I

 

Dans la nuit profonde, les flocons de neige descendaient et s’éparpillaient, voletaient et glissaient, comme un émiettement de fleurs glacées, de fleurs menues, serrées et pressées, de légers débris de fleurs blanches et lentes que par soubresauts le vent rejetait avec fureur sans qu’on l’entendît, avec à peine quelques chocs ouatés entre le battement des branches. De gros oiseaux invisibles semblaient fuir à travers le ciel, sans but, effarés et claquant du bec, sifflants et tournoyants.

Devant une grande flamme claire qui montait dans la cheminée haute et vaste, deux jeunes gens, le corps et les jambes allongés, fumaient la pipe.

« Quelle idée d’avoir quitté Paris par un temps pareil !… La chasse à la bécasse a beau être alléchante, j’admire mon courage de t’avoir accompagné aujourd’hui dans ce pays perdu.

– Pays perdu, mon pays natal ?… Comme tu changerais vite ton impression sur son compte, si tu venais ici en été, en plein été, alors que l’on grille un peu partout et que, dans cette région, il n’y a que de l’ombrage et de la verdure. Les distractions abondent : chasse dans les fourrés, pêche dans la rivière, et, autrefois, dans l’étang où frétillaient de superbes carpes, avant que mon père ne le fît dessécher : l’Étang des morts.

– Quel nom sinistre !

– C’est un vieil oncle à moi qui le baptisa de ce sobriquet, et il lui est resté. Une histoire y est naturellement attachée, qui me fut souvent contée pour me faire peur, quand j’étais gosse.

– Y aurait-il une indiscrétion à…

– Oh ! certes non. Je vais te la dire bien volontiers. Le temps de rallumer ma pipe et je suis à toi. »
 

II

 

« Je dois d’abord te prévenir que cette aventure remonte à une cinquantaine d’années.

Mon oncle vivait ici avec sa femme. Il était le seul médecin du pays et, à travers ces terrains accidentés, où les fermes sont dispersées à tous les coins, ce n’était pas une sinécure. Fréquemment, la nuit, il partait à cheval, connaissant suffisamment bien le pays pour ne point risquer de s’égarer.

Tu as dû voir, au mur de la salle à manger, le portrait de mon oncle, qu’on appelait l’oncle Jacques dans la famille. C’était à cette époque un solide gaillard de quarante ans, toujours prêt à secourir une clientèle sans le sou et, au fond, adorant son métier.

Un soir de décembre, comme il venait de se coucher, on lui annonça qu’un enfant dangereusement malade réclamait ses soins.

Aussitôt, il fit seller son cheval et s’achemina vers la ferme qui le demandait, à deux kilomètres de là.

Il faisait un froid à briser les pierres, une de ces températures de glace qui rendent les campagnes plus désolées, plus vastes, plus muettes. Aucun souffle, aucune ombre ; un croissant mince comme un fil, parmi des étoiles grelottantes, et le gazonnement blafard de la neige qui était tombée deux jours avant.

Soudain, dans l’éloignement, un bruit, à peine distinct d’abord puis de plus en plus perceptible à mesure qu’il approchait, frappa son attention. On eût dit un claquement cadencé sur une planche, ou le battement rythmé de deux mains qui applaudissent. Et cela sonnait et s’envolait à travers le ciel gelé par-dessus le voile des arbres, sans discontinuité, sans plus de vigueur ni plus de faiblesse, comme un tic-tac régulier d’horloge.

Malgré sa curiosité, mon oncle fit obliquer le cheval vers une direction contraire, dans un sentier qui aboutissait à la ferme. Et bientôt les quatre vitres, à peine lumineuses, d’une fenêtre basse, se découpèrent derrière un tournant.

Le père et la mère assis sur des chaises, tout près du lit, écoutaient la respiration rapide et sifflante de l’enfant. Les tremblements d’une chandelle jaunissaient la pièce. Une vieille femme, la grand-mère, vint garder le cheval devant la porte, et le médecin, après avoir attentivement ausculté le malade, lui fit prendre des remèdes qu’il avait apportés.

Puis, au moment de se remettre en selle, il dit à la vieille paysanne :

« Soignez-le bien. La poitrine est très embarrassée ; je crains que ce ne soit grave… Je reviendrai demain. »

L’autre, toute tremblante, lui murmura presque bas :

« Il y aura sûrement un malheur… On entend le battoir de la lavandière de nuit. »

Dans une circonstance moins triste, mon oncle se fût sans doute mis à rire ; il regarda la femme et lui demanda :

« Comment, à votre âge, vous croyez encore à de pareilles sornettes ?

– Vous n’avez qu’à écouter, mon bon monsieur !… C’est près d’ici, derrière la côte, sur votre étang que les coups partent… »

En effet, le même fracas retentissait, mais plus lointain.

Il y avait beau temps que l’oncle Jacques la connaissait, cette antique et stupide légende des lessiveuses nocturnes qui blanchissent des os d’enfants ; et l’occasion de confondre la superstitieuse prophétesse était bien trop bonne pour qu’il la négligeât.

Donc, il descendit la colline, en se rapprochant de l’endroit d’où ce vacarme semblait monter.

La carcasse d’un château ruiné se dressait au sommet d’un tertre ; et tout au pied, hérissé de joncs, un petit étang qui lui appartenait, s’arrondissait sous les broussailles, nid de carpes et de bécasses.

Enfin, à deux pas de la rive, parmi les hauts piliers des pins, il arrêta net son cheval.

Devant un large trou creusé dans la glace, une forme grise, immobile, était accroupie sur le marais ; et un bras courbé se levait, puis s’abaissait ensuite en cadence.

Après quelques secondes, mon oncle s’écria d’une voix forte, entre deux éclats :

« Eh ! là-bas ? »

Comme si le mécanisme se fut rompu, brusquement le bruit cessa ; et une femme, une longue femme terreuse et maigre, se dressa d’un bond, en se retournant.

Des cheveux épars encadraient ses joues vides et, se détachant de sa brumeuse silhouette, ses yeux luisants, fixes, semblaient flamber. Elle avait les manches retroussées par-dessus la jointure des coudes ; sa main droite crispée serrait un battoir.

« Que faites-vous ici ? » continua-t-il.

Impassible, raidie, comme figée, l’interpellée n’avait pas l’air d’entendre.

Alors, haussant le ton, il commanda :

« Vous êtes chez moi ici ; je vous ordonne de répondre, ou sinon… »

Mon oncle était courageux, et devant la figure de la femme, il sauta de sa monture qui secouait la tête, hennissait et frappait la neige, puis il se précipita vers l’étang, en tirant le cheval par la bride.

Mais, au même instant, il ne vit plus rien ; l’apparition s’était effacée. À ses pieds, pas une trace ; pas un bruissement autour de lui. L’ouverture seule de la glace marquait à la rive sa masse noire.

Il eut beau fureter au milieu des massifs et des joncs, ce fut peine inutile ; puis il rentra chez lui tout déconcerté, les reins frissonnant de froid. Et le lendemain matin, on lui apprenait la mort de l’enfant qu’il avait soigné.

Cependant, cette mystérieuse vision d’une inconnue l’intrigua si fort, lui pour qui n’existait dans le pays aucune figure étrangère, qu’il fit opérer des recherches minutieusement aux alentours. On n’en fut pas plus avancé ; personne ne revit jamais, ni n’entendit la lavandière.

L’oncle Jacques se crut le jouet d’une hallucination ; et par plaisanterie, il surnomma sa flaque d’eau, l’Étang des morts.

Il y a quelques années, à la suite d’une assez violente inondation, et de procès avec les propriétaires du voisinage, mon père fit tarir le marais pour y planter des arbres.

Nous découvrîmes, tout au fond, dans les herbes, une quantité d’ossements blanchis ayant dû appartenir à des enfants ; et cette lugubre découverte nous étonnait grandement, je l’avoue, lorsque nous avons appris que l’étang fut creusé sur l’emplacement du cimetière de l’ancien château.
 

III

 

« Cependant, rien que des os d’enfants…

– Oui… c’est vrai… Alors, je ne vois pas… »
 
 

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(Maurice Lenoir, in La Semaine illustrée, lectures pour le dimanche, troisième année, n° 36, dimanche 9 septembre 1900 ; in Le Petit Journal de l’île de la Réunion, onzième année, n° 3437, dimanche 28 avril 1901. Jean-Baptiste Camille Corot, « L’Étang aux canards, » huile sur toile, c. 1855-1860)