III

 

Interrompons pour aujourd’hui les spéculations d’avenir pour nous occuper un peu du présent et pour constater dans les événements actuels la partie déjà réalisée des « Anticipations » que vous formuliez en 1902. Cela ne nous fournira qu’une base encore plus large pour recommencer ensuite à parler du futur.

Je ne sais, Monsieur, où vous êtes en ce moment. Il me paraît impossible qu’un homme qui a trouvé comme vous des solutions scientifiques aussi vraisemblables aux quelques difficultés qui entravent encore tant soit peu la liberté de nos mouvements ne se soit pas offert, sur ses droits d’auteur, le plaisir de réaliser de telles expériences. Aussi ne serais-je pas autrement surpris de savoir que vous êtes allé présentement faire un petit tour dans la Lune elle-même, ou que vous êtes allé rendre aux habitants de Mars leur visite et que vous êtes accueilli par eux avec une courtoisie que leur ont enseignée leurs malheurs sur notre planète, – car rien ne rend poli comme un insuccès. Peut-être encore avez-vous réussi à devenir, vous aussi, un « homme invisible » et, en prenant quelques précautions de plus que votre infortuné héros, êtes-vous parmi nous, notant, avec votre impartialité de philosophe et votre imagination d’humoriste, nos qualités et nos travers.

Mais ce dont je suis certain, c’est que vous suivez, en quelque lieu que vous soyez, avec un profond intérêt, les grandes épreuves qui viennent de se disputer dans les Ardennes.
 

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Je vous vois, très clairement, étudiant les formes des véhicules dont le Vélo publie les croquis, comparant les vitesses obtenues, tirant des déductions vives et ingénieuses des facultés diverses déployées par les concurrents des différentes nations ; enfin, ne laissant passer aucun détail relatif à la psychologie des coureurs et du public, et même apercevant dans tout ce complexe et immense ensemble des conséquences qui échappent encore aux yeux les plus exercés.

De toute façon, vous ne pouvez pas ne point ressentir quelque fierté de voir déjà se dessiner tout un état d’âme nouveau, tout un groupe social inédit, commençant à surgir, et que vous aviez parfaitement défini dans un de vos premiers chapitres.

Chose extraordinaire, non point pour ces hommes pratiques, résolus, uniquement attentifs aux côtés matériels et mécaniques des merveilles dont ils font partie intégrante et dont ils sont les premiers rôles, mais chose infiniment curieuse pour des rêveurs tels que nous, – pardon, tels que moi, – on n’a point remarqué que le lieu même où se déroulaient les éliminatoires de la Coupe Gordon-Bennett est le lieu idéal, authentique cependant, que Shakespeare avait jugé digne d’encadrer les étincelantes, les amoureuses, les harmonieuses délices d’une de ses plus adorables comédies : « Comme il vous plaira ! »

Oui, c’est dans cette forêt des Ardennes où Jacques le Mélancolique soupirait ses philosophiques tirades, où Rosalinde roucoulait délicieusement et flirtait avec Orlando, où les suivants de l’excellent monarque en exil suppléaient aux mécomptes de l’ambition par la compensation exquise des chansons entonnées en chœur ; c’est là que les monstres d’acier se sont élancés, non pour l’amour d’une belle, mais pour l’amour de la seule vitesse. C’est là que la trompe des automobiles a retenti, plus rauque, plus haletante, plus vivante pour ainsi dire que le cor des pieux chasseurs shakespeariens.
 

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Certes, je crois qu’on n’a plus beaucoup le temps de lire Shakespeare dans le monde automobile, mais les vieux comme moi, appartenant aux générations finissantes, mais admirant, de leur vieux fauteuil, l’aube des jours qu’ils ne verront pas et enviant les ivresses d’espace et de vertige auxquelles ils ne peuvent participer, ceux-là voient dans ce rapprochement un symbole surprenant et un saisissant signe des temps.

Sur le terrain même de l’antique (et d’ailleurs éternelle) poésie, la science nouvelle se précipite, agissante et victorieuse.

Mais si l’ancienne poésie s’efface de bonne grâce, quitte à reprendre ses droits dans les moments de repos, il n’en est pas de même de l’ancienne prose, c’est-à-dire de l’organisation sociale elle-même. En une phrase, vous avez admirablement fait ressortir la contradiction qui existe désormais entre le cadre et le tableau : « Les lois auxquelles ils obéissent, dites-vous en parlant des hommes doués des facultés et des aptitudes nouvelles créées par le développement des nouveaux moyens de locomotion, les gouvernements sous lesquels ils vivent, sont pour la plupart des lois et des gouvernements dont l’agencement est bien antérieur à l’invention même de la machine à vapeur. Les zones administratives elles-mêmes sont déterminées par la supposition de moyens de locomotion antédiluviens. » Les exemples que vous trouvez en Angleterre ont, je vous assure, leurs pendants chez nous.

Or, vous avez dépeint une nouvelle catégorie d’hommes qui, vivant et pensant d’une façon qui n’est pas précisément antédiluvienne, ne pourront, tôt ou tard, s’accommoder des vieux tracés qu’on leur impose et des vieilles barrières qu’on leur oppose.

« Ces hommes, dites-vous, doivent continuellement se tenir au courant, pour les dominer, de nouveaux points de vue, de nouveaux aspects… Les moteurs promettent de nouvelles difficultés, de nouvelles récompenses, des luttes nouvelles… Est-il possible, avec le cours des années, que l’on ne voie pas se développer certains caractères généraux, et ces caractères aboutir à l’homogénéité d’une éducation scientifique, qui ira du haut en bas de l’échelle sociale ? »

Et vous ajoutez : « Tout cet immense corps d’ingénieurs, de mécaniciens et autres que les inventions récentes ont fait naître et développent ne peuvent être routiniers, car chaque année voit naître de nouvelles matières à leur activité… Ces hommes, déjà en nombre si considérable, nous font présager un nouvel élément social, intelligent, instruit, capable, appelé à jouer un grand rôle dans l’avenir. »
 

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Excusez-moi de résumer et de paraphraser si mal ce que vous exprimez, vous, dans une langue si originale, vraiment intraduisible, car chaque mot est bourré de sens, mais l’ensemble de la pensée est d’une clarté et d’une force extrêmes. De toute façon, il me semble que rien ne pouvait être mieux appliqué que ces pensées à la superbe floraison d’activités, d’initiatives, d’énergies, qui vient de pousser sur le vieux sol de la forêt des Ardennes, tout peuplé des gracieuses et sauvages visions shakespeariennes.

Mais j’ai la conviction, et vous l’avez certainement comme nous tous, que le vieux Will ne s’offenserait pas de ces courses sur ses terres. Vous êtes certain, et quel homme de bon sens ne le serait pas ? que Shakespeare, s’il pouvait revivre en ce moment, n’aurait pas dédaigné d’éprouver des sensations inconnues et qu’il ne se serait pas contenté de prendre place dans la tribune officielle. Il aurait demandé à s’asseoir à côté du vainqueur de l’épreuve et à se rendre compte par lui-même des voluptés qu’apporte au corps et à l’esprit l’ivresse des vitesses bues.

Puis, se faisant expliquer le mécanisme, le pourquoi et le comment des choses, il aurait fait un beau poème, que tous les poètes de l’Académie française réunis (si tant est qu’elle contienne des poètes) ne feront pas.
 

(À suivre)

 
 

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(Arsène Alexandre, in Le Vélo, journal quotidien illustré de l’industrie automobile et cycliste, du tourisme et de tous les sports, treizième année, n° 4190, dimanche 22 mai 1904 ; « The Libidinous H. G. Wells, » caricature d’Edward Sorel, encre et aquarelle, 2011)