Les deux demoiselles s’étaient levées d’un même mouvement : d’un même mouvement, sans doute, avaient-elles éprouvé que la visite avait duré le temps convenable. Elles avaient pris congé avec des sourires humbles, confus, chafouins, et des révérences, et des clins d’œil. Hélène les avait accompagnées jusqu’à la porte et était restée un moment à les regarder s’enfoncer dans le brouillard de la place. Puis elle était rentrée et avait senti sa maison plus sonore et plus vide.

Un long dimanche. Maria était partie dès le matin : c’était son dimanche de sortie complète. Elle dînait chez son frère et ne rentrerait que vers dix heures. Sans la visite de ces demoiselles, Hélène aurait été seule toute la journée. On entendit dehors un roulement de tambour. C’était le tambour de ville, qui, d’une voix aigre d’enfant de chœur, annonçait les objets perdus. « … Il a été perdu un monstre… Récompense à qui le rapportera… » Hélène sursauta parce qu’une bûche rouge s’était brisée en deux dans la cheminée. Puis elle eut un nouveau sursaut : elle venait de comprendre les paroles du crieur, qui résonnaient encore à son oreille. « … Il a été perdu un monstre… » Avait-elle bien entendu ? Peut-être s’agissait-il d’une montre. Une montre se perd plus facilement qu’un monstre. Il n’est personne qui, dans sa vie, n’ait au moins une fois perdu sa montre. Mais un monstre ? Qui aurait pu perdre un monstre ? D’où ce monstre aurait-il pu s’échapper ? D’une baraque de foire ? D’un hôpital ? De la prison où il était enchaîné ? Car peut-être s’agissait-il d’un monstre formidable, d’une espèce de gorille, avec de blanches dents grinçantes et un corps massif et velu. Le crieur s’était éloigné ; on n’entendait plus que le crépitement mœlleux des bûches, dans la cheminée.

Hélène éteignit la lumière et s’assit dans un fauteuil. Elle regardait le feu. Elle ne pensait pas à ses souvenirs, bien que tout ce qui l’entourait ne parlât que de souvenirs. Mais les objets, pour elle, oubliaient vite leur langage et leur signification. C’était une de ces femmes qui pensent surtout à l’avenir et forment constamment des projets. Mais, ce soir-là, elle préférait s’interdire le fiévreux plaisir d’en former aucun. Car son cerveau était aussi un beau cerveau, qui savait, à volonté, ne penser à rien. Sauf, peut-être, au monstre. Elle se leva et se dirigea à nouveau vers la porte de la rue, comme si elle recommençait à raccompagner les demoiselles. « Au revoir, chère mademoiselle… Et vous, chère mademoiselle… Et merci de votre bonne visite… Comme ç’a été gentil à vous deux, cette bonne visite… Vous vous êtes dit : cette pauvre dame doit s’ennuyer. Toute seule, un dimanche… C’est bien, mesdemoiselles, de vous être dit cela, c’est bien, c’est bon, c’est chrétien… Je vous suis très reconnaissante… » Elle ouvrit la porte. La place était silencieuse, pleine de brouillard. Un bec de gaz luisait tout au fond. Il y avait aussi quelque chose à droite qui luisait, deux yeux, un être tapi, immobile, une forme épaisse. Hélène ne poussa pas un cri, mais se sentit brusquement glacée. L’être la regardait, c’était sûr. Il était contre le mur, prêt à bondir. Il devait avoir des tentacules. Car ce n’était pas le colossal quadrumane qu’elle avait imaginé, mais un être flasque, bas de taille, large, proche du poulpe ou d’un crapaud géant ou pareil à ces mendiants mous, faits d’ouate et de chiffons, avec une bouche fendue et des goîtres ballottants, et qui se traînent lamentablement et s’approchent d’une façon répugnante. S’ils connaissaient la répugnance qu’ils inspirent, ils pourraient acquérir une puissance sans bornes, car rien que de peur d’être touchée par eux n’importe quelle femme leur céderait tout, sa robe, son manteau de fourrure, son sac à main, et s’enfuirait, dépouillée, nue, mais intacte.

Le monstre se déplaça lentement le long du mur, puis fit quelques petits sauts en avant, comme un ballon. Hélène ne bougea point, malgré toutes les idées de fuite qui s’agitaient dans ses membres, malgré toute cette répugnance atroce qui peut entraîner un corps au bout du monde, au-delà du monde. Alors, le monstre fut près d’elle, la regardant toujours de ses yeux luisants, mais qui, alors qu’on en distinguait mieux le regard, paraissaient tristes, suppliants et puérils. Tout le visage, d’ailleurs, était puéril, un visage imberbe de porcelaine, livide, opaque. Quant au reste, à la masse du corps, c’était bien ce qu’elle avait entrevu, quelque chose d’enflé et de gluant, avec, repliés sur la poitrine, deux moignons dont on se demandait s’ils étaient capables de s’en décoller pour faire un geste, se tendre en avant, demander l’aumône ou étrangler. Le costume était noir, une blouse noire comme celle des écoliers, luisante elle aussi et répandant une odeur fade, une très ancienne odeur qu’Hélène n’avait jamais retrouvée depuis ses années de pensionnat. Encore un petit bond, Hélène recula, et le monstre était chez elle. Il avait sauté sur le dallage du vestibule. Il frétillait sur le dallage du vestibule, comme un poisson encore vivant sur le pavé des halles. Hélène n’aurait su dire comment la porte s’était retrouvée poussée derrière lui et comment il était entré dans le salon, comment il s’était mis à parcourir les pièces, furetant partout d’un air idiot, sautant, glissant sur le parquet, comment enfin, dans la chambre d’Hélène, il s’était aplati au pied du lit sur la peau d’ours et avait regardé Hélène d’un air infiniment fatigué, comme s’il était arrivé au bout de son effort et n’en pouvait plus. Hélène alors avait compris qu’il était poursuivi, qu’il s’était réfugié chez elle, qu’il lui demandait secours. Pourquoi chez elle ? Pourquoi pas chez quelqu’un d’autre, chez les deux demoiselles, par exemple, chez le curé, chez l’instituteur ? Ou chez un braconnier des environs, qui sait ce que c’est que de lutter contre les autorités et qui, sûrement, serait venu en aide à ce compagnon d’infortune ? Non, il était venu chez elle, parce que c’est elle qui l’avait appelé. Mais oui, sans doute, seule de tout le pays, était-ce elle qui, au lieu d’entendre qu’une montre avait été perdue, avait suscité ce monstre. Alors, il fallait bien qu’elle fût seule à supporter sa création. Ce monstre n’existait que pour elle. En réalité, il n’existait pas. Hélène se passa la main sur le front. Pourtant, elle n’était pas folle. Jamais de la vie elle n’avait eu d’hallucination. Le monstre était bien là, couché dans l’ombre au pied de son lit. Et, tout à l’heure, elle avait bien entendu les paroles du crieur. Et d’ailleurs, les monstres existent. Et si celui-ci était si étrange, si extraordinaire, si inconcevable, c’était justement en sa qualité de monstre. Sinon, il eût été un enfant martyr échappé de chez lui, un malade, un prisonnier, un animal blessé, quelque chose comme un sanglier ou un castor. Mais c’était un monstre, et qu’il fallait rapporter à sa famille ou à son propriétaire. Et qui avertir ? Ma foi, il n’y avait qu’à se rendre à la mairie : là, tout s’arrangerait. Le difficile était de se saisir du monstre. Cela, Hélène ne pouvait y penser. Appeler au secours, par la fenêtre ? Encore un scandale ! C’était bien assez avec tout ce qui s’était passé depuis qu’Hélène était dans le pays. Si, par-dessus le marché, toute la place apprenait qu’Hélène hébergeait des monstres, ce serait complet ! Non, il fallait opérer discrètement, restituer ce monstre sans se faire remarquer, se présenter à la mairie et, d’un air détaché, un peu hautain tout en restant aimable, dire au secrétaire : « Il paraît qu’on a perdu un monstre… Eh bien, je l’ai trouvé, il est chez moi… Si vous voulez envoyer quelqu’un le chercher… Parce que moi, j’en ai assez de le garder, votre monstre. » Alors, on s’empresserait autour d’Hélène, le maire lui-même sortirait de son cabinet. « Allons, qu’on se dépêche d’avertir le propriétaire ! Qu’on en finisse avec cette histoire ! Madame, nous vous présentons tous nos remerciements. » Et ces remerciements se renouvelleraient, se multiplieraient lorsque Hélène aurait déclaré offrir la récompense aux pauvres de la commune. Voilà. Hélène, donc, n’avait plus qu’à attendre le retour de Maria et rester là, sans dîner, pendant des heures, à côté du monstre.

Elle alluma une lampe et regarda le monstre, à qui la lumière fit clignoter les yeux. Il était recroquevillé sur la peau d’ours, ses moignons serrés contre lui, et de temps à autre il frissonnait.

« As-tu faim ? lui demanda Hélène. As-tu soif ? Veux-tu boire quelque chose ? »

Il leva les yeux et poussa un grognement. Hélène hésita. Puis elle interpréta ce grognement comme une réponse affirmative. Mais de quoi se nourrissent les monstres ? Elle se rendit à la cuisine, ouvrit des placards, finit par se décider pour un bol de lait, qu’elle rapporta dans la chambre et, avec d’infinies précautions, plaça par terre, à quelque distance du monstre. Puis elle se recula et attendit.

Le monstre l’avait regardée s’approcher sans bouger, mais en remuant les lèvres avec un petit clapotis gourmand. Et alors il avait mis en mouvement sa masse visqueuse, avancé son moignon, rampé jusqu’au bol ; il y avait plongé le visage et s’était mis à boire comme un chien. Entre deux lampées, il relevait la tête et regardait autour de lui, d’un air hébété. Hélène se sentit brusquement émue aux larmes. Aller dénoncer le monstre à la mairie, ainsi qu’elle en avait formé le plan, lui parut une trahison. Jamais elle ne pourrait commettre une action pareille. Encore une fois, elle se demanda d’où venait le monstre. De toute façon, il appartenait à quelqu’un de plus fort que lui et qui, à son retour, le battrait. Le monstre avait fini son bol de lait. Il s’était de nouveau accroupi et dodelinait de la tête en regardant devant lui. Mais si Hélène ne le rendait pas à ses maîtres, qu’en ferait-elle ? Allait-elle le garder chez elle, éternellement ? Elle eut un ricanement. « Voilà bien mon destin ! pensa-t-elle. Finir mes jours dans la compagnie d’un monstre. Au moins, je n’aurai plus à me plaindre d’être seule. »

Le pauvre monstre, tout en dodelinant de la tête, s’était mis à chanter. C’est-à-dire qu’il poussait quelques grognements sourds et monotones. « Il a bu, pensa Hélène. Il est content… Il est saoul… » Elle le considéra un moment, fit un pas en avant, et deux en arrière. « Mais décidément, poursuivit-elle, je ne pourrai jamais m’approcher de lui. »

« Tu es bien laid, lui dit-elle. D’où viens-tu ? Tu ne sais pas parler ? Qu’est-ce que c’est, cette chanson que tu essaies de chanter ? On te l’a apprise, ou tu l’as entendue par hasard et elle t’a plu ? Comment diable tes parents ont-ils fait pour te mettre au monde ? As-tu encore ta mère ou bien t’ont-ils vendu à un cirque ambulant ? Et si tu as ta mère, est-ce qu’elle te borde le soir, dans ton lit, comme si tu étais un enfant blond, rose, joueur, et qui dit ces choses absurdes et merveilleuses que disent les enfants ? Ah ! mais ne me regarde pas comme ça, tu vas me faire peur ! On dirait qu’il comprend ce que je lui dis, mais qu’il dédaigne d’y répondre. Comme si cette conversation était parfaitement inutile. Et elle l’est, à la vérité. Qu’avons-nous à nous dire, lui et moi ? Et pourtant, il a peut-être quelque chose à me dire, puisque c’est chez moi qu’il est venu. Et moi, pourquoi ai-je été ouvrir la porte ? À présent, il est là, et il faut à toute force trouver une solution. »

L’autre marmonnait toujours sa chanson, en remuant la tête. Sa voix était rauque ; son visage lisse, inexpressif, était pâle, sous la lumière de la lampe, et se balançait comme une fleur de cimetière. Sa blouse noire d’écolier teigneux luisait sur la belle fourrure de l’ours. Hélène, immobile, ne pouvait détacher son regard de ce spectacle. Une fascination la gagnait lentement, comme une paralysie ou une envie de dormir. Elle aussi se prit à hocher la tête en cadence.

« Eh bien, reprit-elle, je ne peux m’empêcher de penser aux gens qui t’ont mis au monde. Ils ont fait du beau travail, ceux-là, je les félicite. Pauvre monstre ! Je suis sûre que tu ne leur en veux même pas. Qu’est-ce que tu sais de ces choses ? Tout cela, c’est notre affaire, à nous autres. Tout à l’heure, quand Maria sera rentrée, j’irai chercher la police, on me débarrassera de toi, mais non pas de ton image. Non pas, surtout, de cet affreux remords qui me restera sur le cœur chaque fois que je penserai à toi, que je me  dirai que les gens t’ont remis la main dessus, qu’ils te torturent, et que c’est de ma faute. Car tu étais venu chez moi et je t’ai renvoyé chez eux. Eux et moi, vois-tu, c’est la même chose. Je ne vaux pas mieux. Je suis même pire, puisque je trompe ta confiance. Ah ! cela me fera une peine irrémédiable de penser à cela, et de continuer à vivre ici, et de me dire : voilà à quoi sert ma maison ! À capturer les monstres qui s’y réfugient ! C’est une toile d’araignée. Et l’araignée, c’est moi. Sale, sale araignée ! Et toi, tu ne penseras rien de moi ; tu n’auras même pas compris. À moins que… Oui, à moins qu’il n’y ait dans cette tête de papier une toute petite lueur d’espoir, ce minuscule caprice grâce auquel tu t’es sauvé… Mais réponds, mais réponds au lieu de rester là, comme ça ! Si j’osais, je te donnerais un coup de pied, pour voir si tu souffres, un coup de mon petit soulier pointu… Cela peut faire très mal, tu sais ? Mais je n’oserai jamais. »

Le monstre, pendant ce discours, avait cessé de chanter et s’était mis à regarder Hélène avec une expression où il y avait de l’attention, une sorte d’effort. Hélène en fut troublée et se tut. Mais le silence était plus gênant que tout. Elle se reprit à parler.

« Ne me regarde pas ainsi, dit-elle. Je crois que tu vas parler et si tu parlais, ce serait épouvantable. Qu’est-ce que tu pourrais bien dire ? Des choses que je ne veux pas, que je ne peux pas entendre. Tu te plaindrais, tu me raconterais la vie extraordinaire qu’on te fait mener. Je t’en prie, ne me raconte rien. C’est bien assez que je sache que tu existes. S’il me fallait encore avoir des détails sur ta vie privée, merci ! Non, va, je te conseille d’être discret. Je ne veux rien savoir de plus, rien, rien, tu entends ? Ne me regarde même pas. Tes yeux, déjà, parlent trop. Ils parlent, ils crient. Je ne veux pas les voir ! »

Elle détourna les yeux, mais il lui sembla que si elle cessait de fixer le monstre, celui-ci pourrait bondir sur elle. Alors, elle le considéra de nouveau et eut un soupir de soulagement. Le monstre ne la regardait plus. Il avait baissé la tête et paraissait réfléchir. À quoi pouvait-il bien réfléchir ? Elle haussa les épaules.

« Ce serait le moment… » pensa-t-elle.

Oui, à présent qu’il ne regardait plus, ce serait le moment. Cela se passerait avant qu’il ait rien compris. Ce serait très simple. Elle se dirigea sur la pointe des pieds vers le secrétaire, fit glisser le tiroir auquel elle n’avait pas touché depuis qu’elle y avait enfermé le revolver, tout chaud arraché aux mains de Jim. Elle prit l’arme et s’étonna de la sentir glacée. Il y avait encore deux balles. Elle s’approcha du monstre, visa la tête baissée, immobile, recueillie. Elle s’approcha plus près encore. Il lui fallait faire le même effort que lorsqu’on écrase une limace. Et, en effet, les deux balles ne firent point de bruit et parurent s’étouffer dans une matière molle. Le monstre chavira, et alors elle revit son visage. Il était blanc, d’un blanc malsain, les yeux encore ouverts, qui regardaient. Les moignons serrés contre le corps, comme les bras d’un singe malade, avaient tressailli. À présent, rien ne bougeait plus. Un filet de sang rayait lentement la tête de l’ours, de l’œil au bout du museau, comme si c’était l’ours qui avait été touché.

Que faire maintenant ? Hélène, avec une moue de dégoût, et luttant contre une nausée qui montait dans sa gorge, enroula le monstre dans la peau d’ours et descendit au jardin. Elle tenait devant elle l’ignoble paquet et se dirigeait dans l’obscurité aussi sûrement que si elle eût vu clair. Ce qu’il fallait surtout, c’était ne pas avoir de contact direct avec le monstre, ne pas penser à cette dépouille, se dire que c’était là du linge sale, et voilà tout. Mais c’est l’âme qui devait être contente !

« Oui, dit Hélène, tu peux me remercier. J’ai fait pour toi ce que personne n’a eu le courage de faire. Te voilà délivrée à présent. »

L’âme des bourreaux aussi devait se réjouir ; elle n’aurait plus à souffrir d’avoir à torturer ce monstre. Bref, quelque chose d’atroce venait de disparaître du monde. Au fond du jardin ténébreux, au pied du figuier tordu qui poussait auprès d’un de ces cabinets de jardin dont les figuiers aiment à se nourrir, Hélène fouillait la terre, fouillait avec passion, puis elle laissait glisser le cadavre hors de la peau d’ours, et l’enfouissait, et le recouvrait de terre.

« Tu sais, lui disait-elle, ce sera drôle : si jamais un voisin m’aperçoit, il va croire que tu es un trésor. Et le bruit va se répandre en ville que j’ai caché un trésor dans mon jardin, et ce trésor, ce sera toi, mon cher trésor ! »

Elle revint dans sa chambre, serrant cette fois contre elle la peau d’ours purifiée. Celle-ci reprit sa place au pied du lit, Hélène s’approcha de la cheminée, regarda la lumière de la lampe qui n’avait cessé d’éclairer la chambre, de caresser de sa douce clarté les bibelots familiers, tandis que le secrétaire luisait dans les ténèbres. Hélène demeura un long moment immobile, les mains froides et terreuses au bout de ses bras ballants. Sa respiration s’apaisait peu à peu. Puis ses regards tombèrent sur le revolver qu’elle avait laissé sur une chaise. Elle le prit et le rangea dans le secrétaire.

Brusquement, elle se retourna. Quelqu’un était là. Maria était là, debout, dans l’encadrement de la porte. Elle repoussa le tiroir du secrétaire, fit quelques pas, se figea au milieu de la pièce. Maria aussi avait fait quelques pas en avant. Elle portait sur la tête un chapeau fantastique comme seules en portent les bonnes de province leur jour de sortie, et elle fixait avec stupeur la peau d’ours maculée de terre fraîche, le museau rayé d’un filet de sang. Puis elle leva les yeux sur sa maîtresse et les deux femmes se regardèrent avec terreur, sans oser s’approcher l’une de l’autre et sans pouvoir se quitter des yeux. Enfin, Hélène put parler.

« Eh bien, quoi ? murmura-t-elle d’une voix qui semblait ne pas lui appartenir, une voix grossière de criminelle. Eh bien, quoi ? répéta-t-elle. Quoi, Maria ? Et puis après ? C’était un monstre, un petit monstre de rien du tout. Qu’est-ce que vous faites là ? Que pensez-vous ? Tout cela, c’est la faute de cette maudite porte. Si je n’avais pas laissé la porte ouverte, vous n’auriez rien su, n’est-ce pas ? Seulement, vous êtes montée sans faire de bruit, comme une voleuse, et vous m’avez trouvée là, toute seule, et alors ça vous étonne. Mais quoi ? Puisque je vous dis que c’était un monstre ! On ne va pas m’arrêter pour ça, n’est-ce pas ? »
 
 

 

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(Jean Cassou, in La Revue de France, volume XIV, n° 5, mai 1934 ; in Fiction, n° 109, décembre 1962 ; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil De l’Étoile au Jardin des Plantes, Paris : Gallimard, 1935. Georg Scholz, « Industribauern, » huile et collage sur bois, 1920)