II
Une des raisons pour lesquelles votre livre est tout à fait génial, c’est que le point de départ de toutes vos « Anticipations » réside dans les modifications que feront subir à la vie, à ses conditions, à ses aspects, les nouveaux moyens de transport.
Il est même certain que, sans ce point de départ, des prophéties n’auraient pas plus de raison d’être que n’importe quelle réédition ou n’importe quel démarquage d’Habacuc, d’Esdras, de Nostradamus et autres diseurs d’avenir.
Il n’y a que les points de départ matériels qui engendrent les changements dans la vie humaine, non seulement matérielle, mais encore morale, intellectuelle. Si les Parisiens du XIXe siècle ont eu une allure et une mentalité absolument différentes de celles de leurs ancêtres du temps de Louis XIV, et ceux-ci une autre façon de se comporter, de voir et de penser que les hommes de l’antiquité ou du moyen âge, et s’ils ont vécu dans des villes et dans des maisons tout autrement disposées et aménagées, cela ne tient nullement à des idées philosophiques plus ou moins vagues, ni à des actions ou à des réactions politiques. Non, celles-ci n’ont jamais été que des conséquences, et non des causes. Ces changements sont dus, par exemple, à l’invention des fiacres, des omnibus, des chemins de fer.
Le jour où Pascal a inventé les omnibus, il a beaucoup plus puissamment contribué à changer l’âme des Parisiens et leur genre de vie qu’en écrivant ses « Pensées » et tous ses autres ouvrages, par-dessus le marché, si admirables soient-ils.
Lorsque le réseau des omnibus et les compagnies des « petites voitures » furent complètement organisés, l’œuvre d’Haussmann suivit et en fut singulièrement facilitée. Il fallut en effet pratiquer de grandes percées à travers les quartiers composés de ruelles étroites, pour faciliter la circulation de ces torrents de véhicules nouveaux. Au Paris ancien qui n’était fait que pour les piétons et n’avait pour ainsi dire prévu qu’eux, dut succéder un Paris nouveau, accommodé aux moyens de communication et de transport déjà plus rapides.
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L’assassinat de Henri IV par Ravaillac aurait été beaucoup moins facilité rue de Rivoli. Et la preuve, c’est que ceux qui, comme Fieschi, ou Orsini, s’inspirèrent des mêmes principes politiques, préférèrent recourir à de nouvelles ressources scientifiques, c’est-à-dire aux explosifs. L’exemple de Caserio ne ne constitue qu’une exception, l’action isolée d’un romantique, d’un retardataire comme il s’en trouve en tous les temps.
Le chemin de fer de ceinture modifia également une immense zone de Paris, et cette modification agit à son tour sur les environs et sur le centre. Toutes ces choses contribuèrent à la création de maisons plus vastes, d’un style tout différent. Je n’ai pas à examiner pour le moment si ce style était plus laid ou plus beau. Il me suffit qu’il eût été autre. Si tous ces éléments nouveaux n’avaient pas été introduits dans la vie, il est probable qu’on aurait continué de construire comme jadis des petites maisons à pignons, à façades resserrées, à toit pointu, à boutiques surplombées par les étages supérieurs, ainsi qu’on le fait dans certaines villes archaïques où la circulation est moindre, comme Bruges, par exemple, où les transports par omnibus et par fiacres sont à peu près inutiles aux besoins ordinaires de la population. Il y a quelques années encore, on aurait pu également donner comme exemple Nuremberg, qui était comme un joujou rétrospectif. La moindre masure fraîche y paraissait contemporaine d’Albert Dürer. Mais du jour où la grande industrie fit des progrès en cette ville et autour d’elle, du jour où un tramway électrique éventra les remparts, élargit l’entrée de la ville et pénétra dans son cœur, ce ne fut plus qu’un souvenir, et ce souvenir aujourd’hui n’exerce plus de fascination que sur les gens confiants et sur les voyageurs, innombrables d’ailleurs, qui ne savent pas voir, – ou qui n’ont pas vu la vraie Nuremberg.
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Je viens de prendre, Monsieur, des exemples destinés à vous faire mieux comprendre des Parisiens et des touristes. Mais j’en reviens aux faits sur lesquels vous fondez vos belles anticipations.
Vous montrez que les chemins de fer ont commencé de modifier la face et la vie du monde. Il est même une phrase particulièrement éloquente de votre livre où vous indiquez que les Arabes qui prennent le train pour se rapprocher de la Mecque, les Hindous qui s’embarquent dans un steamer, les Japonais, les Australiens, les Chinois même, qui entrent dans le mouvement à leur tour, ou plutôt qui, y rentrant, continueraient à développer ces grands moyens de transport dans le cas où une Europe décrépite et soudain dégénérée les laisserait tomber en désuétude.
Au reste, ce n’est pas à craindre, puisque c’est d’elle en ce moment que part une modification encore différente et encore plus décisive.
Il est certain en effet que les moyens de locomotion par la vapeur ont tout donné en qualité, sinon en étendue. Les horizons qu’ils créèrent à leur heure sont désormais limités. On peut (ce qui n’est pas certain) construire encore le double de lignes nouvelles ; on peut améliorer les conditions de confortable, de force, de praticabilité. Mais les traits essentiels demeureront les mêmes. Les grandes modifications ne peuvent plus venir des chemins de fer. Une invention admirable s’est imposé à elle-même ses limites. Elle a apporté en naissant les germes de sa propre vieillesse.
C’est là le point que vous avez fait ressortir avec une merveilleuse perspicacité, en examinant l’origine même de cette invention.
La vapeur, dites-vous, était inventée depuis un temps extrêmement long, comme moyen mécanique, bien avant que l’on songeât à adapter ce moyen aux transports. Pourquoi ? parce qu’il n’y avait pas de demande pour cela. Les diligences, chariots, carrioles et autres véhicules à chevaux suffisaient amplement aux besoins de l’époque. Puis, quelques précurseurs songèrent à adapter la pompe à vapeur, déjà existante, aux véhicules ordinaires. Alors commença cette immense révolution qui parut incalculable et qui maintenant peut être si bien calculée qu’il n’est plus impossible d’en entrevoir la fin.
Car les novateurs sont toujours par quelque côté des retardataires. La proportion des facultés novatrices l’emporte chez eux sur les instincts routiniers, voilà tout. Au reste, il est sans doute impossible à la nature humaine de procéder par innovations absolues et de créer des inventions radicalement imprévues, ne se rattachant à aucune idée ni à aucun fait antérieur.
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L’adaptation de la pompe à vapeur aux véhicules accoutumés apporta de magnifiques résultats, mais comporta en même temps deux causes futures d’arrêt et de limitation. L’une était la lourdeur forcée des nouveaux engins de transport, ce qui entraîna la nécessité des rails, c’est-à-dire de l’itinéraire immuable, rigide, sans déviation ni diversion possible. L’autre fut le souvenir persistant du cheval. Oui, le cheval était supprimé, mais il demeurait idéalement à la tête des nouvelles voitures, ce qui détermina leurs dimensions, lesquelles n’ont pas autrement de raisons d’être et sont plutôt incommodes et peu pratiques.
De telle sorte que, comme vous le dites si spirituellement, le « réseau immense et si bien combiné qui recouvre de ses mailles l’univers entier n’est qu’un vaste système de voitures à chevaux, traînées sur des rails par des pompes à vapeur placées sur des roues. »
Imaginons, au contraire, ce qui serait arrivé (et ce qui arrivera par un détour inattendu) si les premiers ingénieurs des chemins de fer avaient créé des véhicules tout autres, pouvant se passer du rail, prenant la route qui convenait aux conditions les plus diverses. Le monde aurait maintenant la physionomie et l’esprit qu’il aura seulement dans un temps indéterminé, mais qui a commencé de notre vivant.
Ainsi, ceux qui ont doté les hommes d’une invention qui a changé leur vie du tout au tout ont en même temps laissé dans cette invention les causes de sa propre fin. C’est une tendance naturelle aux ingénieurs les plus audacieux et les plus inventifs. Pawlowski le faisait remarquer il y a quelque temps avec une grande justesse dans une de ses notes éditoriales, à propos des canots automobiles. Au lieu de chercher à découvrir un moteur résultant de la surface même à parcourir, c’est-à-dire de la surface liquide, et s’y adaptant, ils se sont contentés jusqu’ici d’adapter aux esquifs ordinaires des moteurs d’automobiles déjà existants et faits seulement pour la surface solide. D’où l’impossibilité pour ces bateaux de se développer beaucoup dans l’avenir et de servir aux voyages pour lesquels ils seraient requis de préférence à d’autres et plus anciens modes de navigation.
De même, il se pourrait faire que l’automobile, oui, l’automobile elle-même, qui supplantera la vieille locomotive et a déjà commencé à la supplanter, ait quelque entachement originel, par le fait qu’elle n’est que l’adaptation du moteur à explosions dont le principe avait été indiqué et essayé par Huyghens déjà au XVIIe siècle.
Mais ici, ce ne pourra être que des changements dans le fonctionnement qui interviendront. Car ce qui est important et définitif, c’est que par suite de l’avènement de l’automobiliste, la liberté de la route est rendue aux moyens rapides de communication et de transport.
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Quelles seront les conséquences de cette révolution si considérable ? C’est ce que j’examinerai avec vous dans ma prochaine lettre. Mais, en attendant, je voudrais dire encore un mot de la note si curieuse qui termine votre premier chapitre. Vous dites, Monsieur, que c’est le terrain solide seul qui sera, en quelque sorte, la scène et le support de la vie modifiée. Vous ne croyez pas que la « navigation aérienne puisse jamais déterminer de sérieuses modifications dans le transport et dans les communications, l’homme n’étant pas un albatros, mais un bipède de terre » se trouvant assez facilement incommodé dès qu’il perd communication immédiate avec le plancher des vaches.
Ici, peut-être, et ici seulement (car vos autres livres montrent que l’hypothèse ne vous a pas paru absurde, au contraire) êtes-vous demeuré un peu attaché aux conditions antécédentes, comme les ingénieurs que vous avez si finement critiqués.
Il est vrai que le temps des hommes-albatros est encore assez éloigné de nous pour que nous ayons beaucoup à examiner en ce qui concerne le présent, – et la terre ferme.
(À suivre)
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(Arsène Alexandre, in Le Vélo, journal quotidien illustré de l’industrie automobile et cycliste, du tourisme et de tous les sports, treizième année, n° 4183, dimanche 15 mai 1904 ; « The Libidinous H. G. Wells, » caricature d’Edward Sorel, encre et aquarelle, 2011)

