« Grand-mère, grand-mère !…

– Quoi donc, mon gas ?

– Vous m’enfermez à clé, comme un prisonnier ; vous avez peur que je m’échappe ?

– Oui, petiot. Je t’enclos dans la chambre, à double tour ; bonne nuit  »

Je pensai :

« Bonne mère-grand ! Elle craint sans doute pour la vertu de Marjolaine, son exquise petite servante, qui a l’enchantement et la grâce des soubrettes pimpantes du siècle dernier. Elle a remarqué, sans doute, la clairvoyante aïeule, mes regards fripons, mes regards gourmands qui dévoraient la jolie fille, avec mon bel appétit de trente ans. La porte est fermée, mais la fenêtre me reste. Qu’il serait facile de s’évader de cette chambre en s’accrochant au tronc de la glycine qui encadre la façade, et semble une échelle propice aux amoureux !… Mais que grand-mère se rassure. Je n’irai pas cette nuit respirer la fraîche senteur de sa Marjolaine ; je ne tenterai pas de cueillir la fleur tentatrice ; je suis trop fourbu pour me glisser en ce parterre où l’on ne doit entrer que très vaillant et très fort. Cette journée d’ouverture, je l’ai niaisement dépensée à battre la plaine, et c’est une belle gloire vraiment d’avoir abattu deux lièvres, quatre cailles, une douzaine de perdreaux !… Au lieu d’ouvrir la chasse, une plus capiteuse inauguration s’offrait peut-être ici !… »

Le lendemain, à déjeuner, j’interrogeai la bonne maman :

« Pourquoi, diable, hier soir m’avez-vous donc chambré ? Croyiez-vous, mère-grand, que je m’éveillerais à quatre heures pour aller dénicher vos confitures, et me régaler comme faisait le gourmand que j’étais il y a vingt ans déjà révolus ?…

– Mon petit, la gourmandise à ton âge est d’une autre sorte… Je craignais que tu ne t’ensauves au milieu de la nuit, pour aller croquer la sirène, la méchante sirène qui t’aurait mangé !…

– La sirène ?… Autrefois, vous m’épouvantiez avec vos contes de follets, de lycanthropes et de loups-garous… Il y a des ondines maintenant dans cet excellent pays ?

– Ne ris pas, mon gros ; il y a une sirène ; elle existe, on l’a vue ; elle a tué déjà quatre garçons du village. Au mois de juin, c’est Lucas, le fils au Ropiquet, qui a encore péri. Il revenait du régiment avec un congé de quinze jours. Dès la première nuit, il entendit la chanson de la mangeuse d’hommes, et il descendit à la rivière. Le lendemain, dans les sagittaires et les menthes, on retrouva son cadavre ; il avait la bouche mangée ; la sirène avait bu son sang… »

Le récit de ma grand-mère ne m’émotionna guère. Je passai la journée dans une ferme à déguster d’excellents vins qu’on retrouvait pour moi derrière les fagots, et qui me versaient dans les artères tout un flot d’amour, d’une telle impétuosité que Marjolaine, me disais-je, ne pourrait résister au courant et s’y noierait doucement…

Vers dix heures, grand-mère sonna le couvre-feu, me conduisit à ma chambre, m’enferma encore…

J’ouvris la fenêtre. Je constatai de nouveau qu’il serait très aisé de descendre, tout à l’heure, quand grand-mère serait endormie. Marjolaine était logée près de la cuisine ; je ferais toc-toc à sa porte ; la mignonne, au signal, m’ouvrirait et sa chambre et son cœur. J’avais lu dans ses yeux, la promesse certaine de la très douce joie ; ses lèvres mêmes déjà, furtivement, m’avaient accordé mieux que leur consentement.

Tout bruit, dans la maison, ayant cessé, les lumières étant éteintes aux demeures voisines, je glissai agilement jusqu’au sol.

Une pâle clarté luisait aux vitres de la petite chambre où Marjolaine, sans nul doute, m’espérait. J’allais annoncer ma présence, quand soudain, dans la nuit, une voix chanta…

Une mélodie étrange, sauvage, ensorcelante. Les notes s’égrenaient avec de cristallines vibrations. C’était des appels troublants, tristes et passionnés ; une musique surhumaine qui frissonnait, pleurait…

Je me rappelai la fabuleuse histoire de cette sirène qui attirait les hommes vers la rivière, pour manger leur bouche de ses caresses de vampire ; et je tremblai, glacé jusqu’au cœur, sentant qu’il m’était impossible de résister à la voix de la charmeuse, que j’allais peut-être périr, moi aussi, dans ses enlacements. Pour la première fois peut-être de ma vie, moi qui ne crains rien, pas même la mort, j’eus peur – peur de cette voix surnaturelle, peur du mystère qui me guettait, dans cette nuit noire comme une nuit de sabbat…

Lentement, je descendis vers la rivière…

J’entendis le bruissement de l’eau, le clapotement fluide du courant contre les herbes et les nénuphars. Et dans la ténèbre, mes yeux perçurent une nappe moins obscure, un lac pâle de féerie, enveloppé de brumes, dont les formes indécises montaient, se déroulaient, semblaient la robe immense d’une dame blanche émergée de l’onde, flottant à la surface, rôdant éperdue, et tendant ses bras souples vers l’amant convoqué.

La voix, qui s’était tue, murmura de nouveau sa complainte voluptueuse : elle montait des herbes fluviales qui recouvraient la rivière dormante, ces herbes étranges dont j’avais admiré, aux clartés du soleil, les formes et l’éclat. J’approchai, ma peur maintenant évanouie ; et sur la rive, gracieusement assise, le buste nu, les jambes baignées dans l’eau, j’aperçus une chair de femme aux pâleurs nacrées, enveloppée de ténèbres et de brume lumineuse : – on eût dit un reflet.

Aux bruits de mon approche, la chanson s’étrangla. Et des mots, des mots d’une irrésistible magie, m’invitèrent à ne pas trembler :

« Viens, oh viens, mon amour, toi qui m’as entendue… Viens, viens plus près, et contemple celle qui t’aime, celle qui s’offre à ta joie, se donne à ton désir. Vois, je suis belle, plus belle que tu ne m’as rêvée !… Mes bras sont tendres, ma bouche est fraîche et ma gorge est mœlleuse. J’ai des baisers qui te raviront, des caresses qui te pâmeront !… Viens, oh ! viens… Je ne suis pas une ombre, une vapeur mensongère ; je suis une femme, une femme qui t’aime et qui se donne à toi ! »

Ses bras déjà s’enlaçaient à mes bras ; elle attirait ma bouche vers sa bouche amoureuse ; et mes baisers pleuvaient sur sa chair brûlée, qui n’était pas la froide et irréelle apparence d’une goule ou d’une stryge, mais la vivante image d’une beauté palpitante.

Ses doigts rapides me dévêtirent ; et quand elle m’eut dépouillé, elle me coucha doucement parmi les herbes fraîches qui se creusèrent pour former un nid incomparable, où par instants l’onde arrivait, en vagues caressantes et complices. Et ce fut une nuit de tendresse folle, sans nul répit. La fraîcheur de l’onde, les souffles tièdes, les senteurs des menthes avivaient nos baisers, me mettaient aux lèvres une insatiable famine qui ne s’apaisait point. Les chants des coqs déjà claironnaient au village l’aube prochaine ; les étoiles, au ciel plus clair, s’effaçaient peu à peu ; je songeais, avec désespoir, à l’heure cruelle qui nous séparerait bientôt. Inutilement, j’avais interrogé la charmeuse ; elle n’avait répondu que par des baisers ou de vagues chansons, vite étouffées en de nouvelles étreintes.

« Te reverrai-je demain ? lui demandai-je, anxieux.

– Demain ? » fit-elle. Et sa bouche plus folle se collant à ma lèvre, y incrusta ses dents. Je ressentis une douleur aiguë, une douleur voluptueuse, presque aussitôt calmée, sous le baume des caresses… Il me sembla qu’on m’entraînait vers l’eau… nos jambes en effet baignaient… Je voulus me redresser… mais les bras de la bien-aimée m’enserraient vigoureusement, m’étranglaient presque… et mes forces s’épuisaient, mes efforts pour me dégager devenaient illusoires. Un effroi subit cependant ranima mes énergies éteintes ; je repoussai la bouche éperdue et je vis que les lèvres et la gorge de l’amante ruisselaient de sang – de mon sang !…

La sirène ! La mangeuse d’hommes !…

Le conte de ma grand-mère, comme un glas, tintait à mes oreilles… Je ne songeai plus qu’à me défendre, à m’arracher aux baisers mortels !…

Mais elle, révélant maintenant sa cruauté féroce, m’avait ressaisi, cherchait encore mes lèvres, mes lèvres mordues, saignantes, pour y boire ma vie et me laisser au jour inanimé, parmi les feuilles d’émeraude des sagittaires où ses victimes étaient mortes, comme j’allais mourir aussi…

Alors, brusquement, mes doigts se nouèrent au cou de la sirène et dans ses chairs, firent entrer leur terrible et implacable collier. Un râle expira sur les lèvres convulsées de la pauvre ondine, ses bras me désenlacèrent ; et je m’enfuis, douloureux, chancelant, mais sauvé !
 

*

 

« Mon gas ! mon gas !… allons, debout ! murmurait mère-grand, m’éveillant à midi. Lève-toi vite, paresseux ; en déjeunant, je vais t’apprendre que mes histoires ne sont pas des sornettes de vieille femme, car la sirène est revenue cette nuit. Et, cette fois, c’est une femme qu’elle a assassiné !…

– Une femme ?

– Oui, ce matin, des villageois ont trouvé dans les herbes, à la place où Lucas et les autres ont péri, le cadavre d’une belle jeune fille, morte, la pauvre, étranglée par la bête !…

– Et cette jeune fille, on la connaît ?… Hélas ! c’était l’unique enfant des maîtres du château que tu vois là-bas, sur la colline, tout près de la rivière ; une belle créature de vingt ans, jolie comme un cœur, mais un peu folle disait-on, ou malade, on ne sait pas.

– Madame, dit Marjolaine, voici le docteur Duvernoy.

– Hé ! qu’il entre, ce vieil ami ! Vous déjeunez avec nous ?

– Merci, ma bonne dame… non, je ne puis m’attarder plus longtemps dans votre village. J’ai des malades à visiter, dans tout le canton ; j’ai passé la matinée au château. En passant, je voulais prendre de vos nouvelles.

– Vous venez de là-bas ? Alors, c’est bien vrai ce qu’on m’a raconté ?… La pauvre demoiselle est morte… Elle a été assassinée par la sirène ?

– La sirène ! fit le docteur… Il n’y a jamais eu de sirène, ma bonne dame. Vous croyez donc, vous aussi, à ces fables ?

– Mais Lucas, mais les autres, Germain, Mathieu, vous les avez vus ? ils ont été tués !…

– Je crois bien, ma bonne dame, que maintenant c’est fini, et que le pays est délivré pour toujours de ces vilaines histoires !… Il n’y a pas de sorcières, il n’y a pas de sirènes. Il y a des folles, des enragées, qui sèment la mort et la désolation, jusqu’au jour où quelqu’un, pour défendre sa vie, étrangle la malfaisante, comme on tue un chien… »
 
 

–––––

 
 

(Bouguenais [pseudonyme de Paul Lordon], « Inédits, » in Don Juan, bi-hebdomadaire, littéraire, artistique & illustré, troisième année, n° 153, jeudi 11 mars 1897 ; sous le pseudonyme de Montrachet, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-cinquième année, n° 2873, jeudi 2 janvier 1908. « The Mermaid, » illustration de Sidney Herbert Sime)