La petite femme qui veut se faire aimer, attacher à sa chair le désir de l’amant, mais qui ignore les roueries des savantes, les ruses des expertes, s’acharne à découvrir les grands secrets d’amour.

Elle croit d’abord à la sorcellerie des parfums affolants et troublants qui sèment de la folie et de la passion dans le sillage de celle qui porte sur soi les odeurs magiciennes.

Elle croit naïvement qu’il suffit d’une essence chaude ou d’un extrait poivré pour captiver, séduire le mâle désiré.

Aussi, la voilà qui interroge son amie, réclame des recettes nouvelles ou des formules anciennes. Elle combine les muscs au santal, au patchouli, à l’ylang-ylang. Elle court les parfumeries, demande en rougissant quelques-uns de ces minuscules flacons de cristal bizarrement ciselé et doré qui ornent les magasins et doivent – pense-t-elle – receler les gouttes miraculeuses, les sèves enchanteresses…

Mais les senteurs d’orchidée, de violette, de trèfle, de rose blanche, de menthe, d’héliotrope, ne possèdent nulle véritable aphrodisie. Ils n’ont guère d aimant. Et la vague fumée d’une chevelure blonde, d’un corps surexcité de femme, d’une gorge humide, l’âcre bouffée qui s’exhale des secrètes touffes d’or tapies sous les aisselles ont plus de pouvoir, plus de force que les baumes d’Arabie et les odoriférantes gommes de Perse et de Ceylan.

Désireux de m’instruire et d’initier ensuite mes petites lectrices à la science subtile, j’ai interrogé une de celles qui sont nos modernes Circés, à qui nul ne résiste, et qui vont triomphantes, reines de notre Paris.

De sa voix lente, douce comme une caresse, voici ce qu’elle m’apprit :

« Très longtemps, j’ai cherché le parfum souverain, j’ai promis aux faiseurs d’essences, de triples extraits et de quintessences, des fortunes, pour me retrouver le secret de ces bdelluims, ces myrobolans, ces nards qui donnaient le suprême triomphe aux Cléopâtre, aux Laïs, aux Judith, aux Poppée. Mais ils m’ont affirmé que les aromates des Hébreux et des Grecs étaient des baumes vulgaires, composés de myrrhe, d’aloès, de cèdre, de cinnamone ; ils m’ont reconstitué, d’après les livres saints, les parfums compliqués de la reine de Saba ; je n’en fus pas ravie.

À Cannes, un distillateur de roses et d’œillets me recueillit les esprits des fleurs les plus diverses : des tubéreuses, des églantines, des muguets, des narcisses, des acacias, des résédas, des iris, des mimosas, des cattleyas… j’eus des huiles délicates, d’une odeur délicieuse de parterre au printemps. Mais aucune suggestion d’amour ne montait au cerveau : c’était une simple et douce caresse, une chaste et tendre ivresse qui naissait… On m’indiqua la mystérieuse boutique d’un vieux Persan qui recélait, m’affirmait-on, en des tubes d’or gravés d’hiéroglyphes, de chaudes et brûlantes huiles d’herbes divines, récoltées dans les jardins sacrés des sultans et des rajahs de l’Inde. Très grave, très hautain, l’Oriental me livra, à des prix fantastiques, ces baumes précieux. Les tubes entrouverts, aussitôt je fus prise d’alanguissements et de sommeils hantés de rêves étranges, comme si j’avais fumé de l’opium ou mangé du haschich.

Mais ce n’était pas l’ivresse que je cherchais. Je voulais l’aphrodisie violente et brutale qui entre en nous, sournoisement, avec l’air qu’on respire, nous maîtrise, nous domine, nous jette, convulsés et hurlants, en proie aux désirs les plus exaltés de volupté et de sensualité.

Enfin, on me présenta, un jour, dans un cénacle de satanes et de démones, un alchimiste qui connaît tous les secrets de la nature.

Lorsqu’il connut mon obsession, il sourit, m’affirma qu’on pouvait en effet composer l’essence que je désirais.

« Mais, dit-il, pour obtenir l’éther de volupté que rêve votre caprice, il faut, Gillette de Rais, me donner un château où je puisse travailler en toute sécurité, sans craindre les bons juges qui me jetteraient dans les in-pace modernes, si nos victimes parlaient. »

Des victimes… En prononçant ce mot, son regard luisait comme le tranchant d’un acier meurtrier.

Toutefois, ma hantise était si violente que l’idée de tortures, de supplices imposés à je ne sais quels innocents pour satisfaire mon caprice, ne m’épouvanta pas.

Je louai, à deux heures de Paris, un château solitaire ; j’y installai mon alchimiste et je passai deux mois avec lui dans cette retraite.

Il y avait là de vastes salles souterraines, qui furent transformées en laboratoire.

Un matin, le vieil homme partit de bonne heure ; il revint seulement le soir, très tard, accompagné de douze jeunes et jolies filles, qu’il conduisit de suite dans les caves et qu’il y enferma.

Nous ne craignions aucune indiscrétion. Il n’y avait avec nous, dans le château, que les deux fidèles et sûres servantes qui depuis mon enfance me sont attachées et dévouées connue de bonnes et maternelles esclaves…

Je redoutai d’abord des meurtres, des abominations… l’alchimiste ne sortait plus des souterrains ; des cris douloureux, sauvages, montaient parfois jusqu’à moi, la nuit, épouvantaient mes insomnies.

Mais j’étais rassurée cependant sur le sort des victimes par la quantité de victuailles et de boisson que l’effroyable bonhomme se faisait descendre chaque jour…

Et quelle nourriture !…

Des gibiers, des pigeons, des viandes abondantes, assaisonnées d’épices de toute sorte : cayenne, muscade, piment, vanille, menthe, carvi.

En outre, des eaux de-vie, des liqueurs, des hydromels… pour quels banquets d’enfer ?

Pendant tout un mois, je vécus dans le château sans jamais voir l’alchimiste. Enfin, il parut et m’invita à visiter son laboratoire. C’était le mot qu’il employait, l’horrible tortionnaire !

Je descendis, presque mourante d’effroi, dans les caves…

Je pénétrai dans une grande salle, demi-obscure, où régnait une chaleur brûlante.

Des cris, des hurlements saluèrent mon entrée.

Tout d’abord je n’aperçus rien, qu’une table chargée de flacons, de cornues, d’alambics. Mais les cris, les sanglots, les soupirs me révélaient autour de moi la présence d’êtres vivants et gémissants.

Peu à peu, mes yeux distinguèrent des formes vagues couchées tout autour de la salle, se convulsant, se crispant, s’agitant.

L’alchimiste alluma une lampe. Une lueur rouge brilla, projeta sa clarté vive sur des corps nus, prostrés sur un sol pavé de dalles antiques. C’étaient les douze jeunes filles venues, un soir, au château. Je me sentis délivrée d’une oppression atroce qui m’étreignait depuis plusieurs jours : les victimes étaient encore vivantes.

Je vous ai dit qu’elles étaient nues. Je constatai que toutes, vraiment jolies, avaient des formes admirables ; de superbes et soyeuses chevelures flottaient sur leurs épaules ; toutes, autour de la taille, avaient une large ceinture d’or, et à cette ceinture étaient attachées des chaînes solides, rivées au mur ; les malheureuses étaient liées, comme des chiennes, comme des bêtes.

L’homme leur distribua la pâture, l’horrible pâture brûlante, pimentée, poivrée, arrosée d’alcools, qu’elles absorbèrent, affamées, voraces.

Puis, le repas terminé, toutes à la fois furent prises de la même folie.

Elles s’étaient relevées ; leurs yeux brillaient de lueurs sauvages, leurs seins se gonflaient, leurs bras se tendaient. Des bouches ouvertes, aiguë, brûlée, la langue démesurément pointait, cherchant à aspirer un peu de fraîcheur… leurs cris se faisaient doux et suppliants…

Elles imploraient leur bourreau. Elles l’appelaient ; je compris que, loin de le maudire, elles lui promettaient la félicité amoureuse de leurs chairs exaspérées. Oui, ce régime, ce repos, cette captivité, en les abrutissant, avait allumé en elles l’instinct violent, bestial exaspéré. Leur seul besoin, leur seule pensée, leur unique vouloir c’était d apaiser l’incendie de leur chair… Et le vieillard leur paraissait le désirable amant qui apaiserait enfin leur folie tumultueuse…

Mais cet étrange personnage était bien un savant ; il ne se laissait pas distraire par de grossiers appétits sensuels. Très calme, sans un trouble, il s’approchait des pauvres filles, comme s’il allait céder à leurs invocations. Puis, brutalement, il les fouaillait… et elles, agenouillées, douloureuses, loin de se révolter contre les coups, de crier grâce, tendaient leurs bouches amoureuses et leurs bras chargés de suprêmes caresses.

Le corps des malheureuses peu à peu se couvrait d’une abondante rosée. De leurs fronts, de leurs bras, de leurs seins, de leurs jambes, des gouttes cristallines et lourdes tombaient, se mêlaient sur les dalles, formaient de minces et clairs ruisseaux qu’une inclinaison légère du sol amenait au milieu de la salle, dans une excavation contenant un vase de porcelaine…

Et lentement, lentement, pendant que les jolies filles se convulsaient, sanglotaient, suppliaient, lentement le vase s’emplissait.

L’alchimiste, calme, impassible, préparait ses appareils, allumait ses feux…

Quand le vase fut plein, il fit couler dans la cornue cette sève chaude des pauvres corps enragés d’amour, et la sublima, pendant des heures, dans les serpentins d’un alambic d’argent…

Les captives, à la fin, s’étaient endormies. Elles gisaient dans l’atmosphère d’étuve, soupirant encore d’ardents appels de volupté !…

Ses opérations terminées, l’alchimiste recueillit enfin dans une fiole de grès quelques gouttes d’une huile épaisse, lourde, pénétrante… À peine l’eus-je respirée que je sentis en moi la folie déchaînée… Ah ! c’était bien enfin le vrai parfum d’amour, l’essence d’Aphrodite, la senteur qui affole, le secret de Circé qui métamorphosait les hommes les plus sages en bêtes de luxure…

Quelques jours plus tard, je m’enfuyais, épouvantée, craignant des représailles, mais emportant un plein flacon de cette unique essence… Je voyageai durant une année, craignant une dénonciation… mais les victimes n’ont pas parlé…

Libérées, un soir, par l’alchimiste, avec de l’or, beaucoup d’or, les pauvres filles de peine sont devenues, paraît-il, des filles de joie, et ont pardonné sans doute le cauchemar de leur captivité. »
 
 

 

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(Bouguenais [pseudonyme de Paul Lordon], in Fin de Siècle, journal littéraire illustré, douzième année, n° 1143, jeudi 13 février 1902 ; sous le pseudonyme de Montrachet, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingt-sixième année, n° 3083, samedi 1er mai 1909 ; gravure d’Ernest Gayac, « Luxuria, » 1920 ; Rosaleen Norton, « Bacchanal » [détail])