Triste souvenir, celui que je vais évoquer devant vous…

C’était à Nancy, l’hiver ; il neigeait. La nuit tombait, glaciale, lugubre.

Je venais depuis peu d’être désigné par la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul comme visiteur d’une pauvre famille habitant rue du Duc-Raoul, dans un des plus vieux quartiers de la ville. Aussi ce soir-là, bien emmitouflé dans mon cache-nez, la cigarette aux lèvres, je me dirigeai vers ce coin du Vieux Nancy où je n’avais encore jamais mis les pieds.

Des ruelles tortueuses, aux noms étranges, s’ouvraient devant moi ; dans le ruisseau, des enfants sales, déguenillés, se roulaient en jouant avec la neige. Aux fenêtres des maisons pendaient des haillons.

Je sentis mon cœur se serrer ; une angoisse nouvelle me prenait a la gorge. Enfin, la maison indiquée se dressa devant moi : comme entrée, une allée noire, où l’on ne voyait pas à un mètre devant soi.

En tâtonnant dans cette obscurité, je parvins à un escalier effroyablement raide qui escaladait les cinq étages de l’immeuble.

Une odeur écœurante, fétide, m’empêchait de respirer. Je crus suffoquer. M’aidant d’une corde graisseuse qui tombait verticalement et servait de rampe, j’arrivai à l’étage où logeait la famille que j’étais chargé de secourir.

Un coup bref, une longue attente, puis la porte s’entrouvrit.

J’entrai.

La pièce était basse, sombre, les murs noircis de fumée. Une seule fenêtre donnait sur une cour infecte. Une chaleur étouffante régnait.

Affaissée sur une chaise, une femme reprisait des bas ; par terre ou grimpés sur le lit, des enfants.

À mon entrée, un silence lugubre tomba ; je fus saisi. Toutes les belles phrases que j’avais préparées s’envolèrent et je ne sus que balbutier le nom de Conférence Saint-Vincent-de-Paul.

Et soudain j’éprouvai un sentiment de honte, oui, une honte folle de mes habits trop neufs, de mes petites guêtres, de mes gants, de ma pochette parfumée, de tout ce luxe, enfin, dont j’étais revêtu et qui me semblait une insulte à la misère de ces pauvres gens.

Mais déjà la méfiance avait disparu. Le nom de Saint-Vincent-de-Paul avait fait fondre la glace. La mère se précipita sur moi en parlant avec volubilité, tandis que les petits s’accrochaient à mes jambes.

« Ah ! c’est vous, notre nouveau visiteur ? L’autre a quitté la ville, oui, voilà tantôt quinze jours… »

Tandis que cette pauvre femme, heureuse d’avoir un auditeur, me racontait, en les entremêlant d’une façon touchante, ses misères et les petits potins du quartier, je considérai les enfants.

Dans cette demi-obscurité, je les distinguais mal : il y avait là deux tout petits, puis une fillette de cinq à six ans, aux grands yeux noirs, à l’air triste ; dans un coin, un garçon, luron, qui me regardait fièrement, les mains enfoncées dans ses petites poches.

J’appris de la mère qu’il y en avait deux autres plus âgés qui travaillaient. Et moi, pour dire quelque chose :

« Alors, cela vous en fait six ! une belle famille !

– Six, oui, mais pas pour longtemps.

– Comment cela ? Pas pour longtemps ?

– Mais oui, mon bon Monsieur, reprit-elle avec tristesse, tenez, voyez là-bas notre Lucette. Elle ne passera pas l’hiver. Le docteur l’a dit… Nous avons déjà perdu sa jumelle il y a six mois. »

Là-bas, au fond de la pièce, le visage de l’enfant s’était tiré, ses grands yeux remplis d’angoisse.

« Mais non. Madame, affirmais-je rapidement, le cœur serré. Elle est bien portante, un peu d’air de campagne… »

Entêtée, la mère s’obstinait :

« Si, Monsieur. Le Docteur a dit comme ça que ça ne pouvait pas se guérir. »

Et elle insistait durement, avec une sorte de cruauté inconsciente :

« Avant la fin de l’hiver, oui, avant la fin de l’hiver… »

Là-bas, le pauvre petit visage bouleversé nous regardait éperdument.

« Les deux enfants couchaient dans le même lit et se serraient bien près l’une de l’autre pour avoir plus chaud, alors vous comprenez… »

La mort de sa sœur ! C’était le souvenir terrible de cette nuit d’hiver où la pauvrette s’était réveillée à côté du petit cadavre glacé…

C’était l’appel au secours dans l’obscurité… des hommes noirs qui venaient… enveloppaient le corps de la mignonne d’un grand voile blanc… une longue boîte où l’on avait étendu la petite sœur… les clous qu’on enfonçait et dont le bruit fait mal, mal…

C’était l’évocation de tout cet appareil de mort, terrible et solennel, une chose encore mal comprise, mais combien terrifiante.

Et Lucette, les yeux agrandis par la peur, joignait les mains et me regardait désespérément, avec une épouvante sans nom…

Pendant que la mère insistait :

« Tout comme sa sœur, oui, mon bon Monsieur, tout comme sa sœur… »

Ah ! l’atrocité de cette scène !

J’étouffais ; j’avais envie de prendre Lucette sur mes genoux, de l’embrasser, de la bercer, de la consoler.

Enfin, n’en pouvant plus, les yeux pleins de larmes, je m’enfuis en trébuchant dans l’escalier solide, pour m’en aller loin, bien loin de cette maison, où pour la première fois j’avais compris ce qu’était la douleur, et la pire, celle d’un enfant.
 
 

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(Raoul de Warren, in La Revue des jeunes, vingt-quatrième année, n° 6, 15 juin 1933 ; Hans Heyerdahl, « Det døende barn » [L’Enfant mourant], huile sur toile, 1881)