RÉSUMÉ
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Le hasard a fait découvrir au professeur Persikoff, de l’Université de Moscou, un rayon qui a sur les organismes primaires une action vivifiante et procréatrice extraordinaire. Bien que Persikoff ait observé le secret le plus strict relativement à sa découverte, un très important journal de Moscou en a cependant eu connaissance on ne sait comment. Soudain, dans une petite ville de province, une épidémie mystérieuse décime tous les poulaillers, les poules mourant les unes après les autres. Bientôt, la population est atteinte à son tour. Le gouvernement, pour lutter contre ce fléau, prend les mesures les plus énergiques. Un aventurier, Rokk, a l’idée d’utiliser le rayon mystérieux découvert par Persikoff pour repeupler les poulaillers.
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Alexandre Semenovitch mit sa flûte de côté et sortit sur la terrasse.
« Mania ! Tu entends ? Ah, ces maudits chiens… Du diable si je comprends ce qu’ils ont. Qu’est-ce que tu en dis ?
– Est-ce que je sais, moi ? répondit Mania en regardant la lune.
– Écoute, Manetchka, veux-tu venir avec moi examiner les œufs ? demanda Alexandre Semenovitch.
– Tes œufs et tes poules t’ont rendu complètement fou. Repose-toi donc un peu.
– Non, Manetchka, allons voir. »
Dounia les accompagna. Le globe éclairait l’orangerie d’une lumière éclatante. Alexandre Semenovitch ouvrit avec précaution les guichets de contrôle et tous se penchèrent pour voir ce qu’il y avait dans les chambres. Les œufs d’un rouge très vif s’étalaient en rangées régulières sur le blanc plancher d’asbeste ; pas un son dans les caisses ; en haut, le globe de 15.000 bougies ronronnait doucement.
« Je vous promets une couvée épatante, » s’écria Alexandre Semenovitch enthousiasmé ; il regardait tantôt de côté, par les guichets de contrôle, tantôt d’en haut par les larges ouvertures du ventilateur.
« Vous allez voir. Quoi ? N’ai-je pas raison ?
– Savez-vous, Alexandre Semenovitch, dit Dounia en souriant, les paysans de Kontsovka prétendent que vous êtes l’Antéchrist. On dit que vos œufs sont diaboliques. Faire une couvée à la machine, c’est un péché. Même, on voulait vous tuer. »
Alexandre Semenovitch tressaillit et se tourna vers sa femme. Son visage blêmit.
« Non, mais ça, par exemple. Quel peuple ! Qu’est-ce qu’on peut faire avec un peuple pareil. Hein ? Manetchka, il faudra organiser une réunion… Demain, je ferai venir des propagandistes… Je leur tiendrai moi-même un discours. En somme, ici, il nous reste encore beaucoup à faire. On dirait une tanière d’ours, ce pays.
– C’est l’obscurantisme, » prononça le milicien, étendu sur son manteau, près de la porte de l’orangerie.
Le jour suivant fut marqué par des événements étranges et même inexplicables. Au lever du soleil, dans la forêt, les oiseaux, qui d’habitude saluaient l’astre du jour de leur gazouillement puissant et prolongé, l’accueillirent dans un silence absolu. Tout le monde, sans aucune exception, s’en aperçut. C’était comme si l’on attendait un orage. Et cependant, rien ne le laissait prévoir. Les conversations prirent dans le « sovhoz » une tournure étrange et équivoque, surtout lorsqu’on apprit d’après les racontars d’un moujik, surnommé « la dent de chèvre, » insigne instigateur et devin de Kontsovka, que toute la gent ailée, rangée en bataillons, avait déserté Cheremetevo à la pointe du jour, se dirigeant vers le Nord ; c’était tout simplement bête. Découragé, Alexandre Semenovitch perdit toute une journée pour obtenir une communication avec la ville de Gratchevka. Il l’eut enfin et on lui promit d’envoyer dans deux jours des orateurs qui traiteraient deux sujets : « la situation internationale » et la question du « Dobrocour. »
Le soir, il y eut de nouvelles surprises. Le matin, c’était la forêt qui, gardant son silence, démontrait avec la plus grande évidence, combien parmi les arbres le calme paraissait suspect et désagréable ; à midi, ce furent les moineaux qui s’en allaient on ne savait où, mais, le soir, il y eut mieux : l’étang de Cheremetevo se tut. C’était vraiment stupéfiant, puisque le célèbre coassement des grenouilles de Cheremetevo était parfaitement connu à quarante verstes à la ronde. Et maintenant, elles faisaient les mortes. Pas une voix ne parvenait de l’étang, et même la laiche était immobile. Avouons-le franchement, Alexandre Semenovitch perdit la tête. Les langues cependant allaient bon train ; on caquetait derrière son dos, ce qui était extrêmement désagréable.
« En effet, c’est bien étrange, dit Alexandre Semenovitch à sa femme pendant le dîner. Je ne peux pas comprendre pourquoi tous ces oiseaux ont eu l’idée de ficher le camp.
– Est-ce que je sais, moi ? répondit Mania. Ne serait-ce pas à cause de ton rayon ?
– Mania, tu n’es qu’une sotte, et des plus ordinaires, répondit Alexandre Semenovitch en jetant sa cuiller ; tu es comme ces moujiks. Quel rapport entre mon rayon et…
– Mais je n’en sais rien. Laisse-moi tranquille. »
Une troisième surprise les attendait le soir. De nouveau, les chiens se mirent à hurler, et comment ! Les champs baignés par le clair de lune exhalaient un gémissement ininterrompu, un halètement haineux et plein d’angoisse. Cependant, dans l’orangerie, se produisit un événement, cette fois-ci agréable, qui récompensa un peu Alexandre Semenovitch. À l’intérieur des chambres, on entendait dans les rouges coquilles d’œufs un picotement continu. Toc, toc, toc retentissait tantôt dans un œuf, tantôt dans un autre.
Pour Alexandre Semenovitch, ce bruit dans les coquilles fut de la musique triomphale. Il eut vite fait d’oublier les évènements étranges dans la forêt et sur l’étang. Tout le monde se réunit dans l’orangerie : Mania, Dounia, le gardien et le milicien.
« Eh bien ? Qu’est-ce que vous en dites ? » demanda d’un air victorieux Alexandre Semenovitch.
Tous se penchèrent avec curiosité sur les guichets de la première chambre.
« Ce sont mes poussins ; ils frappent de leur bec, continua Alexandre Semenovitch radieux. Vous dites qu’ils n’écloront pas ? Hein ! Eh bien, si, mes amis. »
Son cœur débordait de joie et il donna une tape amicale sur l’épaule du milicien.
« Lorsque vous verrez ma couvée, vous pousserez un de ces cris… Et maintenant, attention et vigilance, ajouta-t-il d’une voix sévère. Dès qu’ils auront brisé leur coquille, informez-moi, sans perdre un instant.
– Bien, » répondirent en chœur Dounia et le milicien.
Taki, taki, taki : c’était un grésillement continuel. Le spectacle d’une vie nouvelle germant sous des peaux fines et translucides était tellement intéressant que toute la compagnie passa de longues heures, penchée sur des caisses vides renversées et contemplant les œufs couleur de framboise qui mûrissaient lentement sous une lumière vacillante et mystérieuse. Enfin vint la nuit, une nuit énigmatique et effrayante, car le hurlement des chiens de Kontsovka, sinistre, nostalgique et incompréhensible, continuait à bouleverser le silence le plus absolu. Qu’est-ce qu’ils avaient, ces chiens enragés ? – Personne ne le savait.
Une nouvelle désagréable attendait Alexandre Semenovitch à son réveil : le milicien, ahuri et confus, mettait la main sur le cœur et jurait tous ses dieux qu’il n’avait pas dormi, et que cependant il ne s’était aperçu de rien.
« L’affaire n’est pas claire, assurait-il, mais ce n’est pas de ma faute, camarade Rokk !
– Merci, merci, je vous remercie de tout mon cœur, grommelait Alexandre Semenovitch. À quoi pensez-vous, camarade ? Pourquoi vous a-t-on mis ici ? Pour surveiller ? Eh bien, voulez-vous me dire ce qu’il en est devenu. Ils sont éclos ? Donc, ils se sont enfuis. Probablement vous avez laissé la porte ouverte, et puis vous êtes parti. Rendez-moi mes poussins.
– Je ne suis pas parti. Je connais bien mon devoir, répondit le milicien offensé ; vous avez tort de me faire des reproches, camarade Rokk.
– Et alors, où sont-ils ?
– Mais comment voulez-vous que je le sache ? répondit l’autre, furieux. Essayez de surveiller les poussins. D’ailleurs, ça ne me regarde pas. J’ai été chargé de garder ces boîtes pour que, des fois, on ne les escamote pas et je remplis bien mes fonctions. Les voici, vos boîtes. La loi ne m’oblige pas à faire la chasse à vos poussins. On ne l’a pas vue, votre couvée. Probable qu’il faut s’acheter un vélo pour les poursuivre, et encore… »
Alexandre Semenovitch, un peu perplexe, bougonna encore quelques mots et tomba dans un état de stupéfaction absolue. En effet, toute cette histoire paraissait étrange. Dans la première chambre qui avait été chargée avant les autres, il ne restait que deux œufs cassés : les plus proches du foyer du rayon. Même, l’un d’eux avait roulé un peu de côté. Les coques jonchaient le plancher d’asbeste juste sous le rayon.
« Du diable, si je comprends, murmura Alexandre Semenovitch. Les fenêtres sont fermées, et pourtant ils n’ont pas pu passer à travers le toit. »
Il renversa la tête et regarda en haut vers les larges trous dans l’armature vitrée du plafond.
« Mais pensez-vous, Alexandre Semenovitch, s’étonna Dounia, les poussins ne volent pas. Ils sont quelque part ici. Glou, glou, glou. »
Elle les appelait en furetant dans tous les coins de l’orangerie, qui étaient encombrés de pots à fleurs, de planches et de bric-à-brac. Les poussins ne répondaient pas. Pendant deux heures, tous les employés du « sovhoz » tournèrent dans la cour à la recherche des poussins fugitifs : on ne trouva rien. La journée fut très mouvementée. Pour renforcer la surveillance, le gardien du « sovhoz » reçut l’ordre très sévère d’examiner tous les quarts d’heure les guichets et de prévenir Rokk en cas de besoin. Il s’installa renfrogné près de la porte, tenant sa carabine entre les genoux. Alexandre Semenovitch, à cause de tous ses ennuis, ne put se mettre à table qu’à une heure passée. Après le dîner, il sommeilla à l’ombre, étendu sur le ci-devant canapé des Cheremeteff, but ensuite quelques gorgées de kwas et passa dans l’orangerie pour s’assurer que tout y était en ordre. Le vieux gardien, couché à plat ventre sur une natte, fixait en clignant des yeux le guichet de contrôle de la première chambre. Le milicien veillait à son poste. Mais il y avait du nouveau : dans la troisième chambre, chargée plus tard que les autres, les œufs commençaient à siffler comme s’il y avait quelqu’un qui geignait dans les coquilles.
« Et voilà, ils mûrissent, dit Alexandre Semenovitch ; ils mûrissent, il n’y a pas de doute. Tu vois ? demanda-t-il au gardien.
– Oui, c’est tout à fait extraordinaire, » répondit celui-ci d’un ton parfaitement ambigu, en hochant la tête.
Alexandre Semenovitch resta quelque temps à contempler les chambres, mais comme aucun poussin ne sortait de sa coque, il se leva, se détendit et déclara qu’il ne sortirait de chez lui que pour prendre un bain dans l’étang ; en cas d’urgence, on pouvait l’appeler immédiatement. Puis il passa en courant dans la chambre à coucher, où l’on voyait deux lits étroits à ressorts et des monceaux de pommes vertes entassées sur le plancher, se munit d’une serviette éponge et, après une brève réflexion, prit aussi sa flûte pour en jouer sur la berge de l’étang. D’un pas agile, il sortit du palais, traversa la cour du « sovhoz » et, le long d’une allée de saules, se dirigea vers l’étang. Il marchait joyeusement, en agitant la serviette, sa flûte sous le bras. Le ciel déversait une lumière torride à travers les saules ; le corps brûlant d’Alexandre Semenovitch réclamait la fraîcheur de l’eau. À sa droite s’étendait un terrain en broussailles ; il y cracha en passant. Et aussitôt, tout au fond de ce taillis d’herbes pulpeuses, un bruissement se fit entendre comme si quelqu’un y traînait une solive. Il ressentit un petit choc désagréable au cœur, tourna la tête vers les broussailles et les regarda avec étonnement. Le frôlement cessa ; la surface unie de l’étang et le toit gris de la cabine scintillèrent au loin ; quelques cigales voletèrent devant ses yeux. Déjà, Alexandre Semenovitch se préparait à tourner pour traverser le petit pont en bois, lorsque soudain le même frémissement se répéta, accompagné de halètements saccadés et sifflants : on eût dit une locomotive laissant échapper sa vapeur et son huile. Alexandre Semenovitch tendit les oreilles et fouilla des yeux l’enchevêtrement inextricable des mauvaises herbes.
« Alexandre Semenovitch, » retentit à ce moment la voix de la femme de Rokk ; sa camisole blanche surgit dans le framboisier et disparut pour réapparaître aussitôt. « Attends-moi, je vais me baigner aussi. »
Elle se dépêchait vers l’étang, mais Alexandre Semenovitch, fasciné par les broussailles, ne lui répondit pas ; il voyait une espèce de poutre couleur gris-olive qui se levait de là, se gonflant à vue d’œil. Des taches humides et jaunâtres paraissaient la couvrir tout entière. Elle s’étira, flexible et sinueuse, et bientôt dépassa la cime d’un saule recroquevillé qui poussait à côté… Puis le sommet de la poutre se replia, se pencha un peu… elle ressemblait maintenant à un long poteau électrique comme il y en a à Moscou. Mais elle était trois fois plus épaisse qu’un poteau et beaucoup plus belle à cause de son tatouage d’écailles. Alexandre Semenovitch, ne comprenant encore rien, regarda, tout glacé d’horreur, le sommet de cet effroyable poteau et son cœur s’arrêta. Il lui sembla qu’un froid mortel s’était subitement abattu sur cette belle journée d’août et qu’une brume voilait ses yeux comme s’il regardait le soleil à travers son pantalon d’été : tout en haut de la poutre, il y avait une tête. Elle était plate, pointue et ornée d’une ronde tache jaune sur fond olive. Des yeux sans cils, bridés et fixes, s’encastraient dans la carapace de la tête et, dans ces yeux, couvait une férocité absolument inouïe. La tête fit un mouvement comme si elle mordait l’air et la poutre s’écroula dans l’herbe, mais les yeux étaient toujours là ; sans cligner, ils fixaient Alexandre Semenovitch. Alors, tout trempé d’une sueur gluante, il prononça quatre mots tout à fait incroyables ; l’horreur le rendait fou, car les yeux, derrière les broussailles, étaient de toute beauté :
« Non, mais sans blague… »
Et il se souvint des fakirs…
« Oui, oui, c’est ça, les Indes, un panier tressé… un tableau… l’incantation. »
La tête se hissa de nouveau et le tronc émergea des broussailles, Alexandre Semenovitch porta la flûte à ses lèvres, poussa un gloussement rauque et, la gorge serrée, se mit à jouer la valse d’Eugène Oniéguine. Et aussitôt, les yeux dans l’herbe brillèrent d’une haine implacable pour cet opéra.
« Il faut que tu aies perdu la boule pour jouer ainsi au soleil, » cria Mania d’une voix gaie.
Du coin de l’œil Alexandre Semenovitch aperçut une tache blanche, quelque part à droite.
Soudain, un cri inhumain déchira l’air, grandit et rebondit dans le « sovhoz » ; la valse sautilla comme si on lui avait cassé une jambe.

La tête s’élança en avant et ses yeux quittèrent Alexandre Semenovitch, le laissant en paix. Un serpent long de quelques mètres et aussi gros qu’un homme, bondit des broussailles comme projeté par un ressort. Un nuage de poussière tourbillonna vers la route et la valse finit. Le serpent glissa tout près de l’administrateur du « sovhoz, » juste vers l’endroit où se trouvait la camisole blanche. Rokk voyait tout très distinctement ; Mania devint livide et ses longs cheveux se dressèrent à un demi-mètre au-dessus de sa tête, comme des fils de fer. Le serpent ouvrit sa gueule en laissant voir quelque chose ressemblant à une fourchette, happa avec ses dents l’épaule de Mania qui s’écroulait dans la poussière et l’enleva à un mètre au-dessus du sol. Mania poussa encore une fois un cri strident. Le serpent se tordit comme une vis immense, sa queue balaya la terre et il commença à broyer sa victime. Elle ne criait plus, mais Rokk entendait le craquement de ses os. La tête de Mania vacilla en haut, sa joue serrée tendrement contre le cou du serpent. Un filet de sang coula de sa bouche, un bras arraché roula par terre et des fontaines de sang jaillirent de ses ongles. Alors, le serpent ouvrit la gueule en disloquant ses mâchoires, et appliqua sa tête à celle de Mania qui fut lentement engloutie comme une main disparaissant dans un gant. Le souffle du reptile était si chaud qu’il brûlait le visage de Rokk, et sa queue faillit le renverser.
C’est à ce moment précis que les cheveux de Rokk blanchirent. Le côté droit d’abord, puis le côté gauche de sa tête, plus noire qu’une chaussure bien cirée, se couvrirent d’argent. Pris de nausée mortelle, il parvint à s’arracher de la route et se mit à courir, ne voyant rien autour de lui : son rugissement sauvage s’envolait à tous les vents…
CHAPITRE IX
LE FOUILLIS VIVANT
L’agent de la Guépéou à la station Douguino, Chtchoukine, était un homme très courageux. Il dit d’un air pensif à son camarade, le roux Polaitis :
« Eh bien, on y va ? Amène une motocyclette. »
Il fit une pause et, s’adressant à l’homme assis sur le banc :
« Mais laissez donc votre flûte. »
Mais l’homme aux cheveux blancs assis sur le banc dans le bureau de la Guépéou de Douguino tenait toujours sa flûte en tremblant de tous ses membres. Il répondit par des sanglots et des mugissements. Chtchoukine et Polaitis comprirent alors qu’il fallait la lui arracher. Les doigts de l’homme étaient soudés à la flûte. Chtchoukine, doué d’une force énorme qui aurait fait honneur à un athlète, commença à lui redresser les doigts l’un après l’autre. La flûte fut déposée sur la table.
Cela se passait par un beau matin ensoleillé, le lendemain de la mort de Mania.
« Vous irez avec nous, dit Chtchoukine à Alexandre Semenovitch ; vous nous indiquerez l’endroit. »
Mais Rokk recula plein d’horreur et se couvrit les yeux avec les mains ; une effroyable vision le tourmentait encore.
« Il faut nous indiquer l’endroit, ajouta sévèrement Polaitis.
– Non, laisse-le ; tu vois dans quel état il est.
– Laissez-moi aller à Moscou, demanda en pleurant Alexandre Semenovitch.
– Comment ? vous ne voulez pas retourner dans le « sovhoz » ? »
Pour toute réponse, Rokk se cacha de nouveau le visage et ses yeux chavirèrent d’effroi.
« Eh bien, soit, résolut Chtchoukine ; décidément, vous n’êtes plus capable… Je le vois… Le rapide passe dans quelques minutes. Vous pouvez le prendre. »
Un employé de la gare apporta de l’eau et Alexandre Semenovitch se mit à boire. Ses dents cognaient contre les bords ébréchés de la tasse bleue. Chtchhoukine et Polaitis tenaient un rapide conseil.
Polaitis inclinait à croire qu’il n’y avait rien eu du tout et que Rokk avait eu une hallucination qui lui avait fait perdre la raison. Chtchoukine lui, supposait qu’un boa avait pu s’évader d’un cirque ambulant de la ville de Gratchevka. Leurs paroles pleines de méfiance parvinrent jusqu’aux oreilles de Rokk et lui firent reprendre ses sens. Il se souleva et tendit les bras comme un prophète de la Bible :
« Écoutez-moi, clama-t-il, écoutez. Pourquoi doutez-vous de mes paroles ? Elle fut. Où est-elle à présent ? Où est ma femme ? »
Chtchoukine devint grave et se tut. Il expédia un télégramme à Gratchevka. Un troisième agent reçut l’ordre de surveiller Rokk et de l’accompagner à Moscou. Chtchoukine et Polaitis commencèrent les préparatifs de leur expédition. Ils ne possédaient qu’un seul revolver électrique, mais comme défense, ce n’était déjà pas mal : un modèle 1927 à cinquante cartouches ne tirant qu’à une petite distance : à cent pas au maximum ; mais il couvrait un espace de deux mètres de diamètre et y abattait tout ce qui était vivant. Chtchoukine fourra ce brillant jouet électrique dans sa poche. Polaitis accrocha à sa ceinture une petite mitrailleuse très ordinaire, prit des cartouches, et, enfourchant à deux une motocyclette, ils partirent vers Chérémétévo à travers la brume et la rosée matinale.
Ils firent en quinze minutes les vingt verstes qui séparaient la station du « sovhoz. » Rokk avait mis toute une nuit pour faire le même trajet : dans sa peur mortelle, il se cachait à tout moment dans les broussailles. Le soleil commençait déjà à chauffer quand les colonnes du palais, blanches comme si elles étaient en sucre, et entourées de verdure, apparurent sur la colline qui dominait la rivière Top. Un silence de mort régnait autour. Les deux agents couverts de poussière descendirent de la moto, qu’ils attachèrent à la grille avec une chaîne à cadenas. Quand ils entrèrent dans la cour, le silence les frappa.
« Holà, quelqu’un ! » cria Chtchoukine.
Personne ne répondit à sa voix de basse. Les agents, de plus en plus étonnés, firent le tour de la cour. Polaitis était devenu soucieux. Chtchoukine jetait de tous côtés des coups d’œil inquiets, en fronçant ses sourcils clairs. À travers une fenêtre fermée, ils regardèrent dans la cuisine. Il n’y avait personne ; seuls des éclats blancs de vaisselle jonchaient le plancher.
« Sais-tu… dit Polaitis, je commence vraiment à croire qu’il a dû se passer quelque chose… maintenant, c’est clair… une catastrophe.
– Eh là-bas ! Quelqu’un ! Hallo, » criait Chtchoukine et sa voix résonnait sous les voûtes de la cuisine déserte.
« Que diable, grognait Chtchoukine. Il ne pouvait pourtant pas les dévorer tous à la fois. Ils se sont enfuis. Entrons dans la maison. »
La porte du palais était ouverte. À l’intérieur, toutes les pièces étaient absolument vides. Les agents visitèrent la maison entière, entrant partout, frappant à toutes les portes. Ils ressortirent sur le perron et descendirent dans la cour.
« Faisons le tour du palais du côté de l’orangerie, dit Chtchoukine. Fouillons partout. On téléphonera après. »
Ils suivirent un sentier pavé de briques qui longeait des platebandes, traversèrent la basse-cour et aperçurent les carreaux étincelants de l’orangerie.

« Attends, » chuchota Chtchoukine en dégrafant son revolver. Polaitis s’arma de sa mitrailleuse. Un bruit étrange, continu et assourdissant, provenait de l’orangerie. On eût dit une locomotive sifflant au loin.
« Zaou-zaou-zaouzaou-ss-ss-ss-ss… » sifflait l’orangerie.
Polaitis se rejeta en arrière et son visage pâlit. Chtchoukine ouvrit la bouche et resta sidéré, son revolver à la main. Un fouillis inextricable et grouillant emplissait l’orangerie. Des serpents monstrueux rampaient par terre, enroulant et déroulant leurs anneaux, sifflaient et s’enlaçaient en balançant leur tête. Des coques cassées traînaient sur le sol et craquaient sous les corps des reptiles. Un globe énorme d’une force prodigieuse inondait l’orangerie d’une terrible lumière de cinéma.
Trois immenses caisses, qui ressemblaient à des chambres d’appareils photographiques, se trouvaient dans l’orangerie. Dans deux d’entre elles, poussées de travers l’une contre l’autre, il n’y avait plus de lumière. Dans la troisième, un petit rayon couleur framboise vacillait encore.
Des serpents de toutes dimensions se balançaient sur les fils électriques, montaient le long des croisées, se faufilaient par les ouvertures du toit. Un serpent noir et tacheté, long de plusieurs mètres, s’enroulait autour du globe, d’où sa tête pendait comme un balancier. Des serpents à sonnette crépitaient en sifflant et une odeur de pourriture et de marécage se dégageait de l’orangerie.
(À suivre)
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(Michel Boulgakoff [« Роковые яйца, » in Недра (almanach Niedra), février 1925], illustrations de Nicolas Marinovich, in Vu, journal de la semaine, n° 72, mercredi 31 juillet 1929. Cette nouvelle a été traduite par François Cornillot et Alain Préchac dans le recueil Les Oeufs fatidiques, Verviers : Marabout-Gérard, collection « Bibliothèque Marabout Science Fiction » n° 452, 1973)
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