LE MYSTÈRE DE LA FREIA
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CONTE MARITIME
« Il me fut donné, dit Kerdren, le commissaire de marine, d’accoster, une fois au moins, un trois-mâts-barque abandonné.
L’impression que j’eus est étrange et j’en conserve le souvenir.
Êtes-vous jamais entré, au soir, dans une maison inhabitée ?
Il y a quelque corrélation entre les sensations qu’on a et celles que j’éprouvai alors.
Ce trois-mâts-barque conservait une vie-fée inexplicable.
C’était un fameux bâtiment, solide encore et très marin… de cette élégance qui est propre à tous les navires longs-courriers.
Il s’avançait sous ses huniers, fendant l’eau bleue et chatoyante, et d’une allure aussi correcte que si quelqu’un eût gouverné.
Cependant, à plus de deux milles, on se rendait compte subtilement que la roue était sans contrôle.
J’imagine, parfois, un vaisseau, assez semblable à celui-là, condamné par ces dieux marins auxquels les terriens ne croient pas, – auxquels les marins de nos jours se refusent fréquemment à croire, – à errer éternellement sur la surface vide de la mer…
Gémissent-ils, ces vaisseaux damnés ? ces vaisseaux qui n’ont plus leur âme ?
Le mien criait.
Et son appel, sa voix d’au-delà surhumaine nous glaça tous, dans le canot, tandis que nous virions de bord pour lire son nom à l’étambot.
C’était la Freia, d’Hambourg.
Je vous l’assure, nous frissonnâmes, malgré la chaleur du soleil, pourtant torride du Pacifique, à entendre cette plainte étrange, dans le silence presque absolu.
Et je me souviens que nos pas sonores sur le pont déserté me firent l’effet du « pas de Mort » que nous entendons en Bretagne, lorsque l’Intersigne ou l’Ankou s’en vient frapper à nos volets.
Nous parcourûmes l’entrepont, les soutes, les cales, la cabine à la recherche de la source de cet épouvantable cri.
Nous découvrîmes un cacatoès dans une cage, dans la « cambuse, » la cuisine de l’ancien « maître coq. »
C’était cet oiseau qui criait. Il avait soif ; nous le fîmes boire.
Malgré tout, ce fut sans entrain, en nous serrant toujours les coudes, que nous parcourûmes à nouveau les espaces du navire désert.
Le couvert était encore mis sur la table de la cabine. Le capitaine et le second avaient commencé un repas soudainement interrompu.
Les papiers : rôle, connaissement, avaient disparu du coffret. Les porte-manteaux étaient veufs de toute espèce d’embarcation.
Nous ne pûmes découvrir pourquoi, à la suite de quelle tragédie, l’équipage avait déserté.
On ne le découvrit jamais, même plus tard, quand la Freia fut amarrée solidement auprès du môle de Nouméa, dans l’attente des ordres improbables de ses armateurs inconnus.
Et dans le port calédonien, malgré la civilisation, l’ambiance, je conservai, au fond, l’idée que le grand « long-courrier » désert appartenait mystérieusement à l’autre monde des navires.
Pareil fait se produit parfois.
Souvent, cinq ou six ans se passent sans qu’un seul errant solitaire de cette espèce ne traverse les grandes routes de l’Océan. Mais aussi, en la même saison, plusieurs cas se peuvent rencontrer.
Je me trouvais, au mois d’avril, dans mon bureau, à compulser le dossier d’une affaire de vol de casiers et de marques de pêche, lorsque retentit tout à coup la sonnerie de mon téléphone.
C’était le capitaine du port qui me parlait au transmetteur.
J’écoutai d’abord distraitement la communication précise de l’ancien maître retraité, mais un nom me fit tressaillir.
« Vous dites ?… Comment ! La Freia ! vous êtes sûr ?… Quémen ?… Certain ?… »
Il me sembla sur le moment déplacé, presque sacrilège, d’entendre dans cet appareil scientifique perfectionné, dans cette petite boîte savante, ce récit d’événements étranges, tenant du large, de l’irréel et des espaces infinis.
Le rapport du maître était net.
« Le trois-mâts-barque allemand Freia venait de mouiller à l’instant dans le bassin de l’avant-port, avec un seul homme d’équipage. »
Un croiseur auxiliaire français, détaché dans l’Atlantique sud, avait aperçu ce voilier, voguant d’une allure suspecte, à 120 milles de Madère.
Les matelots de l’embarcation qui étaient allés l’accoster avaient trouvé tout en état. Les huniers étaient établis, et les « perroquets » mi-ferlés.
À l’exception d’un gros chat jaune, le trois-mâts se trouvait désert, et il ne restait qu’un canot aux palans des porte-manteaux.
Nulle trace de rixe n’était visible.
La vaisselle, propre, était rangée dans le placard de la cambuse.
Le fourneau était encore tiède.
Tous les papiers du bord manquaient. Comme le baromètre montait, le capitaine du croiseur détacha deux subordonnés pour ramener la prise en France.
Ils n’étaient que deux qui savaient la manœuvre d’un grand voilier. C’étaient le mécanicien chef, nommé Duroc, et un soutier, répondant au nom de Le Guenn, qui avait fait son temps d’escadre comme breveté de timonerie.
Des deux hommes, un seul survivait : le mécanicien Duroc.
Le Guenn était tombé à l’eau en montant dans les enfléchures.
L’officier semblait déprimé mentalement et physiquement. Il paraissait avoir souffert de la dépense d’énergie nécessitée par onze jours de navigation solitaire…
Comment ! Duroc ? C’était Duroc !!! Mon vieux compagnon d’Orient…
C’était probable. Il connaissait tout ce qui touchait la mer.
Être intelligent, positif, grand émetteur de théories, qu’il m’avait développées jadis, en costume plus que simplifié, sous les étoiles des mers de Chine, tel était mon ami Duroc.
Pour qu’un garçon comme celui-là fût déprimé nerveusement, il fallait qu’il eût enduré des tortures inimaginables.
« J’y vais, dis-je au maître de port. Attendez-moi dans le youyou. »
Je raccrochai le récepteur, et je me hâtai de sortir dans la nuit déjà épaissie.
Quelque chose m’avait frappé dans le récit du brave Quémen. Comment expliquer que par calme, – et il faisait calme, ce jour-là, puisqu’il était aux enfléchures, – un ex-timonier de la flotte se fût laissé choir des sous-vergues ?
Je n’étais certainement pas seul à me poser cette question.
Le père Quémen, qui sur l’eau sombre faisait voler notre canot, trouvait lui aussi l’histoire louche.
Il mêlait à ses dires hachés une note de superstition.
« Non, m’sieur Kerdren, c’est pas possible… Et puis aussi… »
Un pétrel blanc raya les ténèbres à ma droite, lâchant son cri désespéré.
Une forme surgit devant nous. Une masse trapue se détacha sur l’écran moins sombre des ténèbres, sembla s’incurver à tribord, et se confondit à nouveau avec la nuit couleur de poix.
C’était le môle que nous doublions. Nous entrâmes dans l’avant-port.
« … C’est tout d’ même drôle que c’ bougre-là… Comment qu’y s’appelait ?
– Le Guenn ! grommela mon vieux compagnon. Non, tout ça, c’est pas catholique… »
Il écréma une crête de vague, des palettes de ses avirons.
« … Alors, c’ Duroc est votre ami ?
– Depuis longtemps..
– Alors, suffit !.. Tout d’ même… Enfin ! J’amarre ma langue. »
Il se retourna sur son banc pour s’orienter.
« Tenez, la v’là annonça-t-il, votre Freia. »
Il était assez difficile, vu l’heure toute proche de minuit, de bien distinguer autre chose que la silhouette du trois-mâts-barque, et cependant je reconnus ses flancs renflés et arrondis.
Les mâts s’enlevaient puissamment sur le velours terne du ciel. Et je vis que les perroquets se trouvaient à demi-ferlés.
Ils se détachaient, effrangés d’une imperceptible lumière, et se renflaient des vergues au mât, énormes poches en demi-lune.
Je me rappelai que le rapport mentionnait qu’ils avaient été découverts ainsi établis.
Duroc ne s’était sans doute pas soucié d’aller les ferler seul.
Tout de même, c’était assez bizarre de laisser ses perroquets ainsi.
À ce moment même, j’aperçus le point rouge vif d’un cigare, trouant les ténèbres à bâbord.
J’appelai :
« Duroc ! Hé ! Duroc !!! »
Le point rouge se déplaça et vint s’arrêter au-dessus du couronnement de l’étambot.
« Hohé, du canot ! Qu’est-ce qu’il y a ? »
La voix me parut comme faussée. Elle tremblait, alors qu’en mon temps l’officier avait possédé un organe au timbre superbe.
« C’est moi, Kerdren.
– Kerdren ? »
Surpris, mon ami répéta mon nom. Mais à sa surprise se joignait une sorte d’angoisse perceptible.
Il se pencha sur la rambarde et étudia l’obscurité.
« Ah ! Kerdren, fit-il d’un ton brusque, je suis content de te revoir… C’est autre chose que j’attendais. Ah ! parole ! je suis bien content…
– Vous pouvez disposer, Quémen, » dis-je en saisissant les élingues qui pendaient du haut de l’arrière.
Duroc m’empoigna le poignet, et il m’aida à prendre pied.
Mais lorsque je fus sur le pont, l’officiel mécanicien parut oublier ma présence.
Il retourna à la rambarde, s’y appuya très lourdement, et considéra mon canot où Qnemen, reprenant les rames, semblait s’éloigner à regret. Portant ses deux mains à ses lèvres, il s’écria furieusement :
« T’as pas entendu, c’ qu’on t’a dit ? Tâche moyen de déguerpir !… »
Puis, comme honteux de sa violence, il tira sur son long cigare, et m’expliqua qu’en ce moment il avait les nerfs fatigués.
« Viens-t-en boire la goutte, reprit-il, en me frappant les omoplates avec une cordialité.
– Alors maintenant, tu… »
Je n’achevai pas. Je me souvenais qu’en mon temps, Duroc mettait un point d’honneur à ne jamais toucher d’alcool.
« … Alors, tu as d’ la goutte à bord ? repris-je pour ne rien laisser voir.
– Et du bon ! D’ l’eau d’ vie d’ trépassés… » ricana-t-il, ce qui de suite me produisit une sensation de malaise indéfinissable.
Je regrettai d’être venu, mais suivis néanmoins mon homme jusqu’en la chambre du trois-mâts.
Elle avait bien neuf pieds carrés. Trois couchettes étroites s’étageaient sur la paroi grise de tribord. Sur la droite s’ouvrait une cabine, la cabine du capitaine. À gauche, une cursive basse qui conduisait à la « cambuse. »
Ces détails me frappèrent soudain.
La vision me revint, précise, de l’accostage en Pacifique de l’Épave-Franche, qui criait. Et avec cette vision, un peu de l’impression d’horreur qui alors avait été mienne.
Sans grande conscience de mes actes, je m’engageai dans le couloir.
« As-tu des allumettes, Duroc ? »
Ma voix sonna étrangement, comme si quelque charme magique avait tout à coup modifié l’atmosphère de la Freia.
« Tu veux fumer ? J’ai des cigares… Et ils ne m’ont pas coûté cher…
– Non ! »
Je pris l’allumette tendue, la frottai contre la cloison et pénétrai dans la « cambuse. »
Il sembla que mille casseroles y réverbéraient la lueur.
Les yeux de Duroc à la porte étaient immenses, ronds et brillants.
Il dut me juger un peu fou. Aussi bien l’étais-je peut-être.
Vite, je levai mon allumette, afin d’éclairer le plafond, et j’aperçus en son milieu un crochet rouillé, effrité, sous le vernis de poussière et de suie qui le recouvrait.
« Là ! fis-je, y avait-il quelque chose d’accroché à ce clou, Duroc ?… Une cage avec un cacatoès ?… »
L’allumette me brûla les doigts.
« Qu’est-ce que tu chantes ? »
Je ne parlai que de retour dans la cabine, où la lampe du bord projetait sa grosse tache jaune rassurante.
« Sais-tu que’que chose sur ton trois-mâts ? de son histoire antérieure ? questionnai-je sans transition.
– Non. Qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi ?…
– Eh bien, moi, si ; j’ l’ai déjà vu. Pas la première fois qu’ ça arrive… Y a quinze ans que cette coque d’enfer a déjà joué un tour semblable à son équipage d’alors. J’étais à bord de la goélette qui le ram’na à Nouméa. »
Je lâchai tout ça en pagaille…
Duroc s’accouda en avant, la figure en pleine lumière, et je vis, pour la première fois, à quel point il avait changé.
Il était pâle, sans couleur. Le menton avait tout perdu de sa fermeté coutumière. Les yeux nageaient dans les orbites.
Je crus qu’il serait étonné. Il cligna seulement des paupières.
« Ça m’ surprend pas, dit-il enfin, après c’ que j’ai vu, entendu… »
Il leva son poing, l’abattit avec grand fracas sur la table.
« Faut boire une goutte, vieux, ça qu’est bon !!! »
Il disparut immédiatement dans la cabine du capitaine et dut fouiller dans un placard.
Il revint, au bout d’une minute, tenant un verre de chaque main et une bouteille sous le bras.
Posant les verres, il contempla la bouteille par transparence. L’ombre verte, très lumineuse, fit tache au milieu de son front, comme une horrible cicatrice, un marque honteuse, innommable.
Il secoua doucement l’alcool.
« D’ la bonne eau-d’vie de trépassés !!! » ricana-t-il une seconde fois.
Puis il versa deux demi-verres, avala le sien d’un seul trait et se rassit.
« Un cacatoès ?… »
Il musa :
« Non, mon vieux Kerdren… Cette fois-ci, c’est un gros chat jaune… c’était, plutôt !…
– C’était ? Pourquoi ? Qu’est-il arrivé ? Où est-il ?…
– Évanoui ! Évaporé !! Je n’ l’ai pas vu d’puis l’autre jour, quand j’ l’ai surpris en train d’ tâcher d’ mettre le p’tit canot à la mer.
– Assez ! » Ce fut moi à mon tour qui frappai rudement sur la table. « Duroc ! t’es ivre que j’te dis… Un chat, t’ f… en état pareil ! La pauvre bête doit être à c’t’ heure en train d’ vaquer à ses besoins… s’ cache peut-être. Tu l’as effrayée…
– Se cacher ? »
Il me considéra avec cet orgueil douloureux, l’apanage des damnés de Dante.
« Tu ne sais donc pas, malheureux, que j’ai cinquante fois visité cette coque de fond en comble, avec un maillet et un mètre… qu’il n’y a pas un seul recoin qui ait échappé à mes fouilles.
– À moins qu’elle soit tombée à l’eau, suggérai-je, comme ce pauvre gars. Comment l’appelais-tu, au fait ?… »
Je m’arrêtai en constatant la lueur de démence qui émanait de son regard.
Il prit la bouteille, se versa une rasade à tuer un bœuf et se mit à marcher dans l’espace étroit qui restait entre les coffres et la table.
Je suivis la danse fantastique de son ombre sur les cloisons. Il ralentit et se pencha pour examiner un chromo fixé au mur par des punaises.
L’ombre et la tête se rapprochèrent, comme si toutes deux chuchotaient.
« Pourquoi te soucier de Le Guenn ?…
– Parce que…
– Bast !… »
Et il haussa les épaules dédaigneusement, comme si l’affaire n’avait pour lui la plus minime importance.
« J’ai trouvé leur livre de loch, reprit-il sur un autre ton.
– Pas possible ! Mais on m’avait dit qu’y avait plus un papier à bord.
– C’est très exact… J’ l’ai découvert d’puis sous le matelas du patron. »
Du pouce, il indiqua la pièce entrouverte et y pénétra.
Il fouilla encore dans le noir, grogna et se parla tout seul.
Puis il ressortit et jeta sur la table un épais registre, d’un format commercial commun. Le livre s’ouvrit vers le milieu, montrant une écriture serrée qui courait sans distinction en travers des quatre colonnes…
« Quand j’appelle ça un loch… fit-il, je vais peut-être un peu trop fort. On n’ trouverait pas d’ loch pareil à bord d’un bâtiment à moi. C’est plutôt un journal de bord, et même un journal personnel… Tiens donc… V’là sa photographie… »
Il souleva la couverture et je vis une petits photo, celle d’un gros homme barbu, aux yeux tout ronds à fleur de crâne, vrai type de capitaine allemand.
« Quéqu’ tu penses de l’individu ?
– À première vue, bête et borné, mais qui pourtant devait savoir ce qu’il avait derrière la tête. »
Duroc se fit claquer la cuisse.
« C’est ça même ! Tu l’as bien jugé. Y pouvait pas sentir l’ Chinois. Y s’ doutait pourtant, nom de nom, qu’il aurait pas dû écrire ça, confier sa haine à ce registre…
Néanmoins, c’est plus fort que lui. Il faut qu’il suce son crayon et qu’il s’épanche en ces pages…
Imagines-tu cet abruti, en gésine de composition, gribouillant ses pattes de mouche ?…
– Le Chinois ? Tu parles d’un Chinois ?
– Oui ! Ça d’vait être le cuisinier, sans doute imposé au patron, au retour du Sud-Amérique, par l’agent de ses armateurs… Écoute-moi ça… Je te traduis… »
Il ramassa le gros registre et feuilleta d’un pouce rapide.
« 2 mars : Surouét modéré… etc. »
– Ah ! nous y v’là :
« L’existence d’un homme, à la mer, est de bien minime importance, particulièrement celle d’un Jaune, qui ne compte pas pour le progrès, étant une sorte de barbare… »
– Philosophe et sociologue !… Admires-tu cette concision ? « L’existence d’un homme, à la mer, est de bien minime importance… »
– Ce Teuton était délicieux !
– Attends, ça monte encore plus haut !
« Faudra un jour que j’aie sa peau. Jamais je ne l’entends entrer avec ses sandales de feutre…
Ce matin, en me retournant, l’ai trouvé debout derrière moi.
Il aurait pu me poignarder, sans même que je m’en aperçoive…
– Heur ! Mal ! que j’ lui ai dit comme ça, en lui flanquant ma botte au c… Une autre fois, tu tâcheras de faire plus de bruit en marchant… »
– Un vrai cas de monomanie… monomanie dans un cerveau obtus et pourtant prétentieux.
– Oui… Ça oui… Un gaillard borné que l’imagination travaille… Y peut pas comprendre son « barbare, » dont la civilisation existait trente siècles au moins avant la « Kultur » d’ son Kaiser… Et sa cervelle marche, marche…
Ça devint de la suggestion. V’là maintenant qu’un matelot s’en mêle. Celui-là s’appelle Muller. Il refuse de manger le cinq, sous le prétexte qu’il a surpris le Chinois en train de faire des passes au-dessus de la grande marmite. Y penses-tu ?.. Dis ?… Dans cette chambre ?… »
Duroc continua hâtivement, comme s’il avait senti soudain qu’il n’eût pas dû dire quelque chose.
« … La sinophobie se répand. Le lendemain, c’est le quartier-maître Bach qui commence à sentir le cafard. Écoute :
« Bach est venu m’ trouver. Il se plaint d’être suivi partout, observé continuellement. Y dit qu’Il a le mauvais œil, et qu’Il voit à travers les planches et les cloisons les plus épaisses.
Le Chinois est couché dans son cadre, la figure contre la paroi.
– Pourquoi que tu n’ lui tombes pas d’sus ? » dis-je à Bach.
Il ne répond pas, s’en va seulement à sa couchette, et fouille sous la paille un moment.
Quand il revient, il a l’air tout drôle.
« Herr Gott ! s’écrie-t-il, le Démon ! Y m’a volé mon revolver !… Si ça est vrai, gare à sa peau ! J’ suis maître après Dieu à mon bord. »
– … C’ que j’ plains, moi, c’est le pauvre coolie. Figure-toi à huit cent mille milles de chez toi, tout seul en pleine mer, avec une bande de fanatiques, ivres de peur, qui ont des armes et qui s’apprêtent à s’en servir… Probable que t’aurais ouvert l’œil… L’ pauvre jaune devait s’ douter d’ tout ça « tourné contre le mur sur son cadre… » Sûr et certain que je le plains… Après ça, y a plus que quelques lignes…
« Du lieber Gott ! Voilà la fin… Mon revolver a disparu du coffre fermé où il était. Bach et moi causions ce matin… Pour pas que l’autre ait des soupçons, le quartier-maître lavait par terre… Enfin, y a ’core plus d’un moyen d’ se débarrasser du Maudit…
Bach et moi, là-d’sus sommes d’accord… »
Duroc repose le registre.
« Fini ! fit-il. Le reste est blanc.
– Enfin, voilà toujours au moins un mystère marin d’expliqué. À ta santé, mon vieux Duroc ! »
J’avoue que, pour lors, mon malaise avait complètement disparu.
Mais comme je reposais mon verre, mon ami se leva soudain. Derrière lui, son ombre bizarre se dressa, emplissant la pièce…
Après une minute où revinrent en foule mes appréhensions, tant son allure était étrange, il se rapprocha et toucha le registre du bout des doigts.
« Explique le mystère, Kerdren… Alors, tu n’as donc pas compris ?… Mais il n’est même pas effleuré ; effleuré, Kerdren, entends-tu ? »
Son débit, violent, se hachait.
Il se rassit et se pencha, tendant vers moi un doigt rigide.
« Qu’est-il arrivé, selon toi ?
– Dame ! j’imagine que le Jaune eut aisément raison des Boches… C’est lui qu’avait les revolvers !
– Et qu’il flanqua tous les cadavres par-dessus bord ! Alors, tu crois…
– C’est évident. Clair comme le jour.
– Et ce furent eux, s’ pas, qui revinrent le flanquer à l’eau à leur tour… une fois qu’ils furent bel et bien morts ? ! »
Il raillait.
« Mais, non ! De remords, il s’est suicidé, voilà tout… »
Le doigt demeurait immobile.
« Je sais, moi, si tu ne sais pas…
Le Chinois les immergea tous, mais il avait été atteint et mourut d’un coup à la tête. Ce dut être un coup formidable. Un coup d’anspect, probablement.
– Bah ! t’aurais trouvé son cadavre, oh ! Sherlock Holmes que tu es !…
– Je sais, te dis-je !!!… Tu te souviens que, pas une seule fois dans ses lignes, le patron ne parle d’un chat… d’un chat jaune… tu te souviens bien ?
– Duroc, suppliai-je, laisse ça ! Pourquoi diable veux-tu qu’il en parle ?
– C’est vrai ! Pourquoi diable, en effet, puisqu’il n’y avait pas de chat tant que lui vécut à son bord.
– Et puis, n’importe… »
Je pris ma montre et la remis dans mon gousset.
« Si tu veux, fis-je, on va partir… Il faut que je sois au bureau d’assez bonne heure, demain matin. Je t’offre l’hospitalité. »
Il ne répondit d’abord rien. Sa main retomba sur la table. Puis il se pencha en arrière, fixant la lueur de la lampe.
Ses yeux clignèrent plusieurs fois.
« Y a des chances pour qu’il fût Mandchou. »
Duroc se parlait à lui-même.
« C’est chez eux que s’est conservée le mieux la magie primordiale. Te rappelles-tu à Hong-Kong ?…
C’est quelque chose d’effrayant que cette transmigration d’âme ! »
J’en avais assez de tout ça.
Semblable à quelque crabe énorme, la main de Duroc s’avançait pour saisir la bouteille de schnick. Mais je fus plus rapide que lui et la jetai par le hublot.
Le « floc » décrut sur l’eau du port.
« Allons ! gourmandai-je en secouant le poignet mou comme une chiffe, t’en viens-tu à terre avec moi ? Autrement de ça, je te couche ?… Tu es ivre, mon vieux Duroc…
– Kerdren, prononça-t-il alors en abaissant les yeux sur moi et en parlant d’une voix lente, t’es idiot si t’es pas capable de juger plus sainement que ça. Je n’ suis pas ivre. Je suis malade. Je ne dors pas depuis des nuits. Et, maintenant, je ne puis plus, plus fermer l’œil… plus jamais… Et tu oses dire, toi !… »
Il bondit, cogna sa chaise sur les planches.
« Tu dis, toi, qui as cessé de naviguer depuis dix ans, qui vis dans une maison stable, qui as le sol sous tes pieds… Reviens-t-en un peu à la mer ! Rapprends qu’il existe des faits qu’aucune intelligence humaine ne parvint jamais à sonder !
Cesse de parler comme un terrien…
Sais-tu où, comment ? dis-le moi, comment Le Guenn a disparu ? Y a-t-il, dans tous tes règlements de gratte-papier qui usurpes le nom de commissaire marin, quelque chose, dis, qui nous l’explique ? »
Il se rassit, me faisant signe de l’imiter, et continua, d’un ton plus sobre, mais plus âpre :
« Cela se passa le soir même du jour où nous nous embarquâmes à bord de ce bateau damné.
J’avais, pendant l’après-midi, gouverné presque tout le temps. Ce n’était pas trop difficile, car le maudit est fin voilier, et, une fois lancé sur une erre, ne se dérange pas de sa route, pourvu que la route soit fixée, tu sais ?…
– Je sais…
– Nous atteignîmes comme ça environ les sept heures. La cambuse contenait des conserves, et Le Guenn savait cuisiner… Ce n’était pas un mauvais gars… Il était grand, mince, albinos… avec une petite moustache. Il prit la roue au premier quart et je descendis dans la chambre.
Tout d’abord, je ne pus dormir. J’entendais ses bottes qui sonnaient sur le pont au-dessus de moi. Il se promenait constamment de quelques pas de long en large. Il se mit à chanter un air…
Parfois, j’entrevoyais son ombre… celle de sa tête plutôt bien découpée sur une tache de lune qui s’étalait sur le parquet… ici, tu vois… ici… ici, contre la porte de la cabine. Elle arrivait par l’écoutille. La suspension était éteinte… Le pétrole était rare à bord. Ils n’en avaient laissé qu’un peu pour une raison ou pour une autre. »
Duroc ses pencha en arrière et désigna du bout du pied les contours de la tache de lune.
« … Je la voyais bien de mon cadre… même couché. Tu me comprends ?
Je devais être presque endormi, quand j’entendis confusément quelqu’un bouger dans la cabine. Puis on chuchota quelque chose pour voir si j’étais éveillé.
C’était Le Guenn. J’ouvris un œil et demandai ce qu’il voulait. Il passa sa tête par la porte.
« La brise mollit, m’expliqua-t-il. Nous pourrions peut-être établir un peu de toile : les perroquets… »
J’avais sommeil, à un tel point que je me souciai peu de ça. Je lui dis d’agir à sa guise.
« J’ vas déferler çui d’artimon… »
Comme il sortait, il grommela :
« Saleté de chat ! »
Puis :
« Monsieur Duroc ! cette sale bête va me rendre fou ! Toujours à s’ frotter à mes jambes… »
Il envoya un coup de pied. Je vis quelque chose de jaune passer dans les rayons de lune. Cela ne faisait pas de bruit, mais semblait flotter dans la nuit ; pas un son ne vint indiquer que ce fut enfin retombé. Comme… Comme… »
L’officier s’arrêta, battit trois mesures sur la table, pour se rappeler à l’observance régulière de son récit.
« … Je m’endormis donc, reprit-il, et je rêvai d’un tas de choses. Je me réveillai en sueur.
… Tu sais combien on est content après un cauchemar de cette sorte de découvrir que tout est faux… ou mieux, que tout est irréel.
Je me retournai sur ma couche, m’installai pour un nouveau somme, mais je m’éveillai un peu plus et me dis que l’heure approchait pour moi de reprendre mon quart.
Vite, je frottai une allumette et je considérai ma montre.
« Le Guenn est un brave garçon de me laisser r’poser comme ça. À moins qu’il ne dorme lui-même !… » fis-je en sautant au bas du cadre et en remontant sur le pont.
Le Guenn n’était pas à la roue. Je l’appelai : « Le Guenn ! Le Guenn !… »
De réponse, je n’en eus point. »
Duroc contait vraiment, alors… Il s’arrêta un long moment, une main en cornet à l’oreille, les pupilles presque révulsées…
« Ce fut là pour la première fois que je parcourus cette coque dans le moindre de ses détails. Je dénichai une lanterne, partis de l’avant de la cale et visitai successivement l’entrepont, le pont, la dunette.
Rien, nulle part ! Rien… ni signe, ni tache… pas une bribe de vêtement. Tu t’imagines que, sans tarder, je fus empoigné aux entrailles… Je parcourus en sens inverse la cambuse, la chambre des cartes, finissant tout contre la quille, sondant les parois et les coins… centimètre par centimètre. Toujours absolument rien !
Je remontai sur la dunette.
Le chat jaune se trouvait assis sur l’habitacle du compas.
Il se débarbouillait les pattes.
Je n’avais jamais remarqué la cicatrice de son crâne qui courait entre les oreilles, une cicatrice toute récente datant de quatre jours à peine. L’aspect en était repoussant, d’un blanc bleuâtre sous la lune.
Je saisis la bête par le cou pour la flanquer par-dessus bord…
Tu sens si j’étais bouleversé !
Or, un chat se cramponne toujours lorsqu’on le saisit de la sorte. Celui-là se laissa aller. Il ronronna et me fixa de ses yeux éclairés par l’astre.
La cicatrice ricanait.
Je le lâchai, mais sur le pont… et m’enfuis jusque dans la chambre. Le matelot l’avait frappé… et, ma foi, je ne tenais pas… »
Une fois de plus, le narrateur s’adressa violemment à moi.
« J’ sais bien cria-t-il. Je sais bien ! Je te parais fou, n’est-ce pas ? à toi qui vis dans une maison, près d’une église et des gendarmes ! Mais j’aurais voulu t’ voir ici… tout seul au déclin de la lune, parmi des ombres fantastiques, alors que l’unique matelot… »
Il fit un geste de la main, entrouvrit ses doigts resserrés et parut lâcher quelque chose d’impondérable dans l’espace.
« Continue, dis-je.
– Oui… Au matin, à la lumière, au grand soleil, je me jugeai comme tu me juges… Je dis « bast, » haussai les épaules… et donnai à manger au chat.
Je me livrai même à la sieste, sur le toit de la chambre, ici. Je trouvai mes peurs ridicules… Je me blaguai… Il faisait jour.
Le soir, ma confiance subsistait… Il en faut pas mal, sais-tu bien, pour mettre à l’envers un esprit réellement positiviste.
Une belle brise continue soufflait. Le baromètre montait toujours. Le trois-mâts filait, incliné très légèrement sur sa quille… sans tanguer presque et sans rouler…
Je descendais m’étendre un peu, me reposer sur ma couchette.
Même en ne dormant pas du tout, cela me f’rait toujours du bien.
… Je tâchai de ne pas dormir, de peur qu’il arrive quelque chose : un grain… une violente rafale… Malgré tout, à plusieurs reprises, je dus un peu « piquer du nez. »
Mais c’était très superficiel. Je tressaillis en entendant quelque chose remuer dans la cambuse.
Je hurlai :
« Tais-toi donc, sale chat !… » et tout redevint silencieux.
Là-dessus, je me retournai, m’appuyai sur le côté gauche, fixant le carré de lumière projeté par la lune sur les planches.
Je regardai pendant longtemps… Je te dis ça pour t’indiquer que je ne rêvais pas alors…
– Continue…
– Mettons, veux-tu bien, que cette table soit la tache ; c’étaient à peu près les dimensions. »
Il place le bout de son doigt au beau milieu du bord de gauche et le dirigea lentement, progressivement, devers le centre…
– … Ici, ce qui correspondrait à la partie juste en dessous du bord extrême de l’écoutille, j’aperçus graduellement l’ombre nette… précise… d’une queue…
Je l’observai qui s’allongeait là-bas, sur les planches, en lumière…
Elle se balançait par moments d’un léger mouvement de pendule…
Quand la pointe en fut arrivée aux deux tiers de la tache de lune, la partie solide de la bête, son ombre… tu me comprends toujours ?… se dessina, énorme et ronde.
Je ne m’expliquai pas comment le chat pouvait se trouver là… Il fallait, pour projeter cette ombre, qu’il soit suspendu dans l’espace…
Il ôta son doigt de la table et, à l’aide de ses deux mains, mises en écran devant la lampe, produisit sur le meuble en bois une ombre comme celle dont il parlait.
« Dam ! je saisis mon revolver caché dessous mon traversin. L’impression de terreur subtile recommençait à m’envahir… Puis, lentement, très lentement, je glissai une jambe par-dessus le petit rebord de mon cadre.
L’ombre, maintenant, ne bougeait plus.
Je te jure que j’agis sans bruit… Mais à peine, m’entends-tu, à peine avais-je détendu un seul muscle que l’ombre changea comme un éclair !… Là, sur le plancher éclairé, apparut le profil d’un homme, la tête en bas, qui écoutait… »
Duroc se leva là-dessus. Devant la porte de la cabine, il se baissa et il frotta une allumette sur la cloison.
« Tu vois, fit-il, tenant la flamme au-dessus d’un trou dans les planches d’une mâchure longue, plutôt. On croirait difficilement qu’un homme devienne assez idiot pour lâcher une balle sur une ombre… »
Il s’en revint et se rassit.
« C’est pourtant là ce que j’ai fait… Il me sembla que tout l’enfer s’effondrait au même moment ! Tu n’as pas idée, mon ami, du tintamarre épouvantable qu’une simple détonation éveille en une boîte comme ici !… Je découvris un peu plus tard que le plomb avait ricoché en abattant dans la « cambuse » une demi-douzaine de casseroles.
En un clin d’œil, j’étais debout… Je suis, tu sais, encore alerte !… Je fus de suite, le torse à l’air, à moitié hors de l’écoutille… les mains posées sur le panneau, mon revolver dans la paume. Sur l’habitacle, mon ombre à moi se détachait en tremblotant. On eût dit une feuille sèche toute prête à quitter son arbre… Pas un chuchotement, pas un bruit dans ce paysage nocturne… L’eau pâle glissait contre la coque sans le plus léger frôlement et, là-haut, les voiles s’enlevaient dans les ténèbres irréelles, comme un trio de spectres blancs.
Tout, d’ailleurs, empruntait à l’astre une teinte fantomatique. Un moment après, je Le vis… sous le bastingage de bâbord… je Le vis, ce chat satanique… qui s’éloignait en ondulant. Il était à dix mètres de moi. Cette fois, je visai longuement avant de presser la gâchette. As-tu jamais vu un nuage de poudre noire sous la lune ? Celui-là s’épanouit tout rond, énorme, comme un ballon pâle. Aussitôt, quelque chose bondit à travers, sans le moindre bruit. Tu m’entends bien ? Oui… quelque chose de plus opaque que la fumée… Une chose qui me parut énorme passa de bâbord à tribord… s’évanouit, volatilisée derrière les bonnettes d’artimon. Comme ça ! »
Duroc claqua ses doigts.
« Après ? que fis-tu ? »
Mon ami m’examina soupçonneusement de dessous ses paupières clignées. Son poing s’éleva pour frapper.
« Tu n’es qu’un !… un !… »
Puis il hésita ; ses lèvres remuèrent bizarrement, un doigt jaillit du poing fermé et gesticula sous mon nez.
« Continue. Après ? répétai-je.
– Je le suivis !… Il m’observait avec une rancœur maussade. Je me sortis complètement et m’avançai sur le rouf de manière à avoir un œil sur les deux bords du bâtiment. Fallait que j’en finisse de suite. Toute ombre qui me parut suspecte reçut une balle immédiatement. J’acculai le suppôt d’enfer contre le beaupré, à la proue… Il se lavait les pattes, Kerdren, sur la rambarde du bout-dehors. Ah ! je ne fis pas de manières. Je collai le canon au crâne, à côté de la cicatrice, et j’appuyai sur la détente. Un déclic. Le chien retomba. Toutes les cartouches étaient brûlés.
Eh bien ! je fus comme assourdi par la détonation absente. Le chat me suivit à l’arrière. Pas moyen de m’en débarrasser… J’allai m’asseoir près de la roue. Il se posa sur le compas et me regarda fixement.
Nous passâmes une heure de la sorte. Finalement, il redescendit et mit la patte dans la jatte que j’avais emplie d’eau pour lui avant le coucher du soleil.
Elle était sèche, alors qu’au soir elle avait contenu un litre. Je n’aurais jamais cru qu’un chat pût lamper tant d’eau en si peu de temps. »
Mon ami s’arrêta encore avec une sorte de lassitude.
« À quoi bon ? »
Il tendit les mains, en un geste de désespoir.
« Je savais, je devinais bien que tu ne voudrais pas me croire. Tu ne peux pas, puisque tu vis maintenant au milieu des villes. Tu es bientôt terrien, Kerdren. Je n’arrive pas à t’ébranler.
Il n’y a pas huit jours que tu grinces des dents sans jamais t’arrêter pour forcer tes yeux à s’ouvrir, à rester ouverts malgré tout !…
Les miens ne se fermeront plus.
Quand je te dis que je l’ai vu, le chat jaune, dans le canot, et que les amarres du palan se trouvaient à moitié larguées.
Tu ris, hein ?
Eh bien, après ça !… il s’enfuit ! fila ! disparut !
– T’as une explication ! Encore ?
– Oui, que je suis ivre, n’est-ce pas ? »
Sa tête pivota brusquement et se tourna vers l’écoutille. Ses lèvres demeurèrent entrouvertes.
Il écouta quelques instants, puis se secoua et poursuivit :
« Je te dis, Kerdren, je te dis que j’ai parcouru cette coque de fond en comble, qu’il n’y a pas un centimètre, un millimètre que je n’aie sondé au maillet, où une souris puisse se cacher. »
Cette fois-ci, il se leva et fit un pas vers l’écoutille. Il demeura la tête penchée, un peu inclinée de côté.
Après environ vingt secondes de cette attitude bizarre, il me chuchota :
« Entends-tu ? »
Au loin, dans le lointain extrême, une sirène égrena sa plainte. Puis le silence de la nuit retomba, profond, infini. La mèche crachotait légèrement au-dessus de moi. C’était tout.
« Si j’entends quoi ? » rechuchotai-je.
Il posa un doigt sur ses lèvres.
« Quelqu’un ! Écoutons !… »
Son ouïe devait être pareille à ses nerfs, car, pour moi, la nuit demeurait tout aussi silencieuse qu’avant.
Mais, tout à coup, il y eut un bruit.
Un murmure mourut au-dehors, quelque part dans l’obscurité. On eût dit qu’un être, une chose s’était laissée glisser à l’eau.
« Tu as entendu ? »
Je dis : « Oui. »
Le tic-tac précis de ma montre arriva jusqu’à mes oreilles. Duroc cassa un de ses ongles contre le pitchpin du panneau. Le malheureux pâlit encore.
« Viens-tu, Kerdren ? s’écria-t-il. Viens-tu, que nous y allions voir ? »
Cette angoisse nerveuse me gagnait. Je le dépassai sur l’échelle. Il ne sortit pas complètement, se contenta de s’accouder au rouffle bombé de la cabine.
« Tu vois bien qu’il n’y a rien. »
Mon assurance était forcée.
« Là-bas ! fit-il, en indiquant les petites lumières de la rive, il y a quelque chose qui nage. »
J’allai plus loin sur le tribord et écoutai attentivement.
« Ce doit être quelque rat d’eau. L’avant-port en fourmille la nuit.
– Kerdren ! regarde derrière toi ! »
Il y avait dans cet appel quelque chose qui me fit frémir, et je suis trempé cependant.
Je pivotai, en sueur froide.
Un chat jaune était immobile, comme un Bouddha de porcelaine, sur la barre du gouvernail.
Je ne dis rien et descendis. Duroc était déjà en bas.
Après quelques instants d’attente, le chat nous suivit à son tour jusqu’à mi-hauteur de l’échelle et nous fixa de ses yeux pâles.
« Je crois simplement qu’il a faim, » dis-je à Duroc.
L’officier, ayant allumé le fanal, alla prendre une tranche de bœuf dans le placard de la cuisine et la jeta à l’animal.
D’un bond, le chat fut sur la viande et se mit à la déchiqueter. Ses muscles jouaient convulsivement sous la peau tendue au poil ras.
Brusquement, ce fut à son tour d’écouter au loin quelque chose.
Quelque chose que les facultés pourtant subtiles de Duroc ne parvinrent point à percevoir.
Le cou se tendait, les oreilles s’aplatissaient des deux côtés, découvrant la hideuse cicatrice. Je considérai mon ami.
Il étudiait l’animal avec une hostilité sourde.
Je le secouai rudement.
« Ton chat, criai-je, est une chatte ! Elle a des petits quelque part. Si elle s’en va, nous la suivrons…
– Tu n’as pas l’air d’avoir compris. Elle s’évanouit comme par miracle. »
La chatte gravissait agilement l’échelle.
Je pris le poignet de Duroc, et je l’entraînai avec moi. La lanterne accrochée à sa taille lui tintait contre les genoux.
Quand nous arrivâmes sur le pont, la chatte jaune était déjà loin… petite ombre à peine visible à l’extrémité du faisceau projeté par notre fanal.
Elle s’arrêta, nous regarda de ses prunelles lumineuses, parut hésiter un instant, en observant notre poursuite, bondit à droite, puis à gauche, puis s’arqua et fit le gros dos, juste au pied du mât d’artimon.
L’instant d’après, subitement, elle avait disparu dans l’ombre dense et absorbante des bonnettes.
« Allons vite ! » criai-je à Duroc.
Lourdement, il m’accompagna, jurant que c’était inutile.
Devant le mât, je détachai la lanterne de sa ceinture et l’élevai à ma hauteur.
« Tu vois bien, rauqua-t-il. Tu vois ? »
Il scrutait d’un air affolé les espaces vides de l’avant.
« Ah ! mécanicien que tu es ! »
Je lui frappai rudement l’épaule.
« Regarde donc là-haut, « pieds noirs » (terme de mépris employé dans la marine à l’égard des chauffeurs-mécaniciens).
Notre gibier était déjà à la hauteur des barres d’hunier. Il gravissait les enfléchures avec une sûreté de mouvement qu’un gabier lui eût enviée.
Son corps jaune se trouvait strié par les ombres mouvantes des garcettes, ce qui le faisait ressembler à quelque tigre minuscule, dans la matitude de la nuit.
Du coup, Duroc ferma les lèvres et les rouvrit pour dire deux mots.
« Nom d’un chien ! »
Et l’instant d’après, il se hissait dans les haubans, la lanterne fixée à la taille.
Je le regardai qui montait plus haut, plus haut, toujours plus haut. Il atteignit les perroquets et se maintint là un instant, les genoux coincés autour du mât.
L’étoile claire de sa lanterne courut le long de la sous-vergue. Puis elle disparut et je vis transparaître soudainement un sac de lumière jaunâtre, comme une sorte de demi-lune ancrée immobile dans le ciel.
Je vis les ombres fantastiques de sa tête et de ses mains se déplacer à l’intérieur de cette sorte de poche formée par les perroquets demi-ferlés.
Des exclamations étouffées et dont le sens m’échappa arrivèrent jusqu’à mes oreilles. Au bout d’un temps, il reparut sur les barres, s’y cramponnant…
« Ça va bien ! les p’tits chats y sont ! Gare là-d’sous, ceux qui ont des têtes. »
J’observai l’avertissement.
Quelque chose claqua sur le pont à un mètre à peine de moi. Je distinguai une vague tache, et ramassai… une sandale.
… Une sandale de paille de riz à semelle épaisse de feutre.
L’autre s’abattit à son tour à quelques centimètres de moi. Pas possible ! Duroc s’amusait à m’utiliser comme cible !
Le mécanicien descendait.
Sous son bras gauche, il transportait tout un étrange assortiment. Il y avait un peu de paille, des papiers, quatre revolvers, un kimono gris, et le tout se trouvait roulé en paquet dans un tablier bleu et sale.
« J’éprouve les mêmes impressions que Dante en sortant de l’enfer, fit-il une fois arrivé.
Et dire que j’accusais la chatte de toute cette série de méfaits. La pauvre bête est innocente… »
Nous nous dirigeâmes vers l’arrière, et nous nous rassîmes à la table.
Duroc rompit notre silence.
« J’ suis content pour lui, le pauvre bougre, qu’il se soit débrouillé comme ça ! Les Boches étaient de telles brutes… Il doit grelotter maintenant quelque part à terre sur les docks, épuisé, ne sachant comment se diriger dans cette ville…
… Comme ça, l’ monde n’est plus à l’envers… Je crois que j’ vais dormir huit jours. Pauvre bougre ! Tu te l’imagines ?
– Oui. Il a dû être pris de frousse quand il a vu à l’horizon la cheminée de ton croiseur… Il songea à s’ cacher là-haut, s’y fit un nid et s’y mussa, emportant les papiers du bord.
Y d’vait sans doute y attacher une importance superstitieuse… tout seul, à huit cent mille milles de son Empire du Milieu… Savait pas lire, probablement…
La chatte le suivit. C’était lui, le dispensateur habituel de caresses et de nourriture.
Je comprends qu’il ait eu soif là-haut… et qu’il ait couru bien des risques pour se procurer un peu d’eau… Enfin, je puis dire maintenant, sans crainte que tu me contredises, que v’là l’ mystère élucidé. »
Duroc leva ses paupières lourdes.
« Non ! Le mystère subsiste quand même… Comment expliquer qu’un marin, un vieux dur-à-cuire comme moi, ait pu naviguer plus d’une s’maine avec un Chinois, sans l’ savoir ?… C’est ça qui est mystérieux !…
Quand j’ pense que, de ses perroquets, il me voyait faire l’imbécile… Ce qui m’ console, c’est qu’après tout, il avait ‘core plus peur que moi !.…
Aaaaaah !… Aaaaaah !… Ce que j’ m’en vais dormir, Kerdren !…
– Je comprends ça… »
Pas de réponse.
« Dis donc, réfléchis-je tout haut. Je m’explique maintenant que Le Guenn soit tombé à l’eau par mer calme. En arrivant aux perroquets, il a dû voir notre Chinois !.. Et sa stupeur a dû être telle qu’il dégringola des sous-vergues… »
Duroc demeurait silencieux.
Je le regardai, étonné.
Sa tête se trouvait renversée et sa bouche ouverte.
Il dormait…
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(sous le pseudonyme de Fred Causse-Maël, in Le Gaulois, cinquante-et-unième année, troisième série, n° 14179 et 14184, mercredi 9 et lundi 14 août 1916 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil L’Âme d’un canon, Paris : Ernest Flammarion, 1917)
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☞ Présentée comme inédite, cette nouvelle a été reprise par Jean d’Agraives vingt ans plus tard, avec des modifications, sous le titre : « Le Chat du Trois-Mâts perdu. »
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JEAN D’AGRAIVES : LE CHAT DU TROIS-MÂTS PERDU
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(Jean d’Agraives, in Vu, l’illustré français, neuvième année, n° 453 et 454, mercredis 18 et 25 novembre 1936. Pour une meilleure lisibilité, n’hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir)
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☞ En réalité, ce texte s’avère être un plagiat de la nouvelle de W. D. Steel, « The Yellow Cat » [Le Chat jaune], paru dans le Harper’s Magazine, en mars 1915.
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WILBUR DANIEL STEEL : THE YELLOW CAT
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(Wilbur Daniel Steel, in Harper’s Magazine, mars 1915 ; cette nouvelle a été reprise la même année dans l’anthologie The Best Short Stories of 1915 and the Yearbook of the American Short Story, Boston: Small, Maynard & Company. Elle a été traduite par Florence Lévy-Paoloni dans l’anthologie de Xavier Legrand-Ferronnière, Les Chats fantastiques, volume 2, Paris : Joëlle Losfeld, mai 2000)

















