Les locataires de la maison portant le n° 12 de la rue Serré, à Montmartre, entendaient hier, vers les deux heures du matin, un vacarme épouvantable, provenant d’une chambre située au quatrième étage et occupée par une jeune bonne, Mlle Louise Morette.

C’était des cris sourds, des gémissements, des plaintes, parmi lesquels on distinguait les mots : « À l’assassin ! on m’étrangle, venez vite ! »

On se précipita au secours de la malheureuse qu’on supposait réellement aux prises avec un malfaiteur.

Arrivés sur le palier, les voisins enfoncèrent la porte et furent alors témoins d’un spectacle dont il ne se rendirent pas bien compte sur-le-champ.

Autour de la chambre, courant comme une folle et renversant tout sur son passage, ils virent Mlle Morette, dont la face injectée de sang et les yeux hors des orbites faisaient craindre qu’elle ne vînt à succomber à une attaque d’apoplexie.

Mais d’assassin… pas l’ombre.

Tout à coup, la jeune fille, après avoir fait deux ou trois tours de cette course échevelée, s’affaissa évanouie en poussant un cri étouffé.

Comme on s’approchait d’elle pour la relever, quelle ne fut pas la stupéfaction de chacun en voyant une sorte de monstre d’une forme hideuse, pendu au cou du Mlle Morette et dont la queue battait l’air de coups précipités :
 

Tout son dos est couvert d’écailles bruissantes,

Et son corps est armé de pinces menaçantes,

Noir habitant des eaux, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
 

Les femmes se sauvèrent en poussant des cris de frayeur et ajoutèrent encore au tumulte ; un individu courut même chercher un revolver pendant qu’un autre, non moins courageux, s’armait d’un pesant marteau.

Cependant, quelques personnes, parvenant à dompter leur trouble, examinèrent de plus près le monstre et reconnurent en lui… un énorme homard, dont une des pinces entourait le cou de la malheureuse.

Un rire prolongé envahit alors tout le cercle des curieux et se communiqua bien vite aux autres locataires qui, dans le plus simple appareil, étaient sortis sur le carré et attendaient anxieux la fin de ce drame.

On s’empressa de détacher, non sans grande peine, le trop familier crustacé du cou de Mlle Morette, à laquelle on finit par faire reprendre ses sens en la rassurant sur la nature et l’espèce de l’assassin à qui elle venait d’avoir à faire.

Au bout de quelques instants, on eut enfin par elle l’explication de cette scène grotesque.

Elle avait acheté ce homard dans la soirée pour le dîner de ses maîtres le lendemain, et avait placé, par mégarde, le panier dans lequel il était, sur une chaise près de son lit, circonstance dont avait profité le captif pour lui rendre cette étrange visite.
 
 

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(Georges Lefranc, « Faits-Paris, » in L’Événement, deuxième année, n° 385, samedi 26 avril 1873 ; « Fait divers, » in Le Progrès de la Somme, quatrième année, n° 419, samedi 26 avril 1873 ; sous le titre : « Le Homard étrangleur, » in Le Petit Moniteur universel, n° 117, dimanche 27 avril 1873 ; sous le titre : « Un Homard en liberté, » « Fait divers, » in Le Progrès du Nord, septième année, n° 117, lundi 28 avril 1873 ; sous le titre : « Un Monstre imaginaire, » « Fait divers, » in L’État, journal de la République et de la liberté commerciale, quatrième année, deuxième série, n° 1114, mardi 29 avril 1873 ; « Échos, » in La Chasse illustrée, journal des chasseurs et de la vie à la campagne, sixième année, n° 22, samedi 31 mai 1873)