Avec ce choix de quelques textes représentatifs, nous mettons provisoirement un terme à la série d’articles évoquant la collaboration entre Gustave Guitton et Gustave Le Rouge, d’un intérêt somme toute assez médiocre. Nos prochaines chroniques seront désormais consacrées exclusivement aux textes du seul Gustave Le Rouge publiés sous pseudonyme – et ils seront légion, n’en doutez pas.
MONSIEUR N
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HISTOIRE TURQUE
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(Fantaisie sans A.)
Je veux vous dire une histoire que je trouve bien bonne. Écoutez toujours ; je vous permets de rire… si vous le pouvez.
Nous sommes chez les Turcs.
Sélim, un riche bey, possède, outre ses millions, outre son immense fortune foncière qu’envient ses voisins et convoitent ses héritiers, un serviteur unique en son genre : Mufti.
Mufti est une perle d’eunuque, une perle noire comme une gueule de four, et qui est docile et doux comme un mouton. Oh ! quelle douceur possède Mufti, et quelle diligence pour l’exécution des ordres qu’on lui donne !
Le bey Sélim n’est, lui, certes point comme son domestique. Il est violent plus encore que Mufti n’est doux.
Un jour, Mufti le bénin s’entend donner cet ordre :
« Cours chez l’épicier du coin, et dis-lui de te servir, en une petite boîte, pour huit sous de jujube… Tiens, mon fils, voici tes huit sous, dit Sélim-bey. Et cours vite, et précipite-toi… Hue ! Hue ! Tu n’es point encore rendu ? Hein ! m’entends-tu ?
– Yes, » répond Mufti.
Et il se dirige vers les demeures de l’épicier-droguiste, et il lui susurre :
« Donnez-moi pour huit sous de jujube.
– Pour les gorges de ces demoiselles ? interroge l’épicier-droguiste rigolo.
– Je l’ignore… »
Un jeune homme entre sur ce dernier mot, qui vient chercher pour cinq sous de poivre moulu.
L’épicier-droguiste met jujube et poivre en deux boîtes. Une fois servis, les deux clients s’en vont.
Mufti, de retour chez son seigneur, lui présente cette boîte qu’il prit chez l’épicier. Sélim l’ouvre…
« Qu’est-ce que c’est ? rugit-il… Te moques-tu de moi ? Triple brute, que me présentes-tu ici ?
– Jujube, mon doux seigneur.
– Du jujube ! Du jujube !… Tu ne vois donc point que c’est du poivre ? Oui, du poivre !… Tiens, Tiens !… »
Et il lui jette le poivre sous le nez.
Cette insulte personnelle fit éternuer Mufti… Qui, de même que lui, n’eût éternué ?
Sélim-bey entend cet éternuement qui proteste ; et, bien qu’il choie son fidèle serviteur, il ne peut s’empêcher – colère – de lui envoyer un splendide coup de pied où les reins perdent leur nom.
Puis, toujours furieux, il lui crie un terrible :
« Crétin, cours te pendre ! »
Mufti, heureux peut-être d’obéir, – il est si bon eunuque ! – se redirige du côté de chez l’épicier :
« Bonjour, monsieur l’épicier-droguiste.
– Bonjour, Mufti… C’est encore vous ?
– C’est encore moi… Vous vous êtes trompé de boîte ; donnez-moi donc six sous de corde pour me pendre.
– Pour vous pendre ?
– Pour me pendre !
– Tiens ! C’est drôle… »
L’épicier lui donne une ficelle de trois mètres environ… Mufti s’en fut, doux et docile, et triste un peu – oh ! si peu !
Il se pendit bel et bien en un hêtre, sur une des propriétés de Sélim-bey. Il se pendit ; il en est mort : encore une victime du devoir !… Prions le Dieu des Turcs pour le repos du fidèle serviteur !…
Sélim regrette encore Mufti ; et certes, c’est en pleurs qu’il se reproche cette mort triste et imméritée. Il est devenu très doux, comme presque cet infortuné Mufti.
Depuis les obsèques – lugubres – de ce modèle des eunuques, lorsque Sélim est en colère – si peu et si peu souvent ! – il ne dit plus : « Cours te pendre ! » il dit, plus simplement : « Cours te fiche !… »
S’il n’est véridique, ce récit possède du moins ce mérite – piètre – que vous n’y trouverez point seulement une fois : « A, » lettre et voyelle.
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– Sous le pseudonyme de G. Guy-Tong et le titre : « Bonne histoire sans A, » « Variétés, » in Le Réveil du Tarn, journal républicain de Mazamet, vingt-et-unième année, n° 43, dimanche 24 octobre 1897
– Sous le pseudonyme de C. [sic] Gui-Ton et le titre : « Sans A, » in Le Supplément du Journal de Saint-Denis, hebdomadaire, dix-huitième année, n° 1615, jeudi 16 décembre 1897
– Sous le pseudonyme de G. Guy-Tong, « Choses et autres, » in Le Progrès de Seine-et-Oise, journal politique républicain, quatorzième année, n° 686, samedi 25 décembre 1897 ; in L’Indépendant dinannais, deuxième année, n° 8, samedi 24 février 1900 ; in Le Réveil du Havre, organe du parti républicain démocratique, cinquième année, n° 225, samedi 18 août 1900 ; in L’Avenir illustré, supplément hebdomadaire de l’Avenir de la Dordogne, quarante-huitième année, n° 48, mercredi 8 novembre 1900 ; in Littoral-Mondain, organe des intérêts des villes de saison en France, troisième année, n° 127, samedi 15 juin 1901
– Sous le pseudonyme de Marjolet et le titre : « Fantaisie sur la lettre A, » in Supplément gratuit au journal Le Bourguignon, quatre-vingt-onzième année, n° 107, dimanche 21 juin 1908 ; sous le titre : « Histoire turque (Fantaisie sans A.), » in Almanach des Annales africaines, 1913

ORTENSIA SOMNAMBULE
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LE TRÉSOR
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À Saint-Turbin, l’extra-lucide somnambule Ortensia, voit un beau matin venir à elle dans la salle d’auberge, qui lui sert de cabinet de consultation, un vieux paysan endimanché.
« Voici, ma bonne dame. Je veux que vous m’indiquiez où se trouve mon trésor.
– Quel trésor ?
– Voici, ma bonne dame. La ferme que j’habite est un ancien château d’un seigneur d’Espinasse qui partit à l’étranger pendant la révolution. Il y est mort ; mais j’ai toujours entendu dire à ma pauvre mère – Dieu ait son âme, sauf votre respect – que le comte a caché avant de partir un trésor auprès de la tour aux lierres. Il y a cent ans de cela. La terre, après avoir été un bien national, fut rachetée par des cousins du comte d’Espinasse. Voilà l’affaire, ma bonne dame. Où est le trésor ? »
Ortensia brasse des cartes, médite quelques instants, et prophétise :
« Il y a un trésor, un immense trésor. C’est de l’or ; il y a à remplir la moitié d’une barrique de vin. Je vois l’endroit.
– Où est-il ? demanda, anxieux, le paysan.
– Donnez-moi cinquante francs et je vous le dirai. »
De son vieux bas de laine, qui est un porte-monnaie en cuir acheté à la foire dernière, le paysan tire cinquante francs et les dépose sur la table devant Ortensia, avec autant de désinvolture qu’un banquier donnerait un sou à un pauvre.
Ortensia, l’extra-lucide, empoche les louis et dit :
« Dans dix jours, vous commencerez vos fouilles. Si vous commencez avant, vous ne trouverez rien. Vous m’entendez ?
– Oh ! oui, ma bonne dame.
– Dans dix jours francs, vous tirerez une ligne droite partant du milieu de la porte d’entrée de la tour ; le trésor se trouve à vingt-cinq mètres juste en face de cette porte. Quand vous aurez compté vos vingt-cinq mètres, vous commencerez vos fouilles. D’abord, vous ne trouverez rien ; mais quand le trou sera assez profond, vous verrez votre trésor qui se trouve dans une grande caisse de fer. Seulement, ne commencez pas avant dix jours, n’est-ce pas ? »
Enchanté, le paysan revint chez lui.
Il attendit dix jours, commença ses fouilles à l’endroit indiqué, travailla quarante-huit heures sans presque prendre de nourriture, fit à lui seul un véritable puits et, comme bien on pense, ne trouva rien.
Quand il revint à Saint-Turbin pour redemander à Ortensia des renseignements complémentaires, l’extra-lucide devineresse avait depuis trois jours vidé les lieux.
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APRÈS LA CONSULTATION
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La célèbre Ortensia trône, ce jour-là, dans un coin de la place, à la foire de Crépy-Crépignolles.
Nombreuse foule autour d’elle, car sa réputation est grande aux environs ; on paie si peu la consultation, et elle vous dit tant d’aimables choses. D’ailleurs, elle a guéri, – c’est notoire, – au moins trente incurables qu’on pourrait nommer.
Jean Guille, le vieux fermier, s’arrête près de la voiture à la housse d’or, écoute le boniment, tire de sa poche les cinquante centimes demandés, et disparaît dans les profondeurs du cabinet roulant de consultation.
Il explique son affaire : depuis trois mois, il a perdu une vache et une génisse ; il a encore un bœuf malade et croit qu’on lui a jeté un sort.
Ortensia prend la main de Jean Guille, et lit dans les lignes.
« On vous a, il est vrai, dit-elle, jeté un sort ; et il y a justement de cela trois mois.
– Le connaissez-vous, celui qui a fait le coup ? demande Jean Guille.
– Je le connais ; et je vais vous donner le moyen de le connaître aussi. Prenez un de vos cochons ; allez dans votre aire. Vous mettrez, sous le ventre de l’animal, une poignée de paille, que vous allumerez de manière à lui griller les poils. Le cochon criera… Eh bien, la première personne que vous verrez accourir aux grognements du cochon, ce sera celle qui vous a jeté un sort. M’avez-vous compris ?
– Oui, madame.
– Allez maintenant, mon brave homme. »
De retour à sa ferme, Jean Guille n’eut rien de plus pressé que de se mettre à griller le ventre de son cochon. Aux cris inharmonieux de la bête, le voisin Jacques Bonnebille accourut, croyant qu’un sien pourceau venait de prendre la poudre d’escampette.
Jean Guille, qui faisait le guet, n’eut pas plutôt vu Bonnebille que, confiant dans les paroles d’Ortensia, il courut sus au voisin, et lui asséna trois ou quatre vigoureux coups de bâton sur la nuque.
Au tribunal, Jean Guille fut condamné à quinze jours de prison ; mais son bœuf guérit, et vous ne le convaincrez jamais que ce n’est pas Ortensia qui a fait cette miraculeuse cure.
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– Sous le pseudonyme de Marjolet, in Le Réveil du Havre, organe du parti républicain démocratique, cinquième année, n° 236, samedi 3 novembre 1900
LE TRÉSOR :
– Sous le pseudonyme de Humbug et le titre : « Où est mon trésor ? » in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, septième année, n° 27, dimanche 2 juillet 1905 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, huitième année, n° 27, dimanche 2 juillet 1905 ; in L’Abeille de Seine-et-Oise, supplément illustré, n° 205, dimanche 2 juillet 1905 ; in Journal d’Indre-et-Loire, supplément illustré, sixième année, n° 27, dimanche 2 juillet 1905 ; in Supplément illustré du Petit Comtois, sixième année, n° 27, dimanche 2 juillet 1905
APRÈS LA CONSULTATION :
– Sous le pseudonyme de Marjolet et le titre : « Le Cochon grillé, » « Nos dimanches littéraires, artistiques et scientifiques, » in Supplément gratuit du Petit Bourguignon, journal politique quotidien, vingt-cinquième année, n° 9080, dimanche 31 décembre 1905 ; in Das Elsass, L’Alsace, vingt-huitième année, n° 14, jeudi 5 avril 1906
– Sous le pseudonyme de Jean Charlas et le titre : « On m’a jeté un sort, » in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, neuvième année, n° 28, dimanche 15 juillet 1906 ; in L’Abeille de Seine-et-Oise, supplément illustré, n° 258, dimanche 15 juillet 1906 ; in Supplément illustré du Petit Comtois, septième année, n° 28, dimanche 15 juillet 1906

MOI
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(Inédit)
Auto-Étude physio-psychologique
J’ai trente ans ; j’ai les muscles vigoureux ; je suis blond et j’ai les traits réguliers ; j’ai les yeux bleus et une moustache fine, une barbe en fin de sabre tant elle est pointue à son extrémité. Les femmes – certaines – disent que je suis beau et m’aiment.
En quittant mes chaussures, j’ai un mètre quatre-vingt-quatorze de taille. En outre, j’ai un ongle incarné au gros doigt du pied gauche, les cheveux en brosse et le nez plutôt aquilin.
Je souris parfois ; je ne pleure jamais, et j’ai la démarche plutôt saccadée. De la façon dont je viens de me dépeindre, vous pouvez sans peine vous représenter l’homme que je suis au physique ; car il n’est pas malaisé, en quelques phrases, de dépeindre les traits et les lignes du corps d’un homme. Il est plus ardu de décrire les passions, les vices et les vertus de ce même homme. Pourtant, avec de la méthode, on y arrive parfaitement.
Je suis un philosophe distingué. Maine de Biran, Taine, Kant, Hægel, Darwin, Spinosa, Aristote, n’ont plus de secrets pour moi ; je pourrais parler sans accroc, une heure durant, sur chacun de ces auteurs.
Tout enfant, j’étais déjà philosophe ; j’avais, innée, la bosse de la philosophie. Mon air rêveur ne trompa aucun de mes maîtres ; et je n’avais pas vingt ans que je publiais un travail philosophique sur le Nous humain que couronna l’Académie française, cette bonne mère.
Ceci est simplement pour vous dire, car il ne faudrait pas croire que je sois un être orgueilleux aimant à se vanter de ses succès. Au contraire, je déteste les hâbleurs, et nul n’est plus que moi modeste.
Je n’ai pas sur terre de plaisir plus grand que de scruter mon âme et de m’étudier dans mon for intérieur. Je pars de ce principe que tout se tient intimement dans l’homme, que qui se connaît bien au physique peut se connaître au moral ; et c’est ainsi que j’ai trouvé :
1° Que j’ai l’âme blonde, comme mes cheveux ;
2° Que j’ai les pensées élevées comme ma taille ;
3° Que j’ai la discussion vigoureuse comme mes muscles ;
4° Que chez moi le raisonnement l’emporte sur l’imagination, à cause de mes traits réguliers ;
5° Que je résous facilement un grave problème philosophique, car j’ai le nez fin – et aquilin, ce qui fait que je puis m’élever, comme un aigle sur la montagne, aux plus hautes conceptions de l’esprit ;
6° Que je dédaigne le terre-à-terre, et que je regarde au ciel, souvent ; car j’ai les yeux bleus ;
7° Que ma philosophie est douce, car je souris parfois ; qu’elle n’est pas pessimiste, car je ne pleure jamais ;
8° Que je passe avec la même facilité de la morale à la psychologie, de l’esthétique à la métaphysique, car j’ai la démarche saccadée ;
9° Que certains problèmes philosophiques, résolus par la seule méthode imaginative, me font horreur, me font dresser les cheveux sur la tête – car j’ai les cheveux taillés en brosse ;
10° Que je suis toujours dans la discussion de la plus grande subtilité, car j’ai la barbe en pointe ;
11° Que je suis enfin la sagesse incarnée, car j’ai un ongle qui l’est aussi – incarné.
Et voilà comment, avec de la méthode et du raisonnement, on arrive à connaître sa personnalité, son état d’âme. Les rapports du physique et du moral sont étonnants, vous dis-je. Connaissez-vous bien, physiquement, pourvu que vous ayiez de la patience, et, comme moi, le don de la philosophie, vous vous connaîtrez tout entier, vous saurez votre personnalité psychique.
Mon prochain ouvrage traitera des rapports de l’âme et du corps – ce qui, comme le pourraient croire quelques vulgaires esprits, – n’est pas la même chose que les rapports du corps et de l’âme.
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– Sous le pseudonyme de Marjolet, in Le Réveil du Havre, organe du parti républicain démocratique, cinquième année, n° 238, samedi 17 novembre 1900

ÉVOCATION D’ESPRITS
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La conversation, ce soir, dans le salon de Mme Déduit, était très animée. On causait spiritisme, tables tournantes, sorcières chevauchant un balai la nuit des sabbats, double-vue et évocation d’esprits.
Il y avait, comme dans toute discussion intéressante, des approbateurs et des détracteurs, des emballés et des incrédules.
Hommes et femmes, tout d’abord, prirent part à la discussion ; mais, bientôt, les dames trouvèrent plus intéressant de former un petit cercle pour y parler chiffons. Les hommes, seuls maintenant, continuaient à discuter, à perte de vue, sur les cas différents de spiritisme et de magnétisme, qu’ils avaient lus dans des ouvrages spéciaux ou entendu raconter comme certains.
La discussion devint de plus en plus animée ; et le ton de la conversation s’élevant, ce fut, dans le groupe des hommes, un bruit de voix sonores très gênant pour les papotages de ces dames.
À un moment donné, la jolie petite baronne Échanson, agacée d’être ainsi forcée de s’époumonner pour expliquer à ses amies la nuance exacte d’une robe crépon vert-Nil qu’elle avait vue, la baronne Échanson, énervée, s’interrompit brusquement et s’avança vers le groupe des messieurs.
« Je vais vous raconter, moi, dit-elle, l’histoire authentique et véritable qui est arrivée, l’an dernier, à une de mes amies… Vous en tirerez sans doute facilement une conclusion, qui résumera votre débat, à la plus grande satisfaction des uns et des autres… Voici :
… L’actuelle madame Saint-Artaban, femme du commandant de vaisseau Saint-Artaban, a été mon amie au couvent… Nelly était une charmante jeune fille, au cœur excellent, mais d’une nervosité telle, qu’à la moindre contradiction, à propos de rien, elle se mettait en colère. C’était un lait bouilli qui s’emporte, un fagot d’épines auquel on ne devait toucher qu’avec des gants blancs. À part ce petit travers, c’était une charmante jeune fille qui s’est fait, au couvent, beaucoup de sincères amies ; car elle avait si bon cœur, elle était si gentille dans ses moments de calme, si expansive, elle regrettait si gentiment ses crises de nerf, que nous lui pardonnions volontiers ses emballements.
Ce fut vers vingt ans qu’elle se maria au commandant. Elle fit bien vraiment l’idéal mariage, puisque la raison et l’amour s’y trouvaient réunis.
Elle alla habiter le Havre.
Un jour, son mari partit sur mer pour un long voyage de trois mois… La séparation fut larmoyante et cruelle… Enfin, puisqu’il le fallait !… Et, tant bien que mal, madame Saint-Artaban se résigna… Comme un pioupiou, à la caserne, compte combien il a encore de jours à tirer, Mme Saint-Artaban effaçait, elle aussi, quotidiennement, un jour sur son calendrier.
Son esprit était sans cesse hanté par l’espoir du retour de son mari absent… Elle en souffrait ; elle en dépérissait… Elle avait, dans la nuit, des songes où elle voyait son cher époux qui lui souriait ; elle avait de même, à son sujet, des cauchemars épouvantables.
C’est ainsi qu’une nuit, elle vit le vaisseau sur lequel s’était embarqué son mari, devenir le jouet impuissant d’une tempête lointaine. L’orage grondait ; le vent mugissait ; les éclairs embrasaient le ciel et les vagues, énormes, faisaient un bruit d’enfer… Son mari était là, sur le pont, brave devant le danger, commandant jusqu’au bout la manœuvre.
À la fin, comme la tempête redoublait, comme les vagues passaient sur le pont, enlevant des hommes de l’équipage pour les précipiter ou fond de la mer, à la fin, le commandant perdit courage…. Mme Saint-Artaban l’entendit qui ordonnait de mettre les barques à la mer… Elle le vit quitter le pont le dernier, et faire, avant de s’embarquer, le geste invocatoire de celui qui recommande à Dieu son âme, ne pouvant plus avoir d’autre espoir que dans la puissance divine…
Toute grelottante de fièvre dans son lit froid, Mme Saint-Artaban vit la barque sombrer, où était son mari. Elle le vit, roulé désespérément par les vagues, essayer en vain de se cramponner à un fût de quinquina !… Enfin, à bout d’efforts, elle entendit le commandant qui l’appelait ; elle le vit fermer les yeux ; et elle sentit, et elle entendit son dernier soupir…
Effrayée, Mme Saint-Artaban put enfin se réveiller…
– Et, interrogea anxieusement le plus fervent adepte des théories spirites, un vieux Monsieur, chauve et décoré d’un ruban multicolore, celui-là même qui avait crié le plus fort, tout à l’heure… Et le commandant mourait bien en mer à cet instant précis, n’est-pas, Madame ?
– Mais non, Monsieur, railla la petite baronne Échanson… Madame Saint-Artaban n’avait nullement recueilli, comme elle le croyait, le dernier soupir de son mari, qui se porte encore merveilleusement à l’heure actuelle… Ce n’était que Myrza, la petite chienne de la commandante, qui venait de se montrer très indiscrète !… »
La petite baronne avait déjà tourné le dos à son interlocuteur ébaubi. Son récit avait jeté un froid. Ces Messieurs changèrent immédiatement de sujet de conversation ; et ces dames purent continuer en paix leurs ratiocinations sur les étoffes et les nuances des robes qui allaient se porter la prochaine saison.
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– Sous le pseudonyme de Marjolet, « Variété, » in Le Réveil du Havre, organe du parti républicain démocratique, sixième année, n° 282, samedi 21 septembre 1901
– Sous le pseudonyme de G. Guy Tong, in Le Populaire, supplément illustré, septième année, n° 23, dimanche 5 juin 1904 ; in L’Abeille de Seine-et-Oise, supplément illustré, n° 149, dimanche 5 juin 1904 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, septième année, n° 23, dimanche 5 juin 1904 ; in Supplément illustré du Petit Comtois, cinquième année, n° 23, dimanche 5 juin 1904 ; in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, cinquième année, n° 23, dimanche 5 juin 1904 ; in Journal d’Indre-et-Loire, supplément illustré, cinquième année, n° 23, dimanche 5 juin 1904

UNE LACUNE
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Sous le fallacieux prétexte que je suis un homme de lettres notoire, et que mon nom figure dans nombre d’annuaires, les gens les plus divers se croient autorisés à encombrer mon courrier de leurs suppliques, souvent originales et même baroques. Voici, reproduite textuellement, la missive que j’ai reçue ce matin :
« Mon cher Maître,
Sachant que vous avez l’esprit ouvert à tous les progrès, et connaissant vos nombreuses relations dans la haute finance, je crois vous intéresser fort en vous mettant au courant de ma dernière invention sociologique. Réalisée, mon idée rapporterait des millions. D’ailleurs, après avoir lu vous-même ce court exposé, vous jugerez certainement que mes prévisions tiennent en deçà de la réalité.
En deux mots, voici de quoi il s’agit… Avez-vous remarqué, mon cher Maître, combien il est pénible pour des gens qui voyagent seuls, de voir que des familles entières sont là, sur l’embarcadère, à adresser leurs congratulations à leurs amis ou à leurs parents qui vont partir par le même train qui va vous emporter ?…Vous sentez, autour de vous, de chauds, d’ardents effluves d’une affection à laquelle vous n’avez point de part ; et vous souffrez atrocement de votre solitude absolue ! Pendant que les autres, plus heureux, se congratulent, se lamentent, s’embrassent, vous êtes seul, vous, toujours tout seul… Terrible rancœur pour une âme sentimentale !
Va, pauvre, voyageur solitaire, console-toi ; tes souffrances vont disparaître ; et bientôt, grâce à moi, tu te sentiras moins isolé, moins triste, moins ridicule. Tu n’auras plus à te cacher, honteux, dans un coin du wagon, au moment des démonstrations avant-courrières du départ ; toi aussi, tu auras le droit de venir à la portière serrer des mains, baiser des joues, agiter un mouchoir.
Il ne s’agit, en effet, que de fonder, au capital de treize cent mille francs (ci : 1,300,000) et par actions de mille francs, « la Société philanthropique des Voyageurs solitaires. »
Dès que le capital intégral sera souscrit, voici comment nous opérerons :
1° Nous établissons un bureau central à Paris, dans un quartier d’affaires. Les employés de ce bureau seront chargés de recevoir oralement, par téléphone et télégramme, les ordres de nos clients de la capitale, qu’ils partent par Montparnasse, par Saint-Lazare ou par toute autre gare ;
2° Nous créons quarante succursales en province, dans les quarante villes les mieux peuplées ; plus dix autres succursales dans les dix plus grands ports français d’embarquement.
3° Nos employés, recrutés un peu partout, seront de tout âge et de tout sexe. Ils se payeront « aux pièces » et s’appelleront des « affligés… »
4° Voici le tarif auquel nous louerons les « affligés » à nos clients désireux de s’offrir, avant de partir en voyage, une petite manifestation de sympathie.
PREMIÈRE CATÉGORIE, comprenant les « affligés » vêtus sans élégance, mais proprement :
Homme . . . . . . . . 2 francs l’heure.
Femme . . . . . . . . . 1 fr. 50 —
Enfant . . . . . . . . . . 0 fr. 50 —
DEUXIÈME CATÉGORIE, comprenant des gens mieux vêtus, et qui puissent faire honneur :
Homme . . . . . . . . 10 francs l’heure.
Femme . . . . . . . . 5 —
Enfant . . . . . . . . 3 —
Domestique en livrée . . . . . . . . 7 fr. 50 —
TROISIÈME CATÉGORIE, comprenant des gens tout à fait bien et décorés :
Officier de la Légion d’honneur . . . . . . . . 180 francs l’heure.
Chevalier de la Légion d’honneur . . . . . . . . 28 —
Officier d’Académie . . . . . . . . 0 fr. 25 —
Ordres étrangers . . . . . . . . 0 fr. 35 —
Nos clients n’auront donc qu’à commander, selon le tarif ci-dessus, le nombre de personnes qu’ils voudront voir assister, avec des mines recueillies, à leur départ. Toutes les démonstrations de tendresse possibles leur seront prodiguées par nos « affligés » stylés en conséquence. Les enfants crieront, selon le désir des clients : « Au revoir, papa » ou : « Adieu, mon cher oncle. » Les femmes s’essuieront les yeux en regardant le voyageur qu’elles nommeront tout haut : « Mon mari » ou : « Mon chéri. » Quant aux hommes, nous ne prendrons, dans notre personnel que des gens au visage naturellement sombre et attristé, auxquels nous apprendrons des formules spéciales s’adressant aux épouses, aux cousines, aux tantes, aux grands-mères, aux simples camarades, formules qu’ils n’auront, au moment du départ, qu’à réciter très fort et en faisant de grands gestes.
Le tarif des suppléments est ainsi établi :
Mouchoir agité . . . . . . . . 40 centimes.
Sanglots prolongés . . . . . . . . 25 —
Crise de nerfs . . . . . . . . 80 francs.
Évanouissement . . . . . . . . 110 —
Comme vous le voyez, mon cher Maître, mon idée est éminemment pratique. Treize cents actions de mille francs sont vite souscrites à Paris. Je considère donc que ma « Société philanthropique des Voyageurs solitaires » est d’ores et déjà fondée ; car je sais que vous trouverez facilement, parmi vos nombreuses relations, treize cents amis capables de s’intéresser à la « S. P. V. S. »
Excusez-moi de ne pas joindre à ma lettre un timbre pour réponse ; mais j’en manque, de ce moment.
Veuillez agréer, mon cher Maître, l’expression sincère de mon admiration sans limite.
Athanase BOBÊCHON, Inventeur sociologique. »
Pour copie conforme : MOUSTIC.
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– Sous le pseudonyme de Moustic, in Le Rire, journal humoristique, nouvelle série, n° 155, samedi 20 janvier 1906


