Il y avait longtemps que l’Inquisition de Lima – c’était au dix-septième siècle – n’avait trouvé de si bizarre accusée que Fernande Pérez. Aussi est-elle restée dans les mémoires comme le type de ces juives impénitentes, contumaces et relapses que les tortures n’arrivaient pas à réduire. Son premier crime fut le péché exquis, comme on disait alors, car, à vingt-cinq ans, cette diablesse splendide, fille d’un marchand portugais de la ville, connaissait tous les artifices du Malin et les ruses des siècles. D’abord, elle savait mélanger comme personne à l’époque, dans ses onguents irrésistibles, la semence d’homme et la poudre de chauve-souris dont elle usait pour ses incantations perverses et surnaturelles. On l’accusait très nettement de pendre la nuit ses souliers de satin dans les bras d’un Christ qu’elle avait fouetté auparavant. On ajoutait même, détail singulier, qu’elle ne se servait pas de rasoir pour enlever « ces superfluités qui naissent dans les parties matérielles, » comme l’explique un rapport du temps, mais le reste est écrit en latin d’église et le profane n’y comprend rien. On l’avait vue garder le jeûne de la reine Esther et faire danser un œuf ensorcelé.

Mais on ne sut que beaucoup plus tard l’étendue de ses méfaits, lorsqu’un honnête homme la dénonça au Saint Tribunal « pour décharger sa conscience, » selon la formule habituelle. C’était un aventurier habile qui mesurait avec un compas la main ainsi que les parties honteuses des femmes, moyennant quoi il apprenait des choses sur la rotation des astres et l’avenir. C’est lui qui, ayant surpris toute nue Fernande un jour de canicule, eut connaissance de certains détails intimes auxquels les inquisiteurs ne prêtèrent foi que plus tard. Pour le moment, on se contenta d’un châtiment bénin, puisqu’elle voulait bien abjurer « la loi morte de Moïse » et ses pratiques abhorrées. Sur sa jolie tête, on planta le bonnet irrisoire, dit coroza ; dans la main droite, on lui mit un cierge vert, couleur symbolique de l’espoir dans la vie éternelle ; et par les rues de la ville, la corde au cou, on la promena sur un cheval. On lui avait administré au préalable, sur les épaules nues, autant de coups de fouet que dure un psaume de Miserere mei. C’est assez long, un psaume, et on prétend que les gens du commun s’indignèrent, ce qui prouve que Fernande Pérez commençait à exercer son empire sur les âmes faibles des hommes.

Mais c’est dans la prison qu’elle donna toute sa mesure. Elles étaient pleines, ces prisons catholiques, de toutes sortes de mécréants des deux mondes. On ne savait jamais très bien s’ils appartenaient à la loi de Martinez, – adaptation espagnole du nom de Martin Luther, – ou s’ils observaient simplement la loi naturelle d’Aristote et la loi perverse d’Épicure. Des juifs, des pirates captifs, des Français luthériens qui introduisaient des livres suspects dans des fûts de vin rouge et de sel ; et puis toute une vaste populace mise au secret, experte en arts bizarres et en subtiles concupiscences : le prêtre déguisé qui recherchait les scapulaires dans les corsages des femmes quand elles venaient à confesse ; les mécréants qui escaladaient la nuit les couvents des nonnes dans un but profane ; la sorcière qui écrivait des mots terribles avec du sang de sa blessure régulière et celles qui, moyennant nuance, traversaient d’épingles une poupée de cire pour ramener l’infidèle.

Ce monde se tenait bien tranquille dans les cachots sentant l’urine et la moisissure, mais cela changea de fond en comble à l’arrivée de cette diablesse. Tout d’abord, les prisonniers commencèrent à communiquer entre eux avec de pierres qu’ils frappaient contre les mur pour s’indiquer les lettres de l’alphabet et conseiller aux camarades de ne plus avouer. Dès lors, on vit des juifs qui brûlèrent sans se plaindre, en ricanant avec des mots affreux à l’adresse des ministres de notre sainte foi, si entêtés qu’ils crachaient encore des injures quand leurs corps à demi-brûlés dégageaient une odeur atroce, et que la vice-reine, spectatrice de la fête, approchait de ses narines ses gants parfumés à « l’eau riche » pour ne pas être incommodée.

Elle faisait pire encore, Fernande Pérez. Un jour qu’on était entré inopinément dans son cachot, on la vit entourée de petits papiers. Certes, il n’y avait rien d’écrit là-dedans, mais un inquisiteur eut l’idée subtile d’approcher ces bouts blancs d’un brasero et, à la chaleur, apparurent, tracés avec du jus de citron, des chiffres bizarres et des mots exquis qu’elle adressait sans doute à ses compagnons de peine. On y lisait : « Mon âme, ma vie, mes yeux, » tout ce que les amoureuses perfides disent aux hommes sans expérience pour damner leur âme et, de fait, tous les prisonniers semblaient être déjà captifs dans le filet de cette sirène.

Alors, on décida l’épreuve du supplice qui, par la douleur du Crucifié, ouvre les âmes aux saints aveux de leurs méfaits. Ceci se passa comme d’habitude. Fernande Pérez fut étendue toute nue sur le chevalet, malgré l’avis de quelques Ministres du Saint-Office que cette belle nudité offusqua. Elle souriait comme sur un lit d’amour. On lui passa les cordes du supplice à travers ses jolis pieds, enserrant aussi les bras et les jambes. Puis on la somma de dire toute la vérité et elle éclata de rire. Au deuxième tour des cordes, le corps craqua un peu, mais elle ne desserra pas les lèvres. Pour cette fois, malgré le sang qui coulait en petites rigoles sur la chair devenue violette, elle ne cessa de plaisanter comme si c’était un marbre mou et non pas sa chair vivante qui subissait les tourments. C’est pourquoi, dans une légitime colère, on lui fit ajuster la toque et verser dans la bouche sept jarres d’eau, en lui demandant charitablement chaque fois, avant que de vider la cruche suivante, de raconter ses infernales pratiques, ses baisers charnels au bouc immonde dans le sabbat, et si vraiment elle avait, dans les temps très reculés, séduit les hommes en chantant sur les mers païennes. Et, lorsqu’elle sembla raidie, avec des lèvres violettes et les pieds déjà froids, on lui passa la lune d’un miroir sur la bouche et, comme on constata qu’elle respirait faiblement, on dut ajourner la sainte enquête.

Tous les jours, le Saint Tribunal recevait des délations anonymes annonçant de nouveaux crimes de Fernande Pérez. Elle avait juré, un jour, par les oreilles de Dieu ; elle portait constamment sur elle, pour ses incantations, ces saints scapulaires qu’on nommait à l’époque des « cœurs d’ange » et des « entrailles de prophète, » et les donnait à ses amoureux encore tiédis par son parfum, les ayant portés quelques jours entre ses deux rotondités qu’elle parfumait différemment d’encens et de musc. Un fait nouveau indigna le Tribunal. Ce jour-là, on avait mis au secret le médecin hérétique venu de France et sur lequel on avait trouvé un livre singulier, plein d’images suspectes dont il ne voulait fournir aucune explication, encore que pour tromper son monde il riait, comme s’il s’agissait de la chose la plus plaisante du monde. Ces images montraient au naturel, avec une criante vérité sur l’eau-forte, les différents aspects que revêt le Démon lorsqu’il s’agit de tromper les hommes. Nul doute que Fernande Pérez ne connût ses façons de quitter sa substance corporelle pour pénétrer dans les éléments : l’eau, l’air et le feu. Le livre se nommait les Métamorphoses et personne ne voulut prêter foi au médecin calviniste lorsqu’il prétendit que l’auteur de l’ouvrage susdit était un certain Ovide, magicien de l’époque païenne, car tout le monde comprit son artifice. Il se rétracta d’ailleurs formellement lorsque le quatrième tour de corde disjoignit ses membres. Pour récompenser sa tardive sincérité, on ne le condamna guère qu’à deux cents coups de fouet et à jeûner à perpétuité dans un couvent de Séville.

Afin de réduire aussi Fernande Pérez, il fallut se décider à employer l’épreuve la plus redoutable, bien qu’elle ne comporte pas de supplice. Dans la salle du Saint Tribunal, que domine un énorme Christ, l’accusée dut entendre la lecture de tous ses crimes et fut invitée une fois de plus à faire des aveux complets. Elle riait encore, et c’était la première fois qu’un rire en cascade avait résonné dans cette salle sombre, devant les juges immobiles qui, les bras croisés sur la poitrine, attendaient le miracle. Cinq moines à capuchon, la corde au cou en signe de pénitence, venaient de les laisser seuls avec leur âme et avec Dieu. Alors, on vit se figer le rire sur les lèvres de la femme, et ses bras s’étendirent comme pour faire reculer un fantôme. Sur son drap noir, parmi les cierges verts dont la flamme tremblotait avec des éclats brusques et des grésillements comme si une brise invisible la ravivait, le Christ du mur bougea. Avec lenteur, il se mit à secouer la tête affirmativement pour convaincre cette Juive d’imposture. Et quand on la releva de son attaque de nerfs, elle avoua tout enfin.

Elle conta ses immondes pratiques, ses longs séjours dans la mer de l’Antiquité et comment, par haine du Christ, elle avait employé l’hostie dans ses incantations. Mais surtout, guidée par un ministre du Saint Tribunal qui ravivait sa mémoire défaillante, elle raconta comment elle avait été sirène, énuméra tous les hommes qu’elle put détourner de leurs navires, tandis qu’elle chantait en des langues inconnues avec une douceur indicible à qui nul, du capitaine aux matelots, ne sut jamais résister. Or, ces chansons anciennes contenaient les mêmes mots d’amour et de tendre péché qu’on déchiffra sur ses bouts de papier : « Mes yeux, ma vie, mon âme » avec les autres appels charnels qui sont l’habitude des pécheresses. Après quoi, elle avoua qu’elle avait pu résister aux tourments parce que ses amis du dehors lui faisaient parvenir des « pelotillas » (petites boules) dont les juifs se servaient à l’époque pour insensibiliser les corps dans l’épreuve, mais elle ne put fournir aucune explication raisonnable sur la manière dont elle usait pour transformer la moitié de son corps en poisson de mer, naviguant ainsi les nuits sombres à l’orée des galeons d’Espagne et faisant chavirer leurs capitaines. Sans qu’elle l’avouât, on comprit que cette image du Christ l’avait troublée singulièrement dans sa faiblesse de femme, et, le lendemain matin, quand on voulut la questionner à nouveau, on trouva la prison vide.
 

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Un navigateur anglais, Stevenson, raconte comment, au début du dix-neuvième siècle, le peuple en furie brisa à Lima les cachots et les instruments de torture de la Sainte Inquisition. On découvrit alors que le Christ de la Grande Salle était articulé de si curieuse façon qu’un homme caché pouvait lui faire approuver de la tête et effrayer ainsi les accusés rétifs. Mais ces Anglais hérétiques sont toujours sujets à caution. J’aime mieux croire que le sourire plaintif et le charme du fils de Dieu eurent raison, au Pérou, de la dernière sirène.
 
 

 

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(Ventura García Calderon, in Gringoire, le grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire, troisième année, n° 89, vendredi 18 juillet 1930 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil Couleur de Sang, Paris : Éditions Excelsior, 1931. José de Brito, « Mártir do Fanatismo, » huile sur toile, c. 1895 ; Janis Rozentāls, « Melna čūska miltus mala, » huile sur toile, 1903)