Professeur Sigmund Freud

 

–––––

 

Le Rêve et son Interprétation

 
 

Personne, dans le grand public, ne connaît aujourd’hui le philosophe français Maine de Biran, qui mourut il y a une centaine d’années et qui fonda, le premier, la psychologie du subconscient ; par contre, toute notre admiration va au professeur viennois Sigmund Freud, dont les travaux sur l’œdipisme ont évidemment pour les curieux un attrait que ne donna jamais à son œuvre le mélancolique philosophe de Bergerac.

Il n’en est pas moins vrai que, dans le domaine pratique du traitement des maladies nerveuses, les méthodes d’investigation de Freud ont pu rendre de réels services pour débrouiller l’écheveau complexe de certaines mentalités un peu troubles. Quant à penser, comme le veut le professeur Sigmund Freud, que les moindres gestes d’un enfant au biberon préparent ceux d’un futur libertin, on nous permettra de faire quelques réserves et de penser qu’il s’agit là d’un héritage ancestral plutôt que de l’éveil de sensations qui ne peuvent encore, matériellement, exister. Pour le surplus, que, par esprit de contradiction, les petites filles aiment mieux leur papa et les petits garçons leur maman, point n’est besoin peut-être du « complexe d’Œdipe » pour expliquer une attirance naturelle qui relève de la loi des contrastes.

Mais revenons au rêve, qu’aborde une fois de plus le philosophe viennois et sur lequel il entend projeter des lumières nouvelles. Disons tout de suite que ces lumières ne nous paraissent pas très éclatantes, et notre ami Henry Bidou nous a donné ici même la parodie la plus spirituelle de la méthode freudienne en l’appliquant au songe d’Athalie.

Le but principal de Freud, qui est celui de tout bon philosophe allemand, est d’acquérir le droit, dès les premiers chapitres, de fonder un vocabulaire. Dès l’instant que l’on crée des mots nouveaux en philosophie, on est sauvé, car les mots nouveaux donnent une forte base matérielle qui remplace avantageusement la réalité continue, ondoyante et diverse.

Vous ou moi, nous dirions volontiers que le rêve est le dépotoir où se retrouvent tous les lambeaux d’impressions de l’état de veille, tous les détritus rejetés par l’état conscient ; d’où viennent ces débris informes qui se traînent, la nuit, dans notre esprit endormi comme des nuées mouvantes ? De l’état de veille, évidemment. Mais ceci manquerait de précisions philosophiques. Freud appellera donc le rêve lui-même : contenu manifeste du rêve, et le matériel psychologique qui l’a provoqué durant la veille : contenu latent du rêve. Il se demandera, ensuite : 1° Par quel processus psychique le contenu latent s’est transformé en contenu manifeste ; 2° Pour quels motifs cette transformation s’est trouvée nécessaire.

L’explication, il faut bien l’avouer, paraît assez confuse et arbitraire ; elle gagnerait en clarté à être donnée en quelques lignes, mais le philosophe y perdrait en prestige. Il lui faut un nombre considérable de chapitres pour nous expliquer le rapport qu’il y a entre la cause du rêve et le rêve, quelles transformations un événement réel peut subir lorsqu’il devient un rêve, quelles déformations symboliques également, nécessitant une clé qui rappelle bien souvent la vieille clé des songes.

La vérité, nous la trouverons simplifiée en examinant avec Freud les songes de l’enfant. Ces songes-là sont infiniment clairs ; presque toujours, ils ne sont que la réalisation d’un désir ressenti dans l’état de veille : une petite fille ne fut autorisée à manger qu’une cerise dans le panier qu’elle portait à son oncle ; elle rêvera, la nuit, qu’elle mange le panier tout entier ; un petit garçon ne peut atteindre le sommet d’une montagne au cours d’une excursion : il y monte en rêve, la nuit.

Rien de plus simple lorsqu’il s’agit d’enfants ; rien de plus embarrassant lorsqu’il est question de grandes personnes, car, là, les désirs sont presque toujours inavouables et l’imagination profite volontiers du sommeil de la conscience pour satisfaire des désirs qu’elle n’oserait point avouer en présence de ce sévère critique lorsqu’il est éveillé. Là, je n’ai pas besoin de vous dire que Freud retrouve volontiers ses chères études habituelles et que les rêves de collégiens l’intéressent tout particulièrement.

Mais, d’une façon générale, les mystères du rêve, selon Freud, se ramènent presque toujours à l’expression d’une pensée secrète que le dormeur, non seulement n’oserait point s’avouer à lui-même, mais qu’il ne discerna pas le plus souvent : une jeune femme rêve qu’elle assiste impassible à la mort du petit enfant de sa sœur, on dirait même qu’elle en éprouve quelque satisfaction. Rassurez-vous : cette jeune femme n’est pas une tante dénaturée et Freud a vite fait de reconstituer la vérité. C’est la seconde fois qu’elle se trouve en pareil cas et, la première, elle rencontra au chevet du petit mort un monsieur qu’elle n’a jamais revu depuis, mais qui resta, lui, le rêve éveillé de toute sa vie. Inconsciemment, en se replaçant en rêve, dans des circonstances analogues, elle ne fait qu’exprimer, sans s’en rendre compte, l’obscur désir de revoir le monsieur auquel elle pense toujours. Ce n’est donc pas, je le répète, une tante dénaturée, mais, plus simplement, une amoureuse allemande qui souffrira toute sa vie en songeant à un monsieur qui ne sait sans doute pas qu’il a troublé ses pensées.

Ce qui m’intéresse davantage, je l’avoue, dans ce livre, c’est le passage, très court du reste, où l’auteur nous parle des représentations contradictoires qui s’expriment presque toujours dans le rêve par un seul et même élément. Des linguistes notoires ont affirmé que, dans les plus anciennes langues humaines, des notions contraires comme fort-faible, dedans-dehors, n’ont pour s’exprimer qu’un seul mot et que les mots primitifs sont à double sens. Dans le rêve, un élément peut se transformer en son contraire et le rêve, par lui-même, peut exprimer la contradiction. C’est ainsi que, dans la sensation si fréquente d’une impossibilité à se mouvoir, il y a chez le dormeur deux impulsions en sens inverse qui produisent un conflit de la volonté. C’est ce point-là que l’auteur aurait eu, je crois, grand avantage à développer. Plus on avance dans la vie, en effet, et plus on remarque la vérité du dicton populaire qui veut que « les extrêmes se touchent. » Avec un peu d’expérience, il devient difficile de distinguer nettement le mal du bien, le beau du laid ; on sait que tout est possible, que tout est plaidable, et l’on se demande si le génie de l’esprit humain, si la vie elle-même ne consistent point dans la création artificielle de contradictions, d’oppositions, qui déterminent le mouvement, tandis que la science parfaite et la philosophie transcendantale conduisent volontiers à l’immobilité et au néant.

Il est difficile de concevoir quelque chose sans concevoir, tout en même temps, son contraire, qu’il s’agisse de fini et d’infini, de Dieu et du Diable, qu’il s’agisse plus simplement de nos opinions politiques et morales de chaque jour. Le rêve n’est-il point une sorte de relâchement, de retour à la simplicité primitive, le chaos originel ressemblant singulièrement au néant final, bien qu’il soit son contraire ?

Même dans les exemples personnels qu’il nous donne des rêves, Freud n’aboutit jamais à une explication complète ; il se heurte toujours à des convenances personnelles, à des secrets qu’il ne pourrait dévoiler sans nuire autour de lui.

J’aime assez, par ailleurs, sa comparaison du rêve avec un veilleur de nuit consciencieux dont le devoir est, tout d’abord, de faire taire les bruits qui pourraient éveiller la population, mais qui n’hésite pas à mettre tout le monde sur pied quand les bruits deviennent inquiétants.

Le rêve n’est pas seulement la décharge psychique d’un désir en état de refoulement, il satisfait du même coup la tendance du dormeur à bien dormir. Freud nous cite un dormeur qui, souffrant d’un abcès douloureux au périnée, rêva qu’il montait à cheval ; le cataplasme destiné à lui alléger la douleur devint la selle de sa monture et, de cette façon, il continua à dormir.

C’est ainsi, selon Freud, que les rêves qui se manifestent immédiatement avant le réveil par un vacarme quelconque ne sont que des efforts pour nier le bruit perturbateur, lui donner une autre interprétation et gagner encore quelques instants de repos.

C’est ici, je l’avoue, que la question du rêve me paraît autrement complexe que ne l’envisage l’excellent professeur viennois, et je voudrais rappeler quelques observations que j’eus l’occasion de développer plus longuement sur ce sujet dans mon Voyage au Pays de la Quatrième Dimension.

Il est entendu que c’est un coup de sonnette qui me réveille et qui met fin à mon rêve…

Mais voici ce que je rêve auparavant :

Je suis, pendant la guerre, dans un cantonnement de la Somme ; j’ai pour mission d’assister à toutes les attaques de gaz de l’ennemi pour faire des prélèvements nécessaires. Je dispose, à cet effet, d’une grosse voiture automobile. Il est spécifié qu’en cas d’attaque, on vient me réveiller, la nuit, et que je dois partir tout aussitôt. Le soir arrive ; je me couche un peu inquiet, car je sais que mon excellent mécanicien, qui habite avec moi, dans le même cantonnement, dort d’un tel sommeil qu’aucun coup de sonnette ne pourrait le réveiller. La nuit s’avance avec ses péripéties variées : c’est une attaque par avions, le bombardement habituel. Les heures passent, je me recouche. Etc., etc.

Et, finalement, après un rêve qui me paraît avoir duré toute la nuit, un coup de sonnette me réveille ; ce coup de sonnette me replonge dans la réalité : je suis à Paris et, contre toute vraisemblance, la guerre est terminée depuis huit ans environ.

– Rien de plus simple, me direz-vous ; c’est le coup de sonnette qui a provoqué ce long rêve.

J’avoue que l’explication me semble un peu facile, car elle ne rend pas compte d’un petit détail qui me paraît avoir son importance : c’est que le rêve, rêve très long et fort détaillé, a précédé le coup de sonnette ; il y aurait donc là un renversement dans le temps, l’effet précédant la cause.

Vous me répondrez à cela qu’un songe très long peut ne durer que quelques minutes ; mettez, si vous le voulez, quelques secondes : la question restera entière, la cause succédant à l’effet.

Si j’insiste sur ce point, c’est que la particularité la plus curieuse du rêve me paraît être d’échapper aux notions de temps et d’espace, et je crois bien qu’une analyse plus attentive de cette constatation expérimentale ouvrirait d’étranges horizons sur notre conscience qui, dégagée des impressions successives du monde phénoménal, paraît se passer fort bien des préjugés de temps et d’espace et vivre dans un monde psychique où l’éternité, si l’on peut dire, devient instantanée.

Dernièrement encore, j’eus un rêve sans grand intérêt par lui-même, mais qui me frappa tout justement par le renversement dans le temps des causes et des effets qu’il contenait.

J’étais sur un quai de la Seine, en face du Pont-Neuf, et je vis arriver vers moi une charrette chargée de légumes ; je m’en étonnais, lorsque je pensai, ensuite, que le Pont-Neuf conduisait aux Halles et que cette charrette en provenait de toute évidence. Je la vis contourner à contresens circulatoire le refuge qui était là et je trouvai tout naturel de voir un agent se précipiter vers la charrette. Mais mon étonnement fut grand, lorsque je vis l’agent, avec son bâton, asséner un tel coup sur la main du charretier, qui pendait au-dehors, que l’autre la retira toute meurtrie. Ce fut seulement alors que je constatai que le bord de la charrette frôlait dangereusement un mur et que, sans l’heureuse intervention de l’agent, qui ne protestait pas, comme je le pensais, contre l’erreur de direction de la voiture, le charretier distrait aurait eu la main écrasée entre ce mur et le rebord extérieur de sa charrette.

Ainsi donc les explications, surgissant après la construction du rêve, échappaient complètement à ma volonté et contredisaient nettement mes premières interprétations.

Cette observation, nous pouvons la faire souvent lorsque nous créons en rêve tel ou tel personnage, dont les actes vous étonnent et ne se justifient qu’à la réflexion, en nous découvrant un caractère complètement différent de celui que nous avions supposé et qui se développe logiquement. On dirait que certains personnages de rêves ont une vie propre, contradictoire à la nôtre. Mais ceci, je l’admets, peut fort bien venir de notre subconscient et répondre à des sentiments inavoués, que nous ne nous avouons pas à nous-mêmes.

Remarquez bien que pareille observation peut être faite dans la vie quotidienne sans qu’il soit besoin pour cela de faire intervenir le rêve.

Il y a de cela quelques années, en Amérique, on organisa, avec du vieux matériel réformé, une véritable rencontre de trains ; on prit soin, au préalable, de faire sauter les deux mécaniciens qui lançaient les locomotives l’une contre l’autre sur des tas de sable, de façon que l’effroyable rencontre n’eût que des suites purement matérielles. Pour cela, on construisit des tribunes, on paya un prix fou pour aller voir un accident de chemin de fer.

Est-il bien sûr que les spectateurs n’auraient pas payé volontiers un petit supplément pour que les trains fussent bondés de voyageurs ? C’est l’habituelle psychologie des foules qui, dans la rue, hurlent de terreur, à moins que ce ne soit de joie hypocrite, devant un grand incendie, mais se précipitent pour assister au sinistre et voir de près les corps carbonisés que l’on retire du brasier.

Désirs inavoués que la civilisation masque hypocritement de son mieux.

Sans aller plus loin, j’ai toujours pensé que le théâtre était la soupape de sûreté des sentiments refoulés par bien des gens qui, braves petits bourgeois paisibles, sont, au fond d’eux-mêmes, enchantés en voyant sur la scène de terribles assassinats, des querelles et des discussions angoissantes qui flattent leur curiosité intérieure, mais qu’ils se hâtent de réprouver à haute voix lorsque le spectacle est terminé.

Est-il bien sûr, au surplus, que le rêve soit toujours une conséquence passive de la vie réelle et qu’il n’ait point une sorte de personnalité propre et constructive ?

Étant enfant, la fatigue de la croissance me faisait rêver chaque nuit, et j’avais fini par me créer une vie de rêve, avec son matériel et ses personnages, tout à fait distincts de la vie réelle. C’étaient les mêmes maisons inconnues, les mêmes couloirs secrets, les mêmes galeries souterraines, les mêmes personnages terrifiants que je retrouvais avec joie et terreur dans mes rendez-vous nocturnes. J’étais si bien conscient, cependant, d’être dans un rêve, dans des conditions de vie particulières, que j’avais imaginé une sorte de porte de sortie en cas de danger extrême, un moyen de me réveiller si les choses tournaient mal après les avoir poussées trop loin.

J’habitais alors chez ma grand-mère, dans un vieux château de province, dont certains greniers abandonnés, certaines chambres où l’on n’allait jamais, fournissaient un matériel facile à mes rêves. Le grand escalier laissait un vaste espace vide surplombant un vestibule dallé. Lorsque je voulais en finir avec un rêve trop dangereux, j’enjambais la rampe du grand escalier à mi-hauteur du premier étage et je me jetais sur le dallage de pierre du rez-de-chaussée ; la chute n’était que de quelques mètres, elle ne présentait aucun danger, mais le choc suffisait pour m’éveiller tout aussitôt.

Il me semble bien que rien, dans la réalité, ne correspondait à cette manœuvre, et que, sans avoir recours à la clé des songes symbolique du professeur Freud, mon calcul était tout aussi conscient que celui d’un être éveillé.

Je ne crois pas, en effet, que le rêve corresponde toujours à une infériorité psychique analogue à celle que l’on observe dans les maladies nerveuses, où il s’agit de découvrir l’origine latente d’une obsession apparente, pour la guérir.

Il y a des rêves de toute nature, de tout ordre et de tout degré, et je crois que trop de systématisation en ces matières rétrécit étrangement le sujet.

Ce qui me paraîtrait autrement intéressant dans cet ordre de recherches, ce serait de dégager les raisons de l’instantanéité du rêve en dehors des notions quotidiennes de temps et d’espace. Il y a là, je crois, sur la réalité de notre conscience, une porte fermée qu’il serait intéressant d’enfoncer.
 
 

–––––

 
 

(Gaston de Palowski, « Les Livres, » in Les Annales politiques et littéraires, n° 2212, dimanche 15 novembre 1925 ; Pierre Puvis de Chavannes, « Le Rêve, » huile sur toile, 1883)