Ce que sera la Prochaine « Fraîche et Joyeuse »

 

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Comment Paris sera anéanti

 
 

Notre confrère Le Soir a ouvert une enquête sur la guerre aéro-chimique.

Écrivant à Georges Pioch, Victor Méric annonce la prochaine « fraîche et joyeuse » et nous apprend comment, dans ce cas, Paris serait anéanti. Qu’on en juge :
 

À Georges Pioch

 

Si tu veux, faisons un rêve… un sale rêve. La pluie fouette mes carreaux, et le vent qui se lamente dans la tignasse des arbres fait battre mes volets. Des bataillons de parapluies se répandent en larmes dans les allées des cimetières. La nature pleurnicheuse suscite et favorise les cogitations funèbres. Faisons donc un rêve, un sale rêve… Rêvons à la guerre.

Surtout, mes amis, n’allez pas vous récrier. Mettez un frein à votre indignation. Je pense, j’espère que la chose n’est pas pour demain, qu’il sera possible d’écarter la catastrophe suspendue sur nos crânes. Tout de même, la malfaisance des bipèdes est limitée, et aussi leur sottise. Ils finiront bien par comprendre, tous, les maîtres et les esclaves, les peuples et les dirigeants, les riches et les pauvres, que la guerre ne consiste plus en une série d’opérations localisées sur telle étendue de territoire ; mais qu’elle est devenue un fléau d’universelle dévastation et que nul ne pourra se flatter d’y échapper. La guerre, ainsi que le dit Romain Rolland, sera plus terrible que la peste noire du quatorzième siècle.

Cependant, on a fait reculer la peste. On fera peut-être reculer la guerre.

Mais si la bêtise humaine et, comme le veut Charles Maurras, la méchanceté, l’égoïsme, les passions rendent inévitable l’épouvantable tuerie, oh ! alors ! il est trop aisé de concevoir très nettement, sans un énorme effort d’imagination, comment ça se passera.

Voici. Un beau matin, en dépliant leurs journaux, les citoyens français apprendront que s’accentue la tension diplomatique et qu’il est de plus en plus difficile de résoudre certains problèmes pacifiquement. Certes, ce ne sera pas encore la perspective de la guerre ; mais, comme il ne faut rien laisser au hasard, comme il faut tout prévoir, on commencera par mobiliser gentiment les techniciens, les administrations. On rappellera les officiers de réserve. On enquêtera aux frontières. On entraînera les futurs combattants dans la pratique des masques et des vêtements isolateurs pour le cas où, décidément, ça tournerait à l’aigre. Et, hâtivement, on aménagera tant bien que mal quelques abris précaires, destinés à la population civile.

Puis – ce ne sera plus un beau matin, mais une sombre nuit – ELLE s’abattra sur nous, sans prévenir. Elle surgira avant la mobilisation et sans mobilisation, brusquement, dans un coup de surprise. Cette nuit-là, les Parisiens, insoucieux, les uns répandus dans les théâtres, les cafés, les boîtes de nuit, les autres ronflant paisiblement chez eux, d’autres encore au labeur, se verront soudain tirés de leur béatitude par des fracas d’explosions. Baoum ! Paouf !… Que se passe-t-il ?… Une usine qui saute ?.. Le feu ?… Et, tout à coup, le mugissement prolongé et suraigu des sirènes, des sifflements lugubres dans l’air… Puis la nuit brutale, toutes lumières abolies, la pétarade saccadée de nos pièces de défense, des ronronnements sinistres sur nos têtes. Un tumulte affreux, un tintamarre infernal où tous les bruits du monde se donneront la réplique. Au ciel, des lueurs fugaces, des boules bleues, rouges, vertes. Un immense feu d’artifice. Et, par endroits, sur le sol, des jets de flamme poignardant les ténèbres déchiquetées.

Dans les maisons, dans les restaurants, dans les lieux où l’on rigole, partout, des ombres tâtonnantes, les mains en avant, et des clameurs d’épouvante : « Ils sont là… Ils attaquent !… Les gaz !.. Les gaz !… » Les femmes prennent leurs petits et les serrent contre leur poitrine ; les vieux, genoux tremblants, se blotissent dans un angle, contre un mur. Les homme se précipitent. Pas dans les caves. Il y a danger !… Dans les rues, vers les abris ?… Où sont les abris ? Et les masques ? Et toujours la même clameur impuissante. Ils sont là… Ils attaquent… Ils seront là, en effet… Baoum !… C’est une charmante bombe « Elektron » qui vient de s’assouvir. De la maison éventrée jaillit un tourbillon de flammes rouges, quelque chose comme l’éruption d’un volcan. Tout le quartier est secoué d’un tremblement. Les maisons voisines vacillent. Dans la rue ensanglantée et incendiée, des formes vagues qui courent, rampent, glissent, s’affaissent… À une fenêtre, une femme, enjambant le balcon, saute dans le vide…

Un long grelottement d’épouvante parmi les détonations qui se répercutent dans une atmosphère d’horrible chaleur. L’air devient irrespirable. On ne voit pas la fumée épaisse. On la sent qui vous monte à la gorge. Et, de tous côtés, à droite, à gauche, des geysers de feu, fusant vers le ciel balafré d’éclairs livides.

Dix minutes, seulement. Ça n’a pas duré plus de dix minutes. Mais des quartiers entiers flambent. Mais les êtres humains, en proie au vertige, affolés, désaxés, se ruent hors de la ville, fuyant la mort qui pleut des nuages. Personne pour les arrêter, les ramener. Pas d’ordres. Pas de directives. Qui dirige la défense ? Que fait le Gouvernement ? Est-ce qu’il y a encore un Gouvernement, une autorité ? Des ministères brûlent, des églises brûlent, des pâtés de maisons s’écroulent. L’enfer est là, sur tous les fronts et sous tous les talons…

Peu à peu, le bruit s’éteint. Quelques abois de canons. Ils sont partis. Ils sont passés ! Mais tout n’est pas dit. Ce silence est encore plus redoutable que la tempête. Car aux coups de gueule des explosions succède la perfidie des poisons. Les gaz ! les gaz ! Les misérables oiseaux de mort ont inondé la capitale d’ypérite, de phosgène, de lewisite… est-ce qu’on sait ? La mort, sale, hypocrite, se glisse dans tous les coins. Des spectres roulent dans la nuit sur les trottoirs, sur le pavé… On se bat férocement autour des bouches du métro. Des grappes d’humains assiègent les arbres, se hissent sur les branches, dans l’espoir insensé d’échapper aux gaz qui rampent. Et toujours la nuit, la nuit gluante, déchirée par les incendies qui se propagent. Des cris, des appels. Un fantôme, les mains au ventre, qui hurle de douleur. Une femme folle de terreur, qui prend son bébé et lui fracasse le crâne contre un mur…

Mais qu’est ceci ? Une auto. Des gens qui fuient, qui croient pouvoir s’enfuir. Ah ! non ! La foule s’est ruée en avant. La voiture est en lambeaux. Du sang… La bête est déchaînée. Personne n’échappera. S’il faut crever, tous crèveront, les heureux de ce monde comme les malchanceux, les puissants comme les prolétaires, les riches comme les pauvres.
 

*

 

Le jour blême est descendu, éclairant faiblement des décombres fumants. Il y a des cadavres dans toutes les rues, parmi les pavés défoncés, étalés dans les débris, recroquevillés dans la poussière. Des moribonds gémissent sourdement. Des larves se traînent. Paris agonise, lamentablement, entouré de vapeurs opaques où crépitent des étincelles bleues. Par endroits, c’est comme un immense punch. Et dans ce Paris chaotique, qui rend ses entrailles de pierre, se garnit de gueules béantes, de trous noirs, de crevaisons d’égouts, plus un être vivant. Tout ce qui a pu fuir s’est lancé sur les chemins, vers les banlieues Sud et Ouest loin des carnages, là où l’on respire. Ils ont tout laissé, tout abandonné, foyer, argent, famille. Il n’y a plus de pères et plus d’enfants, plus d’hommes et plus de femmes, plus de vieux et plus de jeunes. Des hordes. Sauve-qui-peut ! Les uns sont en pantoufles, un manteau jeté sur leur pyjama ; d’autres en chemise, demi-nus. Et ils vont, ils vont. Où ? ils ne savent pas. Ils fuient l’horreur qui galope derrière eux. Ils fuient Paris qui brûle et qui s’écroule, Paris plein de puanteurs morbides…

De loin en loin, ils lèvent les yeux vers le ciel, dans la hantise des bêtes de sang des oiseaux de destruction. Ceux qui se retournent vers la ville demeurent pétrifiés devant le spectacle hallucinant d’un Paris assiégé par le feu au ciel et vomissant le feu de la terre. Ils ont comme la perception de la fin du monde. Le déluge de sang.

Mais demain, après-demain, il faudra manger. Alors, les hordes se précipiteront sur les fermes, dans les champs, dans les maisons, pillant les villages et les hameaux, saccageant tout sur leur passage. La faim après la peur. Tous les instincts de l’animal primitif libérés. Batailles sur les routes. Ils décrocheront de l’arbre la massue préhistorique. Ils se réfugieront, le soir venu, dans quelque trou, anxieux, guettant l’ombre d’où peut surgir l’adversaire affamé. Ils se tiendront là, farouches, prêts au meurtre, tapis dans leurs cavernes.

Triomphe de la brute, dans l’éboulement de toute pensée et de toute volonté. Le saut dans la vieille sauvagerie.

La « der des der » qui se déroule.

Pendant ce temps, d’un de nos centres d’aviation, les oiseaux de meurtre – les nôtres – prendront leur vol, frais et dispos, avec leur cargaison de bombes et de poisons, vers la capitale ennemie, vers d’autres enfants, d’autres femmes, d’autres vieillards…

Le tableau est poussé au noir ? Taisez-vous. C’est à peine une esquisse, rapide, inachevée. Folie ! ajouterez-vous, fantaisie d’un feuilletoniste en délire ! Moi, je veux bien. Mais, alors, c’est aussi un fou, le professeur Langevin, qui nous dit qu’il suffit de cent avions porteurs d’obus asphyxiants pour anéantir Paris ? C’est un fou, le comte de Halsbury qui affirme que : quarante obus de diphynyleyanorcène peuvent détruire la population entière de Londres ? C’est un fou, le major Nye, qui prétend que deux avions seulement, emportant six cents bombes à gaz de cinq livres, pourront gazer un espace aussi grand que Londres et ses environs ? C’est un fou, le général Von Altrich ? Un fou, le professeur Meyer ? Des fous, tous les professionnels, les techniciens, les savants qui ne cessent de nous crier que la prochaine guerre des gaz, c’est l’extermination totale, les villes culbutées les unes sur les autres, le retour à la barbarie, la fin de tout !

Les sages, ce sont évidemment ces légions d’imbéciles heureux qui ne savent rien, ne veulent rien savoir et continuent à savourer en toute quiétude leur apéritif. Les sages, ce sont ces esprits forts à qui on ne la fait pas et qui « rigolent, » qui « rigolent » spirituellement – comme si on ne leur réservait que des gaz hilarants, idoines aux tortillements de leur épigastre.

Puisse cette sagesse ne pas nous conduire directement à la démence universelle et irrémédiable !
 

*

 

Avec ça, mes volets claquent plus fort sous le vent qui redouble. La pluie cingle mes vitres avec fureur. Évadons-nous de ce cauchemar.

Si vous croyez que c’est amusant de jouer les Jérémie.
 

(DIMANCHE, JOUR DES MORTS)

VICTOR MÉRIC.
 
 

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(in Bastia-Journal, républicain quotidien, quarante-cinquième année, n° 18245, lundi et mardi 25 novembre 1930 ; Otto Dix, « Sturmtruppe geht unter Gas vor » [Assaut sous les gaz], aquatinte [détail], 1924)