RÉSUMÉ
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Le hasard a fait découvrir au professeur Persikoff, de l’Université de Moscou, un rayon qui a sur les organismes primaires une action vivifiante et procréatrice extraordinaire. Bien que Persikoff ait observé le secret le plus strict relativement à sa découverte, un très important journal de Moscou en a cependant eu connaissance on ne sait comment.
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Il y était dit, notamment, que le célèbre professeur de la quatrième Université avait découvert un rayon qui augmentait de façon incroyable l’activité vitale des organismes primaires, et que des expériences sérieuses seraient entreprises afin de vérifier le bien-fondé des premières hypothèses. Le nom du professeur avait été naturellement estropié : Pevsikoff au lieu de Persikoff.
Ivanoff montra le journal au professeur.
« Pevsikoff, grogna-t-il, comment font-ils pour tout savoir ? »
Hélas, le nom estropié ne sauva pas le professeur des événements qui bouleversèrent sa vie et l’emportèrent dans leur tourbillon.
Ayant préalablement frappé à la porte du laboratoire, Pancrate remit à Persikoff un magnifique bristol imprimé :
« Il est là, » expliqua-t-il craintivement.
Le nom et la profession du visiteur étaient gravés sur la carte en caractères élégants :
ALFRED BRONSKY,
RÉDACTEUR AUX JOURNAUX :
La Flamme rouge, Le Poivre rouge
Le Journal rouge, Le Projecteur rouge
ET
Le Soir rouge de Moscou.
« Envoie-le à tous les diables, » dit Persikoff d’une voix blanche et il jeta le bristol sous la table.
Pancrate sortit, mais revint cinq minutes plus tard, l’air très malheureux, avec un deuxième exemplaire de la même carte dans la main.
« Tu te moques de moi ? cria Persikoff, et il devint tout à coup furieux.
– Il vient de la Guépéou, qu’il dit… » répondit Pancrate en pâlissant.
Persikoff lui arracha le bristol des mains. Le visiteur y avait ajouté d’une écriture prétentieuse : « Je prie le professeur, et je m’excuse, de m’accorder trois minutes pour une question d’intérêt public et de presse ; rédacteur au journal satirique « Le Corbeau rouge, » édité par la Guépéou.
« Fais-le entrer, » dit Persikoff, et il faillit étouffer de rage.
Au même instant, un jeune homme à la face huileuse et rasée de près émergea de derrière le dos de Pancrate.
Ses sourcils étaient comme ceux des Chinois, relevés en accents circonflexes, et ses petits yeux d’agate ne se posaient jamais sur son interlocuteur. Il portait un veston étroit, un pantalon excessivement large et tombant en cloche, et des bottines vernies avec des bouts ronds, qui ressemblaient à des sabots de cheval. Il tenait à la main une badine, un chapeau et un calepin.

« Que voulez-vous ? dit Persikoff d’un tel ton que Pancrate s’esquiva immédiatement. On vous a dit que j’étais occupé ! »
Au lieu de répondre, le jeune homme s’inclina deux fois devant le professeur, la première à gauche, la deuxième à droite, fit des yeux le tour de la pièce et nota quelque chose sur son calepin.
« Je suis occupé, » répéta le professeur, contemplant le visiteur avec dégoût et tâchant de rencontrer son regard. Mais il n’y réussit pas et ses paroles ne produisirent aucun effet.
« Je vous prie mille fois de m’excuser, très vénérable professeur, prononça le jeune homme d’une voix flûtée ; excusez-moi de pénétrer chez vous et d’accaparer votre temps si précieux ; mais la nouvelle de votre découverte mondiale, qui a fait sensation dans le monde entier, oblige notre journal à vous demander quelques explications.
– Quelques explications dans le monde entier ? hurla Persikoff ; je ne suis d’aucune manière obligé de vous en donner… d’aucune manière… Je suis occupé… terriblement occupé.
– À quoi travaillez-vous en ce moment ? demanda le jeune homme d’une voix doucereuse.
– Mais je… dites donc ? Vous voulez publier quelque chose là-dessus ?
– Oui, » répondit le jeune homme, et il se mit subitement à écrire avec une vitesse incroyable.
« Je ne veux rien publier avant d’avoir terminé mon travail… et surtout dans ces sacrés journaux… Et puis, comment savez-vous tout cela ? »
Persikoff sentit qu’il perdait la tête.
« Est-ce vrai que vous avez découvert le rayon de la vie nouvelle ?
– De quelle vie nouvelle ? » Persikoff bouillonnait de rage. « Quelle est cette bêtise ? Le rayon que j’étudie est un rayon inconnu et on ne peut rien en dire de certain. Il est possible qu’il augmente la capacité vitale des protoplasmes…
– De combien de fois ? » demanda vivement le jeune homme.
Persikoff fut complètement désemparé… « Quel type ! Que le diable l’emporte… »
« Vous posez des questions ineptes… Mettons que je dise mille fois… »
Un éclair de joie sauvage illumina les yeux du jeune homme.
« Il en résulte des organismes gigantesques ?
– Mais pas du tout… Sans doute les organismes que j’ai obtenus sont plus grands que les organismes ordinaires… Oui, et ils possèdent quelques particularités… Mais le point capital n’est pas du tout dans les proportions ; c’est la rapidité incroyable de la procréation qui est seule importante, » déclara Persikoff pour son malheur, et il fut lui-même saisi d’épouvante dès qu’il eut prononcé ces mots.
Le jeune homme avait terminé sa page ; il la retourna et continua d’écrire.
« N’écrivez donc pas, pria Persikoff, tout à fait désespéré, se sentant au pouvoir du jeune homme et ne résistant plus qu’à peine. Qu’est-ce que vous écrivez ?
– Est-ce vrai qu’en deux jours on peut obtenir deux millions de grenouilles ?
– De quelle quantité d’œufs ? hurla de nouveau Persikoff, écœuré par la question insipide. Avez-vous jamais vu un œuf de… mettons… de grenouille ?
– D’une demi-livre ? » demanda le jeune homme.
Persikoff devint écarlate.
« En voilà une façon de mesurer la quantité… Mais c’est inepte… Évidemment, si l’on prenait une demi-livre… c’est possible… mais oui… que diable… à peu près une telle quantité… et peut-être même davantage. »
Les yeux du jeune homme se transformèrent en deux brillants et, d’un seul trait, il remplit toute une nouvelle page.
« Est-ce que vraiment cela révolutionnerait tout l’élevage des animaux domestiques ?
– Encore une insipide question de journaliste ! mugit Persikoff ; et puis, je ne vous autorise pas à écrire des sottises. Je lis sur votre visage que vous écrivez des niaiseries.
– Votre portrait, professeur, je vous en supplie, murmura le jeune homme, et il ferma le calepin.
– Mon portrait ? Pour vos sales petites feuilles ? À mettre en regard de vos élucubrations diaboliques ? Non, non, non… Et puis, je suis occupé… Je vous prierai…
– Même un ancien… Nous vous le rendrons immédiatement.
– Pancrate !… hurla le professeur, tout à fait hors de lui.
– J’ai l’honneur de vous saluer, » dit le jeune homme, et il disparut.
Au lieu de Pancrate, un bruit régulier et grinçant de machine se fit entendre derrière la porte, accompagné de coups secs sonnant contre le plancher, et un homme d’une corpulence peu ordinaire entra dans le laboratoire.
Il était vêtu d’une blouse et d’un pantalon coupés dans un tissu employé généralement pour les couvertures. Sa jambe droite, mécanique, grinçait à chaque pas et il tenait une serviette de ses deux mains. Un sourire tendre s’épanouissait sur sa figure ronde, rasée et bouffie de graisse. Il fit au professeur un salut militaire et se raidit avec un bruit métallique.
Persikoff était muet de stupéfaction.
« Monsieur le professeur, dit l’inconnu d’une voix enrouée, mais agréable, pardonnez à un simple mortel d’avoir osé pénétrer dans votre solitude.
– Vous êtes journaliste ? demanda Persikoff. Pancrate !
– Mais non, monsieur le professeur, permettez-moi de me présenter : capitaine au long cours et rédacteur au journal Le Messager Rouge édité par le conseil des commissaires du peuple.
– Pancrate ! » cria Persikoff, mais la sonnerie du téléphone retentit au même instant ; Persikoff décrocha le récepteur.
« Pancrate ! cria-t-il encore une fois. Oui, j’écoute… »
Un inconnu lui parlait en allemand :
« Excusez-moi, Herr Professor, de vous déranger. Je suis correspondant du Berliner Tageblatt…
– Pancrate ! » hurla encore le professeur. Puis il répondit en allemand : « Je suis excessivement occupé et ne puis vous recevoir en ce moment… Pancrate ! »
Mais Pancrate était débordé. Les coups de sonnette se succédaient sans répit à la porte d’entrée de l’Institut.
CHAPITRE V
HISTOIRE DE POULES
Dans une toute petite ville de province qui portait autrefois le nom de Troïtzk et s’appelle à présent Steklovsk, une femme enveloppée dans un châle et vêtue d’une robe grise apparut sur le seuil d’une petite maison dans la rue Personalna et se mit à sangloter. Cette femme, la veuve du ci-devant archiprêtre Drosdoff de la ci-devant cathédrale, sanglotait si fort, que bientôt une autre tête de femme couverte d’un fichu se montra à la fenêtre de la maison d’en face et s’écria :
« Qu’est-ce que c’est ? Ça continue ?
– La dix-septième, sanglota la veuve Drosdoff.
– Oh-la-la-la-la, gémit la voisine en hochant la tête. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est le bon Dieu qui nous châtie, sois-en sûre. Elle est vraiment morte ?
– Viens voir, Matrena, viens voir, murmura la veuve, sanglotant et reniflant ; viens voir ce qu’elle a. »

La voisine traversa la rue bosselée et poussiéreuse, et la veuve la conduisit dans son poulailler.
Il est indispensable d’expliquer que la veuve de l’archiprêtre Drosdoff, mort en 1926, par suite des vexations que la propagande antireligieuse lui avait causées, ne perdit pas la tête. S’étant toujours occupée de sa basse-cour, elle décida d’en tirer parti. Malheureusement, quand ses affaires prirent bonne tournure, elle fut imposée de telle façon, qu’il ne lui restait plus qu’à liquider son entreprise. Alors, de braves gens lui donnèrent un bon conseil. La veuve déclara aux autorités qu’elle fondait une coopérative de travailleurs pour l’élevage des poules. La coopérative n’avait que trois membres : la veuve Drosdoff, sa fidèle servante Matrechka et la nièce sourde de la première. L’impôt fut levé et l’affaire prospéra à tel point qu’en l’année 1928, il y avait deux cent cinquante poules de toutes les espèces dans la cour poussiéreuse de la veuve, voire même des cochinchinoises.
Les œufs de la veuve Drosdoff paraissaient tous les dimanches sur le marché local ; ils se vendaient à Tamboff et il en arrivait même à Moscou, où on pouvait les voir à la devanture du grand magasin « Ci-devant Tchitchkine. » Mais, depuis ce matin, la dix-septième poule, la favorite de la veuve, une magnifique brahmapoutra, errait en chancelant à travers la cour, prise de vomissements.
« Er… rr… ourl… ourl-ho-ho-ho, » geignait la poule, les yeux tristes et révulsés. Un des membres de la coopérative, la servante Matrechka, exécutait à croupeton une sorte de danse devant la malade, lui présentant un pot d’eau.
« Ma petite, ma mignonne… bois de l’eau, » suppliait Matrechka, essayant de placer le pot sous le bec de la poule. Mais celle-ci ne voulait pas boire. Elle ouvrait le bec, levait la tête et, tout à coup, se mit à vomir du sang.
« Doux Jésus ! cria la visiteuse. Qu’est-ce que cela veut dire ? Je n’ai jamais vu – que Dieu me punisse si je mens – une poule souffrir du ventre, comme un être humain. »
Ce furent ses paroles d’adieu à la brahmapoutra qui tomba sur le côté en picorant la poussière. Ses yeux se révulsèrent. Puis elle se retourna sur le dos et resta immobile.
Matrechka sanglota d’une voix de basse et renversa le pot d’eau ; la veuve Drosdoff se remit à gémir et la visiteuse se pencha à son oreille en murmurant :
« Écoute-moi bien, – que je mange de la terre, si je mens, – on a jeté un sort à tes poules. Il n’y a jamais eu de pareille maladie. On leur a jeté un sort.
– Ils en veulent à ma vie, gémit la veuve, levant les yeux au ciel ; qu’est-ce que je vais devenir ? »
Un coq chanta bruyamment en réponse à cette plainte et sortit du poulailler, marchant de côté, comme un ivrogne qui sort d’un débit de vins. Il était maigre et déplumé. Il regarda les femmes d’un œil féroce, piétina sur place, ouvrit les ailes comme un aigle, mais, au lieu de s’envoler, il commença à parcourir la cour en rond comme un cheval qu’on fait trotter dans un manège. Après le troisième tour, il s’arrêta et fut pris de vomissements ; il râlait, toussait, crachait des taches rouges tout autour de lui ; puis, tout à coup, il tomba à la renverse et ses pattes pointèrent vers le ciel comme des mâts. Les femmes hurlèrent de désespoir. Le poulailler leur répondit par des bruits divers et confus.
« Eh bien ! vous direz encore que ce n’est pas un mauvais sort ? demanda la visiteuse d’un air victorieux. Fais venir le prêtre pour dire des prières. »
À six heures du soir, quand le soleil montrait sa gueule rouge parmi les faces jaunes des jeunes tournesols, le père Serge, archiprêtre de la cathédrale, ayant terminé les prières, enlevait ses vêtements sacerdotaux. Des têtes de curieux apparaissaient au-dessus du vieux mur de clôture et se voyaient à travers ses fentes. La veuve Drosdoff baisa le crucifix et remit au père Serge un rouble déchiré qu’elle avait largement arrosé de ses larmes. L’archiprêtre soupira profondément et marmotta des paroles confuses dont le sens semblait être que le bon Dieu était certainement irrité contre nous.
La foule qui stationnait dans la rue se dispersa, et comme les poules se couchent tôt, personne ne sut que chez le voisin de la veuve Drosdoff, trois poules et un coq avaient crevé à la fois. Cela avait aussi commencé par des vomissements, mais les quatre malades moururent dans le poulailler sans aucun bruit. Quant aux poules de la veuve, lorsque la nuit vint, il n’en restait plus une seule vivante. Le poulailler était un cimetière et de gros tas de volailles mortes jonchaient le sol.
La ville s’éveilla le matin comme frappée par la foudre, car l’événement avait pris des proportions étranges et monstrueuses. Dans la rue Personalna, il ne restait que trois poules vivantes, chez l’inspecteur des finances. Mais à midi, elles étaient mortes aussi. Le soir, la ville de Steklovsk était sens dessus dessous, elle bourdonnait comme une ruche, et de bouche en bouche roulait un mot d’épouvante : « la peste. » Le nom de la veuve fut mentionné par la feuille locale Le Messager Rouge dans un article intitulé : « Les poules auraient-elles vraiment la peste ? » et, de là, l’histoire se répandit jusqu’à Moscou.
*
La vie de Persikoff était devenue étrange, agitée et désordonnée. Il lui était impossible de travailler dans ces conditions.
Le lendemain du jour où les premiers reporters avaient envahi son laboratoire, Persikoff trouva, en rentrant chez lui le soir, dix-sept notes écrites par la gouvernante, avec indication des numéros des abonnés qui l’avaient demandé.
En outre, la gouvernante lui déclara verbalement qu’elle n’en pouvait plus. Persikoff s’apprêtait à déchirer les notes, mais il vit sur l’une d’elles les mots suivants : « le commissaire du peuple de la santé publique. »
« Qu’est-ce que cela veut dire ? qu’est-ce qui leur est arrivé ? » s’étonna le professeur.
À dix heures et quart, un coup de sonnette retentit à sa porte et Persikoff se vit forcé de converser avec un inconnu vêtu de façon somptueuse. Persikoff se décida à le recevoir parce que la carte de visite ne portait pas de nom, mais seulement la mention : « chef plénipotentiaire des services commerciaux des représentations étrangères auprès de la République Soviétique. »
« Que le diable l’emporte, » grommela Persikoff.
Il jeta sa loupe et des diagrammes sur la table, et dit à la gouvernante :
« Faites-le entrer ici, ce plénipotentiaire.
Que puis-je pour votre service ? » demanda Persikoff d’un tel ton que le chef eut un haut-le-corps.
Persikoff remonta ses lunettes sur le front, les replaça de nouveau sur le nez et dévisagea le visiteur. Celui-ci luisait comme un parquet enduit d’encaustique et les pierres précieuses qui ornaient ses boutons de manchettes et ses bagues scintillaient de leurs innombrables facettes. Un monocle était vissé dans son œil droit.
« Quelle gueule dégoûtante, » songea Persikoff, sans savoir pourquoi.
(À suivre)
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(Michel Boulgakoff [« Роковые яйца, » in Недра (almanach Niedra), février 1925], illustrations de Nicolas Marinovich, in Vu, journal de la semaine, n° 69, mercredi 10 juillet 1929. Cette nouvelle a été traduite par François Cornillot et Alain Préchac dans le recueil Les Oeufs fatidiques, Verviers : Marabout-Gérard, collection « Bibliothèque Marabout Science Fiction » n° 452, 1973)
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