plus aptes, maintenant que les forts, les sains, les courageux, accablés par la charge des faibles, des tarés, des paresseux, n’osent plus faire des enfants auxquels il resterait à peine le nécessaire.

Je me suis suicidé ; mais mon corps physique seul est détruit. Semblable au pélican, je t’offre mon corps astral, pour qu’en l’assimilant tu connaisses, de suite, toute la science que j’ai acquise par un demi-siècle de labeur. Alors, n’ayant plus à lutter pour acquérir la science, tu disposeras de toutes les forces pour conquérir les hommes : je fus un vaincu ; tu seras un vainqueur.

Tu attireras autour de toi la phalange héroïque des poètes, des artistes, des inventeurs. Vous constituerez une fraternité scientifique qui dominera le monde par des moyens matériels, puisqu’il ne veut pas se laisser guider par des moyens intellectuels.

Dans mes voyages en corps astral, j’ai découvert que le pôle nord est entouré par une mer libre, réchauffée par des courants mystérieux. Au centre de la mer libre, au pôle même, il y a une île. La fraternité scientifique que tu vas fonder s’en emparera, la peuplera d’une élite qui se forgera des armes irrésistibles.

J’ai découvert un placer, d’une richesse fabuleuse, dont je te révélerai l’emplacement. Tu en retireras promptement des richesses colossales. Tu choisiras les ouvriers les plus chargés de famille ; les salaires supérieurs que tu pourras leur donner t’assureront leur discrétion. Quand j’aurai imprimé mon savoir dans ton cerveau, tu pourras construire un sous-marin, qui sera mis en mouvement par les gaz provenant de la déflagration modérable d’un explosif de mon invention. C’est ainsi que tu conduiras tes frères à l’île du pôle nord. Vous trouverez alors, dans cette île, un métal plus résistant que l’acier et plus léger que l’aluminium ; c’est le polarium grâce auquel vous construirez des aéroplanes qui vous donneront la domination du monde.

Cette œuvre te tente-t-elle, poète ?

– Hélas ! soupire Starvir, je ne vois pas du tout le moyen de réaliser tout cela.

– Mais, réplique Hixbert, le ferais-tu si tu le pouvais ?

– Sans doute ! répond Starvir ; que dois-je faire pour cela ?

– Me prêter ton corps physique pendant un mois, dit Hixbert, pour que j’imprime tout mon savoir dans ton cerveau. Pendant ce temps-là, tu vivras dans ton corps astral. Tu pourras visiter tous les pays que tu as rêvé de connaître. Lorsque tu reprendras possession de ton corps physique, tu posséderas ma science et tu vaincras : car tu seras un surhomme.

– J’accepte, s’écria Starvir, enthousiasmé de l’idéal grandiose évoqué devant ses yeux.

– Je ne puis entrer de suite dans ton corps physique, poursuit Hixbert, car mon corps astral est empoisonné. il faut que tu ailles dans mon caveau où tout est préparé pour incinérer mon cadavre. Le feu qui le détruira dissociera le poison, dont la partie astrale abandonnera mon corps astral. Alors, celui-ci pénétrera dans ton corps physique pour y imprimer son savoir. »

Hixbert prend Starvir par la main et l’entraîne à Paris, au Père-Lachaise. Il le fait pénétrer dans son tombeau, et Starvir découvre que sous le caveau aboutit un tunnel. Toujours conduit par Hixbert, il traverse le tunnel dont l’autre extrémité débouche aux Buttes-Chaumont et se trouve masquée par la végétation.

Hixbert embrasse Starvir et va réintégrer son cadavre pour être purifié par le feu. Starvir rentre dans son corps physique. Il attend le matin avec impatience. Dès l’ouverture des portes, il entre dans le parc des Buttes-Chammont et cherche l’entrée du tunnel ; il la trouve ; il y pénètre, muni d’une lanterne sourde. Il traverse le tunnel qui conduit sous le caveau. La voûte est minée et il n’y a qu’à provoquer l’explosion pour la faire effondrer et précipiter le cercueil sur un bûcher tout préparé dans le caveau inférieur.

Starvir allume la mèche et s’enfuit.

Une explosion sourde se fait entendre du côté du Père-Lachaise, au-dessus duquel s’élève bientôt une colonne de fumée qui attire une foule immense.

L’événement extraordinaire donne lieu aux commentaires les plus variés car les hommes examinent tout à travers les verres colorés de leur mentalité, de leur sensibilité, de leur activité particulières.

Les uns disent que c’est un coup de la police, pour occuper l’attention publique.

Les autres chuchotent que ce sont les révolutionnaires qui ont voulu manifester leur colère.

Quelques-uns, qui se rappellent les travaux du docteur Hixbert sur la répression de la criminalité, assurent que cette profanation macabre est l’œuvre des apaches.

Un mécontentement général se manifeste.

Le public commente sévèrement la faiblesse d’un pouvoir débile envers les malfaiteurs de tout acabit.

Le mystère agite toujours les foules.

L’événement inexplicable qui vient de se produire déchaîne les passions frémissantes et les rumeurs qui s’élèvent de la foule deviennent de plus en plus menaçantes.

Starvir, qui ne veut pas convenir sur ce sujet, va passer l’après-midi à Saint-Cloud, pensant retrouver le calme à son retour Mais lorsque le bateau parisien le ramène près de la place de la Concorde, il voit le pont couvert d’une foule hurlante, vociférant autour du Palais-Bourbon.

Les meneurs avaient exploité l’événement et une émeute avait éclaté.

Débarquant aux Tuileries, Starvir suit le bord de la Seine pour regagner le Quartier latin. Il y retrouve un autre foyer d’agitation et se hâte de rentrer chez lui, navré d’être la cause involontaire de tout ce désordre.

Après son dîner, brisé de fatigue et d’émotion, Starvir s’endort et son corps astral quitte son corps physique. Le corps astral du docteur Hixbert vient prendre sa place pour imprimer son savoir dans le cerveau de Starvir.

Pendant cette métamorphose, Starvir va parcourir le monde en corps astral et faire des expériences prodigieuses.
 
 

–––––

 
 

(Henri Heubert, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-neuvième année, n° 3581, samedi 20 juillet 1912 ; Mark Rogers, « The Coronation, » huile sur panneau, 2017)