Quand Saturnin, petit vendeur au bazar « À l’Élégante et au Shah de Perse, » découvrit, vers l’âge de dix-huit ans, que la femme qui souriait sur les boîtes de savonnettes – les six pour quatre francs quatre-vingt-quinze – était blonde, il lui sembla que son cœur se trouvait brusquement saisi par une poigne brutale, comprimé jusqu’à la syncope et précipité hors de sa poitrine.
Le rayon « Hygiène et Beauté » devint pour lui un lieu de félicité et de joie. On le vit des jours entiers contempler les boîtes de savonnettes – les six pour quatre francs quatre-vingt-quinze – où souriait le visage idéalement blond aux joues d’un rose fade de chromo.
Saturnin n’était pas un aigle. Il est probable que si l’humanité avait compté sur lui pour la doter de découvertes aussi simples que celles, par exemple, du fil à couper le beurre, ou de l’épingle dite de nourrice, elle eût dû se résigner à ne jamais faire usage de ces objets de première nécessité.
Saturnin était doux, faible, mélancolique et orphelin. Il récitait volontiers les vers que des mains inconnues gravent sur les mirlitons. La malice n’habitait pas son cœur. Son plus violent chagrin d’enfant datait du jour où il avait découvert que les chevaux dormaient debout, ce qu’il considérait, ayant essayé de les imiter, comme un véritable martyre.
Il n’était point pour cela dénué de qualités commerciales et les clientes qui fréquentaient le bazar « À l’Élégante et au Shah de Perse » quittaient rarement le rayon « Hygiène et Beauté » les mains vides, même lorsque la curiosité seule les avait menées vers ses étalages.
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Et cependant Saturnin, mélancolique et orphelin, avait, jusqu’à sa découverte, fait sans enthousiasme son métier de vendeur. Mais de l’instant où il commença de rêver au profil souriant, il commença de vendre comme d’autres boivent ou jouent, avec passion.
C’est que Saturnin, audacieux comme seul un faible sait l’être par crises, avait conçu un projet énorme : il avait découvert au rayon « Papeterie » une carte postale – en couleurs – où la même femme, plus blonde encore que sur la boîte à couvercle azuré, souriait du même sourire impersonnel et enivré. En légende, quatre vers en lettres dorées alignaient des rimes riches : jours, toujours, ivresse, caresse. Le vendeur du rayon « Papeterie » affirmait que la carte avait été faite « d’après nature. » Il existait une femme en chair et en os qui possédait ces cheveux blonds et ce sourire rouge sur blanc.
Saturnin la chercherait, la connaîtrait, lui offrirait… Mais encore, pour cela, fallait-il avoir quelque chose à lui offrir ; c’est pourquoi Saturnin, déchaîné, faisait l’article, vantait l’eau de Cologne, imposait les crèmes de beauté, empaquetait des monceaux de brosses à dents, d’éponges et d’instruments divers destinés à améliorer l’état de la chevelure, de la peau ou des ongles. Saturnin serait riche.
Il pourrait ainsi faire à son cœur pantelant un matelas de papier-monnaie et offrir l’un avec l’autre à Lise – c’est ainsi qu’il avait baptisé l’élue de son âme.
Son chiffre d’affaires montant sans cesse, Saturnin ne tarda pas à’ être remarqué par son directeur qui le proposa pour le grade de chef de rayon. Celui d’inspecteur cessa de lui paraître inaccessible. Son avenir d’un coup s’éclaira.
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Or, un soir, son collègue de la « Papeterie, » qui le respectait parce que la fortune lui souriait, et qu’il avait chargé d’une enquête discrète, lui annonça qu’il avait pu découvrir, par la maison d’édition des cartes postales, le nom et l’adresse de la femme qui souriait sur les boîtes de savonnettes. Elle s’appelait Mlle de Paty, faisait profession de cartomancienne et habitait au quatrième étage d’un immeuble de la rue Mouffetard.
Saturnin ne laissa pas vieillir le renseignement ; il fut, le jour même, rue Mouffetard, grimpa les quatre étages, le cœur bondissant, hésita dix secondes, trembla, sonna.
Chauve, édentée et sale, une vieille repoussante ouvrit la porte. Avant que Saturnin eût eu le temps d’exposer le but de sa visite, la vieille l’avait assis de force, avait remué des cartes, fait parler un perroquet qui disait des mots arabes, mélangé le marc de café et lu dans la main du jeune homme son passé, ses rêves et son avenir. Il sut qu’il était l’homme d’une seule femme, qu’un seul amour emplirait son existence, que sa ligne de tête, sa ligne de vie et sa bosse du commerce, dépendaient directement et uniquement de sa ligne de cœur et mille choses encore qui l’intéressèrent beaucoup moins.
Les yeux fixés sur une carte postale de lui bien connue, attachée au mur par une punaise rouillée, Saturnin attendit pour poser la question qui lui brûlait la gorge, que la vieille eût tari sa faconde.
Enfin, il put prononcer, jouant l’indifférence et désignant le portrait :
« Cette jeune fille, là ? Votre fille, sans doute ?
– Oh ! non, mon bon Monsieur, je n’ai pas de fille.
– Qui donc alors ?
– Mais moi-même, mon bon Monsieur, moi-même. Étais-je jolie, n’est-ce pas ? Il n’y a pas longtemps de cela, dix ans peut-être ; j’avais trente ans !.. Depuis, j’ai eu des malheurs. Ce n’est pas que je boive, mais… »
Quelque chose tourbillonna dans la tête de Saturnin, lui battant affreusement les tempes. En jetant un louis sur la table bancale, il renversa un litre qui se brisa, répandant une atroce odeur d’alcool à bon marché.
Dix fois, il trébucha dans l’escalier obscur.
Et quand il se retrouva titubant, étourdi et désespéré, dans la cour sordide, regardant béatement sa paume sillonnée de rides, Saturnin remarqua que sa ligne de cœur avait été comblée par la crasse luisante de la rampe.

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(Yvan Noé, « Les Contes du Nouveau Siècle, » in Le Nouveau Siècle, organe du faisceau des combattants et des producteurs, deuxième année, n° 219, samedi 7 août 1926 ; « Les Contes de Paris-Soir, » in Paris-Soir, grand quotidien d’informations illustrées, onzième année, n° 3467, lundi 3 avril 1933 ; in Notre Temps, neuvième année, n° 560, vendredi 31 mai 1935)

