Florian-Parmentier, dans un ouvrage très curieux : L’Abîme, paru aux éditions Albert Messein, a écrit des choses fort intéressantes sur la prochaine guerre, la « der des der » (la dernière des dernières). Nous en extrayons le passage qui suit :
 

Un monde insolite

 

… Bien que théoriquement cinq tonnes de cyanhydrique eussent suffi pour exterminer en champs clos dix fois la population du globe, la contre-offensive et certaines circonstances imprévues avaient rendu infiniment moins meurtrière l’attaque aérienne. Quantité de projectiles s’étaient noyés dans le cours des fleuves ou s’étaient acharnés sur des endroits déjà ravagés, alors que certains quartiers, mystérieusement immunisés, avaient à peine été touchés. L’un des phénomènes auxquels les augures d’avant-guerre n’avaient point songé était la grande secousse atmosphérique produite par les différences de densité de l’air. La condensation des vapeurs sur d’immenses étendues avait naturellement provoqué des pluies torrentielles et de violentes bourrasques. Les hommes vivaient dans les ténèbres, dans un grondement de tonnerre et dans un déluge perpétuels. Mais aussi l’ouragan, qui semblait tinter le glas du monde, leur portait secours en balayant les gaz délétères.

L’espèce humaine ayant donc résisté au premier choc, la guerre dura. Elle dura grâce à des périodes d’accalmie, imposées par l’épuisement des combattants, leur manque de vivres et de munitions, la nécessité de renouveler un matériel ruineux et compliqué. Ces intervalles où l’humanité reprenait conscience de sa misère étaient d’ailleurs un raffinement de cruauté de la part du destin. Durant ces demi-trêves, on se rendait mieux compte de sa déchéance, on réfléchissait en tremblant à l’horreur de ses actes, à l’atrocité de son calvaire. Le sol n’était plus qu’un vaste campement de nomades, affamés, sordides, maigres carcasses vêtues d’oripeaux. Des chiens étiques, sortis on ne sait d’où, apparaissaient dès que les vapeurs mortelles s’étaient dissipées et, sauvagement, ils se disputaient la chair des cadavres. Les hommes, retournés à l’animalité, ne les écartaient plus. Beaucoup d’entre eux, après avoir dévalisé les magasins, attaqué les entrepôts, pillé les maisons abandonnées, en étaient venus à se jeter sur leurs semblables, sitôt qu’ils les voyaient blessés à mort, pour leur arracher les viscères et en faire leur pâture…

Non seulement les malfaiteurs, échappés des prisons, rançonnaient les isolés et, quand ils étaient en force, assaillaient les convois, mais les avions avaient débarqué un peu partout des détachements ennemis qui, revêtus d’uniformes du pays, armés de l’ultra-mitrailleuse Halgar, et bien protégés contre les gaz, avaient pour mission d’affoler et de terroriser les populations. Ce nouveau procédé de guerre, qui s’était substitué à l’invasion massive, rendue impossible par la concentration rapide et les effets meurtriers des bombardements aériens, avait, en principe, l’avantage de semer la confusion chez l’adversaire en coupant les communications, en désorganisant les services, en contrariant la protection des stocks militaires et des denrées. Mais, comme la tactique avait été vite adoptée par l’ensemble des belligérants, le résultat s’était avéré le même, pratiquement, que si chaque peuple avait tourné contre lui-même ces moyens désastreux.

Les entractes de la guerre chimique ne faisaient, en somme, que modifier le martyre des hommes, et ils le prolongeaient. Les maîtres du fer et du feu, ceux qui, par-dessus les frontières, s’unissent pour fabriquer les engins dont meurent les peuples qui les ont payés de leur misère, ceux-là, de quelque patrie qu’ils fussent, s’étaient, dès avant le conflit, réfugiés et puissamment organisés en Amérique. De là, ils envoyaient leurs cargaisons sur toutes les côtes d’Europe, et l’on remarqua, comme il était advenu en 1914 pour les états-majors, que ces transports de ravitaillement, semblant bénéficier d’un accord tacite, n’étaient jamais bombardés.

Toutefois, un jour vint que les survivants cessèrent de réagir. Une lassitude générale s’empara de l’Europe, où il n’y avait plus un musée, plus une bibliothèque, plus un laboratoire, et dont les épidémies achevaient de faire une gigantesque nécropole. Les prévisions de Branly sur le coût d’une nouvelle guerre (cent millions d’hommes et toute la production du travail et de l’intelligence) étaient sensiblement dépassées pour les pertes en vies humaines, puisque leur chiffre atteignait deux cent vingt millions. Les villes et les villages, à moitié démolis, avaient le fantastique d’un monde pétrifié. Les habitants couvraient la plaine comme une vermine. Dans les commencements, presque tous s’étaient enrôlés, même les femmes, dans les troupes et les équipes de salut public. Mais le bouleversement de toutes choses les avait rejetés, peu à peu, à la vie primitive. Et maintenant les ressorts étaient brisés. On ne voyait plus que des loques traînant sur des ruines. De plus en plus rares, les avions, faute d’aviateurs, cessèrent à la fin de se montrer. Un matin, les vivants furent pris d’un vertige indéfinissable. Tout s’était brusquement aboli autour d’eux. Ils écoutèrent, angoissés, leur regard aveugle tendu vers les lointains, leur mufle avide flairant l’anormal. Un silence formidable planait sur l’Europe.

Alors, dans leurs cerveaux obscurcis, quelque chose trembla, comme s’ils redoutaient que ce silence ne fût encore pour eux une nouvelle menace. Et ils ne comprirent leur délivrance que plus tard.

Pendant quelque temps, une sorte de crépuscule où se respirait l’angoisse environna l’espèce humaine. Décharnés, sordides, rongés de fièvre, les émigrants d’une terre condamnée, et comme plongés dans un mystère marécageux, dans un fantastique déguenillé, errèrent au hasard. Les heures, les jours s’écoulaient sur leur misère comme la rumeur confuse de l’eau sur un noyé. Ils roulaient, inconscients, à travers les choses et les pays qui n’ont plus de nom, fétus de paille emportés par on ne sait quelles puissances obscures et redoutables. La fatigue, la soif, la diarrhée, leurs pieds purulents (ces pieds qui font perdre la tête) fondaient en une souffrance continue toutes leur sensations. Vêtus de vieux sacs, d’étoffes bariolées, d’oripeaux asexués et disparates, ils figuraient, dans leur maigreur, le lamentable cortège du carnaval de la mort.

Au reste, ils traversaient sans fin des cimetières, désormais plus nombreux que les cités, et souvent les cadavres desséchés, les corps sans sépulture, jalonnaient leur route. À se regarder les uns les autres, ils s’étaient persuadés, peu à peu et à l’insu de leur conscience engourdie, qu’eux-mêmes appartenaient à cette espèce de morts qui se meuvent comme des vivants et que l’on nomme des spectres. Ils avaient leur allure, et si jusque-là les spectres n’avaient été qu’un produit de l’imagination humaine, c’est que, sans doute, la nature en travail les attendait pour réaliser en eux ces êtres insolites.

Dans leur déchéance, ils étaient pires que l’homme des cavernes, car le poison qui corrompt le sang des civilisés n’avait pas encore tari dans leurs artères. La pensée éteinte, ils restaient la proie des vieilles habitudes. Ils recherchaient jusque dans l’abjection une sorte de confort, dont la privation ajoutait à leurs souffrances. Le pillage des maisons leur avait procuré de la literie, des sièges, des ustensiles, qu’ils traînaient après eux comme on traîne un boulet. La nourriture, ils l’avaient volée, elle aussi, tant qu’il y avait eu des réserves dans les entrepôts et les boutiques. Mais ensuite, il leur avait fallu dévorer des racines, arracher des bourgeons aux arbres, faire la chasse aux rats et aux corbeaux qui escortaient leur gueuserie, manger des vers et toutes sortes de choses répugnantes.

La Terre, que sillonnaient en tous sens, vraies coulées d’immondices, les tronçons de la horde vagabonde avait comme eux sa lèpre et sa misère. Des points culminants, on l’apercevait tout ulcérée de ruines, de décombres, de choses croupissantes. Un inextricable fouillis jonchait l’étendue morne. Lambeaux sanglants, hardes fangeuses, carcasses brisées, tas funèbre, morceaux de cendres, arbres squelettiques, épaves mutilées, calcinées, dispersées… on eût dit le gigantesque bric-à-brac d’un fabuleux Belphégor chiffonnier. Comme aux origines du monde, l’eau s’était emparée de la surface du sol, suivant les déclivités, remplissant les dépressions, stagnant dans les fonds palustres. Outre que les déflagrations répétées avaient provoqué des pluies torrentielles, les canalisations des villes avaient crevé, les aqueducs débordé. À la longue, les oreilles s’étaient habituées à un bruit tenace de suintement, d’infiltration, de ruissellement, qui déprimait.

Sitôt que s’étaient dissipés les gaz délétères, cette humidité avait donné naissance à une extraordinaire pullulation de moustiques. En sorte que des hommes habitués aux périls les plus formidables et chez qui l’aspect d’un tigre n’aurait sans doute pas provoqué un mouvement de recul, succombaient stupidement sous une simple piqûre de mouche. Au reste, les fermentations avaient contribué à rendre les esprits taciturnes. Les gosses piaillaient, les femmes sanglotaient, les chiens hurlaient ; mais les hommes vautrés entre les roues de leurs chariots démantibulés restaient muets et farouches. Une aigreur sourde, une folie à demi consciente et d’autant plus sinistre, travaillaient ces âmes obscures. Malades, silencieux, idiots, grimaçant ou automates aux gestes somnolents, les vagabonds, caravane de cauchemar, envoûtaient les routes d’une présence maléfique. Un orchestre de bruits croissants et décroissants les accompagnait, rumeurs et clameurs confondues qu’étouffaient des roulements et des piétinements qui, répétés à l’infini par le grondement assourdi des échos, retentissaient encore au-delà des frontières visibles.

Parfois, une joie démoniaque avait soulevé ces êtres équivoques. C’est quand, parmi les ruines, dans quelque salle épargnée par le désastre, gisait ce qui avait fait la prédilection des intelligences raffinées de naguère : des tableaux, des tapisseries, des livres, – surtout des livres. Ils les emportaient dans leur campement, en faisaient des tas, y mettaient le feu, dansaient devant la flamme dansante et l’acclamaient de cris frénétiques.

Des rites barbares, des superstitions primitives étaient sortis du fin fond des vieux âges. L’eau dans laquelle un cadavre avait croupi, la terre ramassée dans un cimetière, les entrailles d’une chouette tuée, la nuit, d’un seul coup de bâton, l’onguent de cloporte macéré dans l’urine, la pierre blanche trouvée au clair de lune et conservée dans le corps d’une taupe ou d’une chauve-souris, avaient été utilisés, avec toutes sortes de pratiques réputées magiques, pour conjurer le sort ou pour, au contraire, diriger son action contre l’obstacle, homme, bête ou objet. Retombé dans l’enfance, l’esprit humain croyait plier les normes au caprice de ses conjurations. Et déjà, ayant oublié la science des relations de cause à effet, le civilisé de la veille menaçait de redevenir tout à fait une créature sauvage…
 
 

 

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(in Les Spectacles d’Alger, hebdomadaire politique et littéraire, neuvième année, n° 22, mercredi 29 mai 1935 ; Otto Dix, « Lens wird Bomben belegt, » pointe sèche et aquatinte extraite du portfolio « Der Krieg, » 1924)