À Monsieur Francis Carco.

 
 

Le château était endormi dans la paix nocturne. Les hulottes tenaient conseil au cœur de l’ombre et les vers luisants en caravane traçaient sur la pelouse des ronds lumineux pareils à ceux où s’enferment les magiciens pour évoquer l’esprit immonde…

Dans l’ancienne salle des gardes, le premier spectre prit un chandelier d’argent massif et le jeta au deuxième spectre qui tenait un grand sac ouvert devant lui.

« Maintenant, dit-il, montons. »

Sa lampe électrique découpa l’image d’une porte basse dont la fermeture ne résista pas à la sollicitation d’un objet métallique. L’une derrière l’autre, les ombres blanches s’engagèrent dans un escalier monumental aux larges marches de pierre.

« Ça va ! » souffla Petit-Louis.

C’était une idée à lui, ce travestissement. II avait dit au Grêlé :

« Tu veux cambrioler le château ? Pourquoi se cacher ? C’est le meilleur moyen de se faire repérer… Toi et moi, on va amener, après-demain soir, la bagnole dans le parc… Tu te colles un drap de lit sur le dos ; moi aussi… Si on nous voit, on nous prend pour les mânes des d’Ourson en train de faire leur petite promenade hygiénique… et personne n’ose nous reluquer d’un peu près… Que dis-je ?… On s’écarte bien gentiment sur notre passage… Il n’y a pas plus superstitieux que les gens d’ici… »

Il avait vidé son verre.

« Et, tiens, j’y pense ! Nous allons remettre ça à quatre jours, au 17… Il paraît que le fantôme de la belle Julie – ou de la belle Henriette, je ne sais plus – profite de cette nuit anniversaire pour se balader par les couloirs du château… Si on aperçoit la lumière de nos lampes, on nous prendra pour la donzelle… Tu parles d’une rigolade ! »

Aussi, tout en gravissant l’escalier, les compères ne se privaient-ils pas d’éclairer les marches et les murailles où pendaient des tapisseries de prix. Ils en décrochèrent quelques-unes, les roulèrent, et Petit-Louis dit au Grêlé :

« Porte-les toujours dans la bagnole… Tiens, donne-moi ton sac… Tu viendras me rejoindre en haut… »

Cependant, dans une petite maison, au bord de la route, deux visages angoissés étaient collés à une fenêtre, ceux de Sylphe, le bûcheron, et de sa femme.

« C’est elle, dit Sylphe. Elle sort plus tôt, cette année… »

Une tradition du pays voulait que Clorinde d’Ourson, qui avait eu une fin tragique, hantât de ses lamentations et de ses cris funèbres le château dont les tours, là-bas, dominaient le feuillage noir des ormes.

« C’est curieux, dit encore Sylphe. On dirait qu’elle n’est pas seule, cette nuit… Il y a plusieurs lumières… Regarde : en voilà une au deuxième étage et l’autre dans le parc…

– Et si ce n’était pas Clorinde ? fit, au bout d’un temps, la femme du bûcheron.

– Tu es folle ! répondit Sylphe. Personne n’oserait se risquer au château, une nuit comme celle-ci… Et si quelqu’un le faisait… »

Il laissa sa phrase inachevée et frissonna.

Au deuxième étage du château, Petit-Louis venait de fermer le cordon de son sac. Il jubilait. Il n’eût pas espéré emporter pareil butin.

Un craquement du plancher le fit se retourner tout d’une pièce.

« C’est toi ? grogna-t-il. Tu m’as fait peur ! Je pensais que c’était la belle Antoinette… »

Il crânait.

« Écoute, dit le Grêlé. Nous devrions nous en aller… Il y a déjà deux sacs pleins dans la bagnole… Avec celui-ci et les tapisseries, ça n’est pas mal…

– Es-tu dingo ? répartit l’autre. Et ça ? Et ça ? Et ça ? Tu vas leur laisser, peut-être ?

– Il se fait tard, dit le Grêlé.

– Tard ? Mais tu perds la boussole ! Voilà que la demie vient de sonner… As-tu les sacs ?

– En voilà un.

– Et les autres ?

– J’ai pensé…

– Va les chercher. »

Et comme l’autre hésitait :

« Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?… Tu as la trouille ?… Dans ce cas, tu peux t’en aller… Je ferai bien tout seul… »

Il rafla un tapis de table :

« Mais pour le partage, comme de bien entendu, bernique !

– Je vais chercher les sacs, » dit le Grêlé.

Et il se glissa hors de la pièce.

« As pas peur ! lui cria l’autre. Si tu rencontres jamais la belle Gertrude, sûr qu’elle perdra pour toujours le goût des balades nocturnes, rien qu’à te voir… »

Resté seul, Petit-Louis recommença à ouvrir des tiroirs, à en extraire leur contenu, à le faire passer dans son sac. Il sifflait un air de marche… Pour un boulot tranquille, c’était un boulot tranquille… Et cet imbécile qui voulait s’en aller !

« Cependant, pensa-t-il, d’ordinaire il n’a pas les foies, le Grêlé… Qu’est-ce qui lui a pris ? »

Il sursauta. Il lui avait semblé apercevoir, au fond de l’ombre, une forme mouvante qui venait à sa rencontre. Une vague forme blanche…

« Bougre d’idiot ! monologua-t-il. Il y a une glace… »

Il ouvrit une porte, se glissa dans la chambre contiguë. Le rayon de sa lampe électrique mit en lumière de nouvelles richesses. Du drap d’or, et des soies, et des velours.

Il sursauta encore une fois. Un bruit avait frappé ses oreilles.

« Qu’est-ce que c’est ? »

C’était le déclic produit par le mécanisme d’une grande horloge de noyer qui se mit à battre l’heure.

« Décidément, pensa Petit-Louis, je ramollis… Voilà que j’ai peur des horloges, maintenant ! »

Mais il blêmit. Comment… Comment cette horloge pouvait-elle sonner puisque le château était inhabité ?

Qui avait remonté l’horloge ?…

Il entendit un pas gravir lentement l’escalier.

« Le Grêlé, se dit-il. Au fond, il n’a pas tort. Nous en avons assez comme ça… Nous devrions partir… »

L’horloge achevait de sonner minuit.

« Le moment fatidique où la belle Ugénie sort de son trou, à ce qu’il paraît ! » pensa Petit-Louis avec un reste de fanfaronnade.

Et comme le pas, dans l’escalier, s’entendait plus fort, il cria :

« C’est toi ?

– C’est moi, fit la voix cassée du Grêlé. Dis donc… »

Il s’interrompit.

« Écoute !

– Quoi ?

– Tais-toi… Écoute ! »

Il y eut un silence.

« Eh bien ? » fit Petit-Louis.

Il s’apprêtait à charger son sac sur l’épaule lorsqu’il le laissa retomber en poussant un juron et en se jetant vers la fenêtre.

Alors, d’en bas, montèrent, clairs, les aboiements de deux chiens.

« Nous sommes faits ! cria Petit-Louis. Le garde !… »

En quelques bonds, il eut atteint la porte, plongea dans l’escalier. Il entendit, derrière lui, les pas pressés du Grêlé.

« Par ici ! cria soudain celui-ci. C’est plus court ! »

Est-ce que Petit-Louis entendit ? Il était lancé. Il n’aurait pu s’arrêter. Il n’avait plus qu’un objectif : la voiture. Plus qu’une idée : fuir.

Le garde n’était pas homme, en effet, à avoir peur de spectres.

Se cognant aux murs, fonçant sur tout, Petit-Louis avait atteint le rez-de-chaussée. L’air froid de la nuit, pénétrant par la porte d’entrée laissée entrouverte, le guida. Un instant après, il était dans le parc.

Il aperçut l’auto, à cinquante mètres, courut plus vite. Comme il allait l’atteindre, il vit, devant la portière ouverte, une forme blanche et diaphane.

« Crénom ! jura-t-il. Entre !… »

D’une poussée, il l’envoya s’effondrer à l’intérieur, claqua la portière, bondit au volant. La voiture s’ébranla comme deux détonations éclataient, coup sur coup, toutes proches.

Cinq minutes plus tard, l’auto atteignait la route. Petit-Louis poussa à fond sur l’accélérateur. Ce fut un bolide qui passa devant la petite maison de Sylphe, s’enfonça dans la nuit.

« Ouf ! dit Petit-Louis. J’en suis vert… Personne derrière ? »

Nulle réponse ne lui parvint.

Il interrogea, plus haut :

« Personne derrière ?… »

La route faisait un coude. Petit-Louis s’appliqua à la direction de son volant puis, sans se retourner, tendit une main vers le fond de la voiture :

« Tope là !… Nous l’avons échappé belle ! »

Il ricana :

« À la place du garde, je me rabattrais sur la belle Gabrielle ! »
 

*

 

Le lendemain matin, des métayers découvrirent « la bagnole » retournée dans le fossé, à une dizaine de kilomètres du château. Quand on dégagea Petit-Louis, on constata qu’il avait cessé de vivre. Il ne portait, cependant. aucune blessure apparente. Dans le fond de la voiture, le butin était intact.

Quant au Grêlé, il avait été abattu par le garde, à coups de fusil, alors qu’il sortait du château par la porte des communs.
 
 

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(Stanislas-André Steeman, « Prix du Roman d’aventures 1931, » in Gringoire, le grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire, cinquième année, n° 170, vendredi 5 février 1932 ; cette nouvelle a été reprise, avec quelques modifications, sous le titre : « 3 Spectres, » in Qui, l’hebdomadaire des faits divers, n° 6, jeudi 1er août 1946)

 
 
 

3 SPECTRES

 

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