L’estacade est vieille et lasse, et les flots n’ont jamais fini de venir donner sur elle. Ils descendent du pays des brumes, des contrées qu’on ne connaît pas, et se jettent l’un après l’autre, en dressant leurs crinières blanches.

Depuis les temps qu’on l’a bâtie (les vieux n’en ont plus souvenir), l’estacade n’a jamais rien fait que de subir l’attaque immense. Elle indique, un peu tortueuse, d’un doigt tremblant et noir, le large gris, vide et mouvant.
 

*

 

Ils étaient partis contents, les trois gars, Pierre, Jacques et Jean. Le père, du bout de l’estacade, le visage brun comme bois, leur secouait son mouchoir rouge.

De toute la flotte des pêcheurs, ils avaient la plus haute voile. La barque montait sur les vagues, qui glissaient le long de la coque en grondant de folles histoires. Le vent soufflait sec sur la mer et lui faisait montrer ses griffes. Il y avait un tel tumulte qu’aucun chant n’y aurait tenu.

Les trois gars rirent ensemble en faisant la manœuvre, puis se turent pour regarder la croupe noire de la mer se soulever et basculer suivant la houle contre le ciel creux et blafard.

Toutes les voiles étaient tendues comme de larges tabliers bruns. Le soleil fou guetta sous les nuées. Du pourpre dansa sur les vagues. Le vent sauta, souffla de la côte. L’instant d’après, la flottille fut un vol de papillons gris éparpillés sur la mer sombre. De longues rougeurs couvaient à l’horizon… La toile crissait, la bonne coque grimpait sur le dos noir des vagues. Les gars tenaient leur face brune tournée vers la lueur de sang (Pierre était large et grand comme un rocher ; Jacques avait l’œil net comme le chardon bleu des sables ; Jean, le plus jeune, un long visage que rongeaient deux prunelles sombres.) Ils ne se dirent pas un mot. Aucun ne jeta les filets. Aucun ne vit mourir, derrière, le faible feu vert du port.

Longtemps la rougeur dura, pour les trois penchés à l’avant. Plus un bateau n’était en vue. Ils étaient seuls, la mer à eux.

Le vent piaula. La mer fut de fer sous la lune, qui dansait sa danse blanche en cognant les nuages noirs… La voile se coucha sur les vagues, se leva, se coucha encore et fila enfin, lâchée, selon le galop du vent.
 

*

 

La mer courut pendant trois jours. On ne voyait que les deux vagues les plus proches, leur gueule immense et lourde et leurs yeux blancs. Mais la barque était fière, et les gars avaient tant navigué contre le diable ! Ils se demandaient avec joie en quel coin fou de la terre les pousserait le grain. Quelqu’un riait aux éclats dans l’étendue, et leurs trois cœurs lui répondaient.

Le troisième jour, le vent s’arrêta. La mer, désorientée, dansait sur place. Des troupeaux de flocons d’écume passaient, hagards. Ils s’en pendait aux cordages, il en tremblait aux suroîts luisants des trois frères, qui regardaient, en se passant la langue sur leurs lèvres salées, venir à eux une côte inconnue.

La barque s’écroula entre deux roches. De flaque en flaque, les marins gagnèrent la grève. Du varech pourrissait, en longues guirlandes noires. Une falaise sombre montait tout droit jusqu’au ciel.

Les galets roulaient et criaient sous leurs bottes. C’était la plainte de la contrée.

Ils erraient, fouillant les rochers, n’osant s’écarter l’un de l’autre. Par instants, ils levaient un œil vers le haut de la falaise, qui se perdait dans des embruns. Les pierres étaient noires et luisantes. La mer s’était retirée là-bas, blafarde, aplatie, rancunière.

Le soir n’était pas loin. Une mouette cria. Ils frissonnèrent. Pas une âme chrétienne, bien sûr, à rencontrer.

Soudain, Jean appela. En tournant un rocher, il avait vu une femme nue, allongée sur une pierre plate, une cuisse levée, très blanche, ainsi qu’un cierge.

Jacques et Pierre accoururent. Une forme mince et claire fuyait entre les rochers. Ils lui donnèrent la chasse, lourds et rudes. Craignant que ce ne fût une créature marine, ils lui coupaient le chemin de la mer. À la fin, Jacques l’atteignit d’un caillou. Elle cria, tomba à genoux. Pierre arrivait, la rame haute, et la frappa. Elle s’étendit en gémissant. Ils lui lièrent les mains et les jambes avec leur ceinture. Ils s’effrayaient de la finesse de ses poignets et de ses chevilles. Elle était blanche, un peu verdâtre, et portait, en place d’ongles, des écailles aux mains et aux pieds.

Comme elle était nue, une fois qu’ils l’eurent allongée sur les galets, ils l’embrassèrent toute d’un regard avide, puis du même mouvement détournèrent les yeux et se turent, embarrassés.

C’est alors que la barque, là-bas, saisie par la marée montante, se mit à se débattre parmi les rochers aigus et se brisa en pièces. Ils s’en aperçurent à peine… Quelque chose d’immense et d’inconnu leur serrait le cœur. Il n’y avait pas moyen de bouger ; les pieds étaient encastrés dans le sol. À la dérobée, ils regardaient dans le soir noirâtre la femme prise qui les fixait de ses prunelles claires, vides et ovales, et que secouaient des tremblements.

Ils s’étaient accroupis autour d’elle. Elle les éclairait, longue flamme pâle aux contours vagues. Les cheveux presque blancs accrochaient les dernières lueurs.

Elle ne ressemblait à aucune fiancée, ni à Notre-Dame de la Mer. Pourquoi n’avait-elle pas de robe ? Jean dut ôter son suroît et l’en couvrir, d’un geste gauche.

Les trois frères ne songeaient pas à se regarder les uns les autres. Autour d’eux, les roches noires se dressaient, curieuses de ce qu’ils allaient faire.

Le vent chassa les heures. L’air froid séchait leurs vêtements cirés. La marée vint les regarder de près, puis s’en alla, crachant sur les rochers. Les étoiles glacées apparurent très haut, et la lune se dressa dans le ciel, aussi gauche que la femme allongée à terre.

Ils ne détachaient pas les yeux d’elle. Son menton levé brillait doucement, et ses longs cheveux lui faisaient comme une auréole de sainte. Un sein, rond et nacré comme une coquille de la mer, émergeait au bord du vêtement. Aucun des trois n’eût osé prendre la toile et le recouvrir.

Le temps passa. Le sommeil oscillait devant eux. Mais chacun se refusait le repos, craignant que les autres n’emportassent la belle proie.

Quand la lune était près de se coucher, ils se regardèrent tout à coup, et se virent. Jacques cassa le silence :

« C’est moi qui l’ai touchée.

– Je l’ai frappée, dit Pierre.

– C’est moi qui l’ai vue, » cria Jean.

Un silence suivit, qui sembla émaner d’elle.

Les poings des gars se crispaient sur leurs genoux.

« Il fait encore clair, proposa Jacques. Jouons-la aux dés. »

Il fouillait déjà dans sa poche. Ils jouèrent sur une pierre plate. Trois faces hâlées se crispaient sur les dés. Il était malaisé de lire les chiffres. Après chaque coup, ils jetaient un coup d’œil de côté, sur la femme. Jacques gagna.

Ils revinrent s’asseoir en silence. Pierre, avec fureur, arracha le suroît qui la couvrait. À la voir nue, il perdit courage. Jean grelottait, mais il n’eût pu endosser son suroît qu’elle avait touché.

La nuit fut sans fond. Les dernières heures rampèrent. La mer agonisait, très éloignée. Les étoiles chavirèrent, à la fin.

Le monde n’exista plus, et ils furent tout à fait seuls, au centre du vide infini…

Les formes des roches réapparurent. Le ciel pâlissait. La mer se dévoila, grise et luisante.

La femme dormait. Son souffle soulevait son ventre et ses seins durs. Elle gémit, leva les paupières, voulut se dresser. Ses yeux sans fond – étaient-ils éveillés ? – virèrent d’un homme à l’autre. Elle se tordit sur les galets comme un poisson, puis resta immobile.

Jacques se jeta sur elle, l’empoigna par la cuisse, – se rassit, serrant les dents, les bras autour des genoux. Il rit. Il avait peur. Pierre le fixait d’un air dur.

Une bande de mouettes se laissa dériver au vent, avec des cris plaintifs. La faim bondit au ventre des trois hommes.

« Faudrait bien essayer d’en attraper une, » dit Pierre.

Les deux autres se taisaient.

« J’y vais, » dit Jean tout à coup.

Il sauta sur ses pieds, regarda la femme, glauque et rosée, étrangement mince dans le miroitement de l’aube, puis haussa les épaules :

« Elle est tout de même à toi, Jacques ; tu l’as gagnée. »

Il se coula dans les rochers et pourchassa les mouettes à coups de galets.

Quand il revint, tenant par les pattes deux oiseaux mous et gris, perdant des gouttes de sang, il trouva Pierre seul, qui sifflotait, debout, les mains au dos, l’air mauvais, devant la femme.

À trois pas, Jacques, couché sur le côté, tournait le dos. Le manche d’un couteau, cloué de trois rivets, lui sortait des épaules.

« Ah ! » fit Jean.

Ils ramassèrent des morceaux de planches de la barque, les fendirent, battirent le briquet, mangèrent. Pierre prit la femme sur son épaule, et ils s’approchèrent du rivage.

La mer montait, contrariée par le vent. Elle était verte et blanche contre les roches noires. Des tourbillons de mouettes se levèrent à leur approche et les entourèrent de cris. Sur la mer venait une voile rouge, plus haute que toutes celles qu’on voit sur nos bateaux. La barque était noire, de forme ancienne. Elle longeait la côte. Bien que la manœuvre fût faite comme il le faut, la barque était vide. Jean et Pierre y montèrent, hissant la femme, qu’ils lièrent au mât. Et la barque fit voile, sans qu’ils eussent touché le moindre filin.

Le ciel était noir, la mer hérissée et claire. Les câbles grinçaient sous l’effort du vent. Les deux frères étaient assis face au mât. La femme, silencieuse, les avait pris dans ses yeux monotones.

Par moments, Pierre se levait comme un fou et allait baiser ses longues jambes froides.

L’après-midi, il plut. La femme luisait comme un aimant. Ses yeux étaient couleur d’orage. Jean monta tout droit sur le rebord et se jeta dans l’eau, la bouche ouverte. Il semblait rire…
 

*

 

L’estacade est lasse et vieille. De son doigt crochu et noir, elle montre le large gris et mouvant. Les flots viennent des pays sans nom, l’un après l’autre, sournois et las, sous leurs vieilles crinières blanches…

Ce fut une heure étrange, quand les gens rassemblés virent descendre, de cette barque à la voile haute et rouge, le grand gars Pierre qu’on croyait perdu depuis six jours et pour lequel le curé avait dit une messe. Mais les hommes et les femmes restèrent éberlués quand ils le virent prendre sur son épaule et déposer à terre une grande femme nue et très blanche, aux doigts et aux orteils couverts d’écailles. Il y a tant de choses dans la mer…

Elle était couchée en demi-cercle, au milieu d’eux. Les femmes, joignant les mains, se penchaient sur l’épaule des hommes, et les hommes ne savaient que dire. Ils regardaient, raidis, se retirant un peu pour n’être pas touchés par cette créature singulière.

Pierre, debout à côté d’elle, la regardait aussi, comme s’il ne l’eût jamais vue.

Puis, des questions rauques :

« Hé ! Pierre, où l’as-tu trouvée ?

– C’est-il une femme ?

– Est-elle baptisée ?

– Faudrait peut-être chercher le curé…

– On y est allé, » dit une femme.

Deux vieux avaient fendu la presse. Ils se tenaient devant Pierre. Enfin, la vieille dit, d’une voix cassée :

« Te voilà, mon Pierre. Où sont les deux gars ? »

Pierre ne répondit pas. Mais les gens s’écartèrent : le curé venait. Il se pencha, fit le signe de la croix :

« Au nom du Père… »

Plus de femme. Des commères crièrent. Un serpent écaillé avait ondulé entre tous les pieds et se coulait dans l’eau. On le vit sauter et briller parmi les vagues, à l’entrée du port, contre l’estacade.

Pierre eut un cri. Il porta le poing à son front et sauta dans le bateau. La voile rouge se tendit toute seule.

« Hé ! Pierre, où vas-tu ?

– Reste ici, Pierre, notre gars…

– Reviens, fils ! » cria le curé.

La barque dansait sur la mer.
 
 

 

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(Robert Vivier, « Prix Albert Ier, » dessins de Dignimont, in 1934, le magazine d’aujourd’hui, deuxième année, n° 62, mercredi 12 décembre 1934)