Sa mère mourut immédiatement après l’avoir mis au monde.

C’est en vain qu’il avait cherché à l’éveiller avec sa patte douce comme une houppette à poudre, car il mourait de soif dans la température chaude de midi.

« Aussitôt que le soleil de demain aura bu les gouttes de rosée, il boira aussi ta vie ! » criaient les paons sauvages perchés sur les ruines d’un temple.

Jouant ainsi au prophète, ils ouvraient bruyamment la roue bleu-acier de leur queue. Et il en eût été ainsi, si, en passant par là, les troupeaux de l’émir n’eussent fait faire volte-face au Destin.

« Comme nous n’avons pas de pâtres pour nous en empêcher, emmenons donc ce lionceau, disaient les moutons ; la mère Bovis sera bien heureuse de l’élever, d’autant plus qu’elle se trouve bien seule depuis que son fils aîné est parti pour se marier en Afghanistan. »

En effet, Mme Bovis prit le lionceau et, après l’avoir nourri à son sein, décida de l’élever avec Agnès, sa fille unique. Seul, M. Schnucke Ceterum, de Syrie, crêpelé noir et les pattes de derrière torses, fut hostile à cette décision.

« Il en sortira de belles histoires, de tout cela… » dit-il.

Mais comme d’habitude il voulait tout connaître mieux que les autres, nul n’y prêta attention.

Le petit lion, qui poussait très vite, fut bientôt baptisé et reçut le nom d’Aloys. Comme Mme Bovis tenait beaucoup à ce prénom, le bélier officier de l’état civil l’inscrivit, en le faisant suivre de trois croix qui signifiaient : « Né de parents inconnus. »

L’enfance d’Aloys s’écoulait calme comme un ruisseau, sa conduite ne laissant rien à désirer. Il était doux comme un agneau véritable et c’était un spectacle touchant de voir ses efforts maladroits, mais pleins de bonne volonté ; il broutait l’herbe comme un ruminant authentique, ses crocs déjà solides s’embarrassant dans les grosses tiges.

Tous les après-midis, Aloys s’en allait en compagnie de sa sœurette Agnès et des amies de celle-ci dans les boqueteaux de bambous, où ils ne finissaient pas de jouer.

« Montre-nous donc tes griffes, Aloys ! » criaient les petites.

Et lorsqu’il s’exécutait, les friponnes riaient, toutes rouges de confusion.

« Oh ! Que c’est inconvenant ! » babillaient-elles.

Mais cela ne les empêchait point de recommencer.
 
 

 

Cependant, le coeur d’Aloys battait pour la petite Scholastique, fille unique de M. Schnucke Ceterum, gentille brunette. Pendant des heures entières, les deux petits restaient assis côte à côte, l’agnelle s’amusant à couronner de myosotis le chef de son ami. Souvent aussi, elle lui déclarait de beaux petits vers très attendrissants, où il était question de petits agneaux doux et pieux qui se promènent sur les bords fleuris de charmants ruisselets.

Quand, essoufflé par les jeux, Aloys revenait à la maison, Mme Bovis contemplait sa crinière en désordre :

« L’enfance ne réfléchit point… disait-elle d’un ton de léger reproche ; te voilà encore défrisé ! »

C’était une si bonne maman !

Le lionceau grandissait et prenait goût à l’étude. Il était toujours le premier de la classe, aussi bien pour le travail que pour la conduite.

« N’est-ce pas, maman, disait-il chaque fois qu’il apportait un bon point, n’est-ce pas que je deviendrai plus tard un grand homme politique ? »

Mme Bovis essuyait alors en cachette une grosse larme, en songeant :

« Il ne sait pas, le pauvre chéri, que pour exercer cette profession il faut être issu de véritables bestiaux… »
 

*

 

L’automne était venu et, avec lui, une rumeur effroyable :

« Enfants, soyez prudents, car un danger terrible nous menace : un vieux lion de Perse tue et dévore tout ce qu’il rencontre ! »

Le pays de Pundjalo devenait désertique et l’aspect de son paysage de plus en plus sauvage. Les montagnes de Kaboul se dressaient comme des doigts de pierre au-dessus des vallées ; la jungle des bambous se hérissait, pareille à une chevelure mal peignée, cependant que, dans les marais, les démons de la fièvre ouvraient leurs yeux vides en crachant des moustiques pestilentiels.

Peureux, le troupeau franchissait en silence un défilé où chaque rocher dissimulait un danger, lorsque l’atmosphère fut soudain ébranlée par une voix effroyablement sonore. Les moutons se débandèrent et prirent la fuite.

Une ombre géante bondit de derrière un rocher et tomba sur M. Schnucke, dont la retraite n’avait pas été assez rapide. C’était un vieux lion gigantesque !

C’en était fait du pauvre M. Schnucke si un événement extraordinaire ne s’était point produit à ce moment précis. Couronné de marguerites, un bouquet de pivoines derrière l’oreille, Aloys passa en poussant un bêlement retentissant.

Comme si la foudre était tombée devant lui, le vieux lion fut arrêté en plein élan. Plongé dans une stupéfaction sans bornes, de ses yeux égarés il suivit le fuyard. Longtemps, l’ancêtre demeura impuissant à émettre un son et, lorsqu’enfin il réussit à pousser un rugissement de fureur, Aloys, de loin, lui répondit :

« Beeh ! »
 
 

 

Une heure entière passa, pendant laquelle le vieux, toujours immobile et perplexe, resta comme sidéré : ceci dépassait tout ce qu’il avait vu ou lu concernant les mirages et les hallucinations.

La nuit tomba vite du ciel de Pundjab. Grelottant, le vieux lion boutonna sa pelisse et retourna dans son antre, mais le sommeil ne venait pas. Sitôt que la lune eut montré de derrière les nuages son gigantesque œil de chat, il se leva et sortit pour se mettre à la poursuite du troupeau.

Au matin, ayant retrouvé Aloys qui dormait derrière un buisson, il lui posa la patte sur l’épaule. Le lionceau se dressa avec un « beeh » effaré.

 « Êtes-vous fou, monsieur ? gronda l’ancêtre. Cessez donc, s’il vous plaît, de pousser vos cris idiots ! Vous êtes un lion et non un mouton.

– Vous vous trompez, monsieur… répondit Aloys d’une voix timide. Mouton, monsieur, un vrai mouton. »

Le vieux tremblait de colère.

« Si vous voulez m’acheter, je vous préviens que le prix sera fort élevé. »

La patte sur son cœur, Aloys fixa sur le vieux le regard franc et clair de ses yeux candides.

« Sur ma parole, monsieur, je suis un mouton ! » dit-il tout ému.

Tout en se lamentant sur la déchéance de sa race, l’ancêtre demanda au lionceau de lui conter son histoire. Et lorsque celle-ci fut terminée, il grommela :

« Pour avoir une preuve que vous êtes un lion et non un mouton, je vous prie de comparer nos deux images dans ce ruisseau. Puis, vous tâcherez d’apprendre à rugir. Voici comment on procède :

« Ououah ! Ouououah ! »

Le rugissement fut si terrible que la surface du ruisseau devint rugueuse comme du papier émeri.

« Allons ! Essayez de m’imiter, monsieur.

– Ouah ! » fit le lionceau timidement.

Et, sa voix s’étranglant dans sa gorge, il fut obligé de tousser.

« Enfin, étudiez-moi cela… déclara l’autre, impatient. Je suis obligé de vous quitter. Au revoir ! »

Aloys n’en revenait pas. Il avait passé son baccalauréat, son diplôme le déclarait mouton, et voilà ! Cette histoire lui arrivait au moment même où il se disposait à entrer dans l’administration et épouser Scholastique ! Il se mit à pleurer.

Les jouvenceaux avaient si bien arrangé cela entre eux. Scholastique lui avait enseigné la façon de parler à son papa. Et maman Bovis lui avait dit :

« Soigne-le bien, mon garçon, cela fera un beau-père rêvé pour toi. Il a un argent fou et cela n’est pas à dédaigner, étant donné ton appétit ! »

Et tout cela en vain.

Le lendemain, après une nuit d’insomnie, le jouvenceau se présenta devant le troupeau et, prenant une pose avantageuse, poussa un rugissement :

« Ouah-ha ! »

Un immense éclat de rire lui répondit.

« Pardon ! Je voulais dire par là… murmura-t-il confus. Je voulais dire uniquement que j’étais un lion. »

Un mouvement de surprise, un silence, et de nouveau des rires et des exclamations ironiques.

C’est alors que le pasteur herr doktor Simulans s’approcha et, d’un ton sévère, imposa le silence.

L’entretien qui suivit fut long. En sortant du fourré de bambous où il s’était retiré avec Aloys, l’ecclésiastique avait des yeux tout illuminés par la lumière de la Foi.

« Sois ferme, mon fils, disait-il, car les ruses du Satan sont subtiles et variées. Il nous tente jour et nuit. Nous devons donc abaisser tout ce qu’il y a en nous de léonin. Il nous faut développer la sainte humilité afin que le Seigneur exauce nos prières maintenant et dans l’Éternité. Efface donc de ta mémoire tout ce que tu as entendu et vu hier dans la vallée, car ce n’était là que mensonges et mirage du Satan. Anathème, anathème, anathème !

Encore un mot, mon enfant. Le mariage est une chose sainte et elle tue en nous les appétits charnels créés par notre ennemi diabolique. Épouse donc la vierge Scholastique Ceterum et que ta postérité soit aussi nombreuse que le sable de la mer. »

Ceci dit, le pasteur s’éloigna en chantant un cantique.
 

*

 

Trois jours et trois nuits, Aloys, les yeux remplis de larmes, demeura silencieux. Il purifiait son âme de toutes les souillures.

Une nuit, une lionne lui apparut dans son rêve. Elle se disait sa mère, et, dans un accès de mépris, cracha trois fois par terre. Le matin du troisième jour, Aloys alla trouver le pasteur pour lui dire qu’il était arrivé à dompter les œuvres de l’enfer. Désormais, il était décidé à déposer son âme entre les mains de l’ecclésiastique. Celui-ci, plein de bienveillance, lui promit de son côté de s’entremettre auprès du papa de Scholastique.

M. Schnucke voulut d’abord protester, en alléguant la pauvreté ainsi que le manque de relations mondaines du prétendu. Mais son épouse trouva vite le chemin de son cœur de père.

« Que lui veux-tu donc, à ce pauvre Aloys ? Regarde quel beau blond il est. »

Le mariage eut lieu deux jours après.

« Beeh ! Beeh ! »
 
 

 

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(Gustave Meyrinck [sic], traduit par Georges d’Ostoya, « Les Contes du Nouveau Siècle, » in Le Nouveau Siècle, journal de la fraternité nationale pour la politique de la victoire, deuxième année, n° 30, samedi 30 janvier 1926. Le conte original, « Die Geschichte vom Löwen Alois, » est d’abord paru dans Simplicissimus, illustrierte Wochenschrift, dixième année, n° 31, 30 octobre 1905, avant d’être repris dans le recueil Wachsfigurenkabinett, Sonderbare Geschichten, München: Albert Langen, 1908. Les illustrations de Carl Olaf Petersen sont extraites de Der Löwe Alois und andere Geschichten, Dachau: Einhorn-Verlag, 1917)

 

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☞  « Die Geschichte vom Löwen Alois » a également été traduit en italien par Agnese Silvestri Giorgi sous le titre : « La storia del leone Aligi » dans le recueil Il baraccone delle figure di cera: racconti straordinari, volume 2, « Scrittori Italiani e Stranieri » n° 162, Lanciano: Gino Carabba Editore, sd [1920].
 
 
 

 

 

 

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