En ce moment où des explorateurs s’efforcent de percer le mystère des régions les plus ignorées du Tibet, il me revient en mémoire une aventure singulière dont un de mes amis fut le héros.

Notre époque très positive est peu indulgente aux croyants qui s’adonnent aux sciences étranges dont l’Orient fut sinon le berceau, tout au moins le suprême refuge. Aussi ne me permettrais-je pas de nommer celui dont je veux parler et qu’une indiscrétion désignerait à des railleries, pénibles aux hommes de bonne foi.

Mon ami, – je le nommerai Marcel, – s’était, dès son adolescence, adonné à l’étude des langues et des littératures orientales. Il avait été l’hôte assidu de ces cours qui naguère rappelaient les plus sinistres solitudes sahariennes et où le plus souvent le professeur ne s’adressait qu’à des passants, désireux de se mettre pendant une heure à l’abri de la pluie ou du froid. Il est vrai que depuis quelques années et grâce à la vogue inespérée qu’a pu obtenir M. de Rosny, les temps sont bien changés. L’Orient et ses mystères commencent à exercer sur nos âmes d’Occident, je ne sais quelle fascination, et on peut rencontrer sur le boulevard plus d’un Parisien qui, sans sourire, se déclare adepte des antiques magies.

Je reviens à Marcel. Nous avions grandi ensemble, et ensemble nous avions évoqué les rêves les plus fous, mais aussi les plus exquis. Si les duretés de la vie m’avaient enchaîné à ce radeau de la Méduse sur lequel chacun ne vit qu’à la condition de dévorer ses compagnons et qu’on appelle l’existence laborieuse du civilisé, Marcel, riche et aventureux, avait pu depuis longtemps déjà s’abandonner à ses goûts de savant et de voyageur. Pendant dix ans, il avait consacré des sommes considérables à la constitution d’une bibliothèque, enrichie des chefs-d’œuvre les plus ignorés, accessibles d’ailleurs à bien peu : car c’était une sélection d’ouvrages relatifs à la science hindoue. Mais un jour était venu où ce platonisme dans l’étude ne lui avait pas suffi ; il avait voulu aller à la source même de ces connaissances dont l’origine se perd dans la nuit des temps.

« Sache bien, me disait-il, que les sciences actuelles ne constituent pas des découvertes, elles ne sont que la résurrection de sciences antiques : avant notre race, il exista des races autant, sinon plus civilisées. Avant notre monde géographique, il exista un autre monde terrestre, d’une configuration toute différente où ce qui est mer était continent, où ce qui est montagne était abîme. Avant l’Asie, l’Europe, l’Afrique, il y eut l’Atlantide, engloutie il y a dix mille ans et plus peut-être, avant l’Atlantide, la Lémurie. Or, tous ces pays, dont aujourd’hui les archipels sont les seuls vestiges visibles, étaient habités par des êtres humains.

Races noires, races rouges, races jaunes, alors maîtresses du monde, possédant tous les secrets de l’industrie… ces ancêtres ont connu la vapeur, l’électricité… Lis Dutens et tu seras convaincu. Mais plus encore, ils étaient parvenus à ce point de science qu’ils avaient réussi à s’emparer de forces que nous ne faisons encore que deviner et qu’ils dirigeaient à leur gré ; auprès d’elles, l’électricité, le magnétisme, tels que nous les connaissons, sont des jeux d’enfants. Eh bien, crois-tu donc que dans les cataclysmes qui ont fait disparaître l’Atlantide ou la Lémurie, aient été engloutis tous ces trésors de science ? Non. Comme dans le déluge légendaire que nous racontent les livres hébreux, tous ne périrent pas… et avec quelques-uns des habitants de ces continents, survécurent des annales, des livres, encyclopédie superbe de ces sciences disparues. Ces archives du monde, je sais où elles sont. J’irai les consulter. »

Ces idées paraissaient si excentriques, en raison même de leur nouveauté, qu’un instant je doutai de la raison de celui qui me les exposait. J’essayai de le détourner d’un voyage, – il parlait de s’en aller sur les cimes de l’Himalaya, – qui, selon moi, ne pouvait lui laisser que de douloureuses désillusions. Mieux valait garder cette foi, qui le rendait heureux que de risquer de la perdre, en voulant trop l’éprouver.

Tous mes raisonnements furent impuissants. Marcel partit. Je savais vaguement qu’il prétendait avoir la certitude de l’existence de personnages mystérieux, sortes de prêtres, de lamas solitaires qui vivaient sur les hauteurs glacées des montagnes tibétaines et qu’il se flattait d’arriver jusqu’à eux, de s’offrir comme élève, et, le fallût-il, qu’il passerait des années entières auprès d’eux.

Pendant la première année, je reçus une lettre : il disait être en voie de réussite ; il ne donnait aucun détail, mais en somme paraissait heureux et satisfait. Je ne pouvais souhaiter mieux.

Puis les mois, les années passèrent, sans m’apporter aucune nouvelle. Où était-il, avait-il succombé à quelque accident ? Je m’enquis aux ministères compétents. On n’avait rien appris. Le plus vraisemblable, c’était en somme que, saisi par le démon de la science et des voyages, il se souciait fort peu de l’ancien ami qui trimait toujours sur la galère parisienne. J’en éprouvais quelque chagrin, mais qu’y faire ?

Ce qu’il me reste à raconter est si étrange que je ne puis obliger mes lecteurs à me croire. Et cependant, dans tout ce qui va suivre, pas un mot ne sera écrit qui ne soit l’expression la plus parfaite de la vérité. Je tiens seulement à bien établir que je jouis de toute ma raison et que je ne suis pas homme à prendre une hallucination pour la vérité.

Un soir que j’étais seul dans ma chambre, travaillant, comme l’homme du Corbeau d’Edgar Poe, sur quelque manuscrit, j’entendis au-dessus de ma tête comme un son de clochette. En vérité, cela ressemblait plutôt à la vibration d’un cristal éloigné, douce et claire à la fois.

Je relevai la tête, surpris, me demandant d’où ce bruit exquis pouvait venir, mais à ce moment, devant moi, sur mon papier, une branchette de fleurs tomba… fleurs inconnues, blanches avec de légères teintes rosées. J’y portai la main, et elles étaient humides de rosée.

Pour le coup, je me dressai à demi, non sans quelque inquiétude : la chambre où je me trouvais était hermétiquement close, et pas une ouverture n’avait pu livrer passage à ces fleurs, fraîches comme si elles venaient d’être cueillies.

Encore résonna le bruit de clochette ; il me sembla alors que ma lampe baissait comme si une main invisible eût tourné le bouton de la mèche et…

Marcel parut devant moi, non tel que je l’avais connu autrefois, non pas vieilli, si je puis dire, mais mûri comme serait un beau fruit en toute la splendeur de sa croissance. C’était bien son visage, mais avec je ne sais quoi qui donnait l’idée du définitif, de la forme arrivée à sa perfection. Il était vêtu non pas à l’Européenne, mais il s’enveloppait d’une longue robe blanche d’une étoffe soyeuse.

Je restai cloué sur mon fauteuil, stupéfait et pourtant moins effrayé. Au contraire, il se faisait en moi une sorte de sédation exquise. C’était une incroyable sensation de bien-être et de repos.

Il me tendit la main :

« Tu ne m’attendais plus, » dit-il.

Sa voix contribuait encore à augmenter cette impression générale de charme et de joie intime ; elle était à la fois chaude et pénétrante, sans une note qui détonât.

« Es-tu donc de retour, lui demandai-je, et depuis quand ? »

Il sourit.

« J’hésite à te répondre, me dit-il, tant je crains les sarcasmes de ton incrédulité, non pour moi, – qui ne crains plus rien, – mais pour toi…

– Un seul mot, m’écriai-je, es-tu vivant ?… n’es-tu qu’une apparition, es-tu mort ?

– Je ne suis pas mort, dit-il ; au contraire, je vis deux fois… »

Et comme, dans mon étonnement, l’intelligence de ses paroles ne me venait pas :

« Écoute-moi, dit-il ; je t’ai promis naguère de venir, non pas te révéler des secrets qui, pour si admirables que je les imagine, ne pouvaient être conçus, à la centième, à la millième partie, aussi beaux qu’ils se sont manifestés en ma faveur. Mais me comprendras-tu seulement ?

– Pourquoi non ?

– Eh bien ! entends ceci… je suis moi-même ici, et cependant mon corps est ailleurs, là-bas, dans le monastère de l’Himalaya que je n’ai pas quitté depuis vingt ans… que je n’ai même pas quitté aujourd’hui…

– En effet, pour le cerveau d’un simple civilisé comme moi, la chose est d’une extrême subtilité… Donc, tu es là et pourtant tu es en même temps dans l’Inde, à quelques mille lieues d’ici…

– C’est cela même : ce qui est auprès de toi, c’est ma volonté qui, pour venir à toi, a emprunté une partie de ma force et de ma forme corporelles…

– Est-ce là un de ces secrets que tu as surpris ?

– Surpris, non, mais acquis au prix des plus pénibles sacrifices. Il a fallu que, pendant des années et des années, je renonçasse à ces satisfactions vulgaires que vous appelez des jouissances ; il a fallu que je comprisse que la vie n’était pas cette activité grossière à laquelle on s’adonne ici… il m’a fallu affiner mes sens au point de n’en posséder plus que l’essence, analyser mon corps et ma conscience au point de me rendre maître de la moindre parcelle de l’un et de l’autre… Ne crois pas surtout à d’absurdes pratiques de magie enfantine. C’est par la logique servie par la volonté que je suis parvenu, non tout à fait au but, mais au seuil du temple.

– Alors, tu es immortel ?

– Ne raille pas, c’est le propre des ignorants. Écoute : On peut ne pas mourir. »

Et comme je sursautais devant cette affirmation qui me semblait folle :

« La mort est un passage : il ne s’agit que de savoir le franchir sans secousse. Pour cela, il suffit d’employer toute sa vie à préparer cette mort, si bien qu’insensiblement l’homme passe de l’en-deçà à l’au-delà. Mais, comme tu le dis, cela est trop subtil pour toi. Voici qui te paraîtra plus clair… »

Il prit un encrier sur ma table ; dans sa main fine et comme transparente, je vis le bloc de cristal fondre pour ainsi dire. Il me montra sa main ouverte et vide.

« Tu penses, dit-il, que c’est là de l’escamotage, quelque exercice de prestidigitation ; je ne puis t’en vouloir. Comment peux-tu comprendre que, par la force de ma volonté, je puisse dissocier les atomes constitutifs de la matière, et les projeter à travers un corps dur, comme une muraille ou le bois de cette table, puis, s’il me plaît, les reconstituer, leur rendre leur cohésion ?…

– Tu peux cela ?…

– Ouvre le tiroir de ton bureau. »

Ce tiroir était fermé et je fus quelques instants avant de trouver la clef. Enfin, j’ouvris. L’encrier était là, intact. Je sentis malgré moi un léger frisson… Il s’en aperçut :

« Qu’y a-t-il là d’effrayant ? dit-il ; n’as-tu déjà pas vu, par le galvanisme, le métal se dissocier en molécules infinitésimales pour s’appliquer sur telle ou telle matière qu’on expose à son action ?

– C’est vrai…

– Cette branche de fleurs, c’est moi qui te l’ai envoyée à travers l’espace ; tous ses corpuscules dissociés ont franchi les mers, les continents, les murailles, pour venir se reconstituer sous tes yeux… vois jusqu’aux gouttes de rosée qui les couvraient lorsque je les ai cueillies là-bas, auprès de ma solitude…

– C’est stupéfiant… mais cette science… comment donc la nommes-tu ? Ne peux-tu me la révéler ?

– Il faut la conquérir…

– Mais, du moins, ne peux-tu me la faire concevoir dans son expression la plus haute ?… »

Il sourit.

« Prends garde, dit-il ; si je te la montre, peut-être abandonneras-tu tout pour aller à elle…

– Je n’en ai pas le droit… tu le sais bien. Ignores-tu que je suis père ?

– Moi, dit-il, j’ai pour l’humanité tout entière une âme paternelle… Je te comprends, cependant… mais, du moins, je veux laisser dans ta conscience l’ineffable reflet de l’éternelle vérité… »

Il leva la main.

Alors, il me sembla que je m’abîmais dans un rêve… Les murs de ma chambre fondirent comme en une impalpable et nuageuse fumée…

Je vis, dans un lointain clair comme une matinée d’azur, se dresser une adorable figure, forme exquise et indescriptible de femme, debout, les pieds sur le Lotus sacré… derrière elle, bien loin, un sphinx me regardait de ses yeux où je lisais à la fois un encouragement, un appel et un défi…

Et soudain, je compris… cette figure hiératique, à la fois femme et déesse, humanité et symbole, c’était la Science vers laquelle les temps marchent, pèlerinage sublime des intelligences et des volontés, la Science si séduisante, si adorable que, pour elle, les cœurs d’élite bravent tous les périls… et, murmurant des noms respectés, je tendis mes bras vers elle…

Il me sembla qu’elle me sourit… mais soudain tout s’effaça, tout disparut…

Je me retournai : Marcel n’était plus là…

Je ne l’ai jamais revu… mais bien souvent, je songe au bonheur de ceux qui, s’arrachant aux soucis de la vie vulgaire, se peuvent tout entiers vouer à la Vierge au Lotus.
 
 

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(Jules Lermina, in La Terre illustrée, première année, n° 11, 17 janvier 1891)