UN CONTEUR IRLANDAIS
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LORD DUNSANY
LE MAÎTRE DU MERVEILLEUX
Est-il permis de s’abstraire un moment, de « s’évader » des graves préoccupations de l’heure présente, pour faire en compagnie de lord Dunsany, le maître du merveilleux, quelques pas dans ce qui est proprement son royaume, le poétique royaume du rêve ? L’évasion! Plus ou moins, selon les temps, l’humanité l’a toujours recherchée ; elle a toujours aimé la chimère et l’illusion ; elle a toujours eu du goût pour les enchanteurs. C’est plus que jamais le cas depuis la grande guerre, dans notre Europe occidentale, où la jeunesse s’est sentie tourmentée par un désir d’oubli, d’alibi, de fuite, par l’appel d’autres horizons, d’autres vies, d’autres mondes, par les élans d’une imagination qui veut se jouer en dehors de toute contrainte dans les mirages de la fantasmagorie.
Lord Dunsany avait-il prévu cette tendance lorsqu’il publia son premier livre en 1905 ? Ou n’est-ce pas plutôt qu’il était porté dans cette voie par son tempérament irlandais, par les dons propres des fils d’Erin pour le songe comme par leur pouvoir de réaction contre la réalité, leur essor de visionnaires vers l’inconnu et le surnaturel ? Toujours est-il qu’il a su rénover avec autant d’originalité que de magnificence cet art difficile et délicat, où une fausse note suffit à rompre le charme, un choc à briser l’illusion, qu’on appelle en anglais romance, c’est-à-dire la libre fiction en prose qui, s’affranchissant de plus en plus du réel, s’élève par les degrés divers de la fantaisie, de l’humour, du mystérieux ou du merveilleux jusqu’au rêve pur et à la grande poésie.
L’HOMME
Edward-John-Moreton-Drax Plunkett, 18e baron Dunsany, – pour lui donner ses noms et titres officiels, – est né en 1878 au château de Dunsany, en Irlande, dans cette riche plaine vallonnée, toute verte de beaux pâturages et coupée de haies vives, qui vit naître Wellington et qu’on appelle le comté de Meath. C’est là que se dresse Tara, la vénérable « colline inspirée » des vieux Gaëls. Une petite Normandie, dirait-on. De fait, ce sont les Normands qui prirent ce pays aux anciens Celtes dès le XIe siècle, au temps de la conquête de l’Angleterre, et le couvrirent de châteaux féodaux. Normands étaient les Plunkett de Dunsany, comme leurs cousins les Plunkett de Killeen, c’est-à-dire les Fingall, et quelques siècles plus tard les Annales des quatre Maîtres (1636) diront encore au voyageur : « Il y a deux grands barons brigands sur la route de Drogheda, les Dunsany et les Fingall, et si vous échappez aux Fingall, sûrement vous tomberez entre les mains des Dunsany. » Mêlés au sang gaélique, alliant leurs sympathies anglaises avec un profond attachement pour leur petite patrie, ces grandes familles, – citons encore les Fitzgerald, dont le chef était comte de Kildare, les Butler, seigneurs d’Ormond, les de Courcy, les de Burgh, – surent demeurer sur place au cours des siècles, malgré les guerres et les révolutions, se « celtisant » peu à peu par la force des choses et devenant, selon l’expression connue, hibernis ipsis hiberniores.
C’est ainsi que le présent lord Dunsany porte l’un des plus vieux titres du peerage, datant de 1461. Neveu de sir Horace Plunkett, le restaurateur économique de I’Irlande, il entra dans l’armée, ses études terminées en Angleterre ; il se battit en Afrique du Sud, il fit la grande guerre comme capitaine aux Royal Inniskillings, à Gallipoli, puis en France et fut blessé en 1916 ; deux livres de guerre publiés par lui en 1918 et 1919 débordent d’une profonde et émouvante sympathie pour ses frères d’armes français et pour les épreuves de nos provinces dévastées.
Au physique il rappelle, dit-on, Robert-Louis Stevenson. On prétend que son ami G.-K. Chesterton se serait inspiré de lui dans son roman Manalive. Grand voyageur et sportsman, amateur de la chasse aux gros animaux en Afrique, cricketeur émérite, le premier tireur de son pays, il ressemble plus à un aristocrate britannique, non d’ailleurs sans quelque touche d’originalité, qu’à un professionnel de lettres. Ce n’est point un savant, un érudit. Un amateur ? Moins encore. Conteur, romancier, homme de théâtre réputé dans l’ancien et le nouveau monde anglo-saxon, il a plus de vingt-cinq ans de littérature et de succès derrière lui. Par ses dons extraordinaires d’imagination, par une exubérante fécondité créatrice, une haute richesse d’art et une étonnante faculté d’inventer des mondes, des villes, des dieux, des génies, voire des hommes, de donner la vie aux forces de la nature, du sort et du temps, il est cette puissance rare : un créateur de mythes. (1)
UNE MYTHOLOGIE ORIGINALE
Son premier livre, Pegana, n’est en effet rien moins qu’une vaste mythologie de son invention, une fantastique et audacieuse théogonie : domaine où peu d’auteurs modernes se sont aventurés, et où sa fantaisie originale, sa verve malicieuse, son goût de l’étrange ou du prodigieux se donnent libre cours, sans rien emprunter aux traditions classiques. « Il y a des îles dans la mer centrale dont les eaux ne sont bornées par aucun rivage et où nul navire n’aborde : voici les croyances de leur peuple. » C’est de cette fiction qu’il part pour décrire ce que sont les dieux de Pegana, Mana en tête, lequel, ayant fait les autres, est tombé en sommeil, tandis que les autres, pour jouer, font la Terre et les mondes, quittes à tout détruire en riant, le jeu fini. Ces créations de déités, il les multiplie dans Pegana et les livres suivants jusqu’à en faire toute une tribu, un peuple entier de dieux comme en connurent la vieille Chaldée ou l’antique Égypte. Il y en a de toute espèce, des vieux et des jeunes, des petits et des grands, de plus puissants et de moins puissants, jusqu’aux dieux familiers, aux menus dieux de l’ombre, de la fumée, du silence, et jusqu’aux petites idoles de rubis, d’émeraude ou de jade. Ils commandent aux éléments. Slid, ayant créé la mer, lance ses légions d’ondes à l’assaut des continents ; rien ne l’arrête, même pas les quatre vents du ciel envoyés contre lui par les dieux rivaux, jusqu’au jour où les cinq océans, maîtres déjà de la moitié du globe, sont venus s’arrêter devant les murs de rocs et de monts accumulés par Tintaggon ; mais la bataille n’est pas finie ! Sous forme de mythes poétiques, Dunsany interprète ainsi les grandes révolutions cosmiques, personnifiant, divinisant tour à tour les puissances de la terre et du ciel.
Ses dieux, monstrueux ou mystérieux, sont toujours cruels, sinistres, et, comme les orientaux chers à l’auteur, toujours souriants. Ils s’amusent. Ils se font entre eux des tours, ils se battent et se volent leurs places. Quand l’un d’eux a la chance de mettre la main sur des peuples qui n’ont pas encore de dieux, il les fait s’entretuer pour son honneur et sa gloire. L’avare Yahn pratique l’usure en prêtant des vies aux ombres, et les force à travailler à son profit. Le jeune Kib ayant fait les bêtes, Mung a riposté en créant la mort : alors Kib, de ses bêtes, fit des hommes. Y a-t-il du rire et de la joie chez les humains ? Les voilà jaloux, car « les dieux n’ont pas de paix » ; la terre ne doit pas être un lieu de contentement, et la peste sera sa punition. Si leur foudre va frapper par erreur, au lieu du coupable, un pauvre diable de mendiant qui chante de vieilles chansons dans la rue, qu’importe ! leur vengeance est accomplie, leur colère apaisée. Au reste, leurs plaisanteries se retournent parfois contre eux-mêmes ; quelques-uns des plus anciens ayant donné, pour rire, à un esclave l’âme d’un conquérant, celui-ci les chasse ; et de même deux pauvres vieilles petites idoles, sans grand pouvoir, ayant par jalousie commandé un tremblement de terre, se voient écrasées dans leur propre temple.
Les hommes haïssent ces dieux mauvais, mais ils les craignent, et ils tiennent à eux, ils ont besoin d’eux, pour les prier la nuit ou lors du danger. Ceux qui n’en ont pas s’adressent à tous les dieux qui sont, à tous ceux qui voudraient bien entendre. « Ne partez pas, crie le peuple au cortège des dieux quittant le pays de Khamarzan dont les habitants n’ont plus la foi, ne ravissez pas à la terre le sombre silence qui pend à l’entour de vos temples, ne privez pas l’univers de sa vieille poésie, car si vous nous quittez, ô dieux de l’enfance du monde, vous priverez la mer de son mystère, l’antiquité de sa gloire et l’avenir obscur de toute espérance… » À cet appel, l’un d’eux cède et reste, mais il se trouve que c’est, déguisé, le vieux berger Sarnidac, lequel prend et remplira d’ailleurs fort bien l’office des dieux disparus.
Inversement, les dieux ont besoin des hommes, car qu’est-ce qu’une divinité qui n’aurait pas d’adorateurs ? Il leur faut des fidèles, et quand ils en manquent, il leur faut se mettre en quête pour en gagner à force de promesses ; les trois dieux Yozis n’en trouvent que chez les babouins, en leur promettant de les faire hommes. Il leur faut aussi maintenir leurs peuples sous le joug, ce qui n’est pas toujours facile ; ils ont bien pour cela leurs prophètes, mais ceux-ci ne sont guère sûrs, les dieux leur en ont tant fait ! Tel d’entre eux, un révolté, Ord, ayant pénétré le secret des dieux, ne leur a-t-il pas, pour venger l’humanité, prédit à eux-mêmes leur fin ?
Car leur fin viendra un jour. Ils sont, comme tout le monde, les sujets de la fatalité et du hasard ; ils sont les pions de la partie sans fin que ces deux hautes puissances se jouent entre elles pour faire passer |’éternité, ainsi que l’a vu Ord le prophète ; seulement, il ne faut pas le dire. Et puis ils sont soumis au souverain suprême, au Temps. Le Temps n’était peut-être autrefois que leur serviteur, c’est du moins ce qu’ils veulent s’imaginer ; mais du jour où il a osé détruire Sardathrion, leur ville sainte, ils ont compris qu’il les détruirait de même, eux aussi, les dieux ; et les dieux alors ont pleuré sur Sardathrion, pleuré sur leur puissance condamnée et leurs illusions perdues. Aussi bien le règne de chacun d’eux est-il bref. Il lui faut longtemps pour s’établir, vaincre les doutes et s’imposer, et quand il a été adoré pendant deux ou trois milliers d’années, il s’évanouit dans le sommeil : le Temps seul veille toujours. Finalement, les derniers des dieux mourront avec les derniers des hommes. « Et alors, dans sa solitude, le Temps deviendra fou. Il confondra les heures, et les années, et les centaines d’années, et lorsqu’elles s’empresseront autour de lui pour se faire reconnaître, il étendra ses vieilles mains sur leur tête et leur dira, en les fixant de ses yeux aveugles : « Mes enfants, je ne vous distingue plus. » Et à ces mots du Temps, les mondes vides s’effondreront. »
Peut-être le Temps n’a-t-il plus d’empire ou son jeu est-il différent en dehors du monde sensible, mais dans la nature ce maître inexorable ne respecte rien hors la beauté qui, impérissable, échappe à ses lois. Le roi d’Alatta, le plus puissant des souverains de la Terre, ayant vaincu tous ses ennemis, a bien tenté de s’attaquer au Temps et d’aller le réduire dans son repaire de la montagne ; mais parvenu avec son armée tout près du but, épuisé par la longueur de la marche, vaincu par les escadrons des jours et des années qui le pressent et l’usent, il lui a fallu faire retraite, et à son retour il a trouvé sa ville décrépite, sous la mousse et la rouille, avec quelques rares survivants hors d’âge qui ne le connaissent plus. Le seigneur Temps n’est pas, il est vrai, sans faiblesses ; il aime d’amour la belle figure souriante et peinte du sphinx de Giseh, au point qu’il en oublie de détruire en Égypte maint temple et mainte pyramide ; mais ce nouveau Samson n’a pas livré son secret à sa Dalila de pierre !
Les hommes, les dieux mêmes se sont plu autrefois à bâtir des cités magnifiques et fabuleuses : Babbulkund la merveilleuse, aux tours et terrasses taillées dans le marbre de la montagne, et qui se dressait au confluent du fleuve Mythe et de la rivière Fable ; Perdondaris, avec ses palais d’onyx, ses temples d’argent et sa porte d’ivoire monumentale faite d’une seule et monstrueuse défense d’éléphant ; Bethmoora, la ville des fleurs et de la joie, des chants et de la danse, que le désert désire : il veut l’avoir pour lui seul et la couvrir, silencieuse et solitaire, du sable de ses caresses, car dans son méchant vieux cœur il hait la vue et le bruit des hommes. Les unes après les autres, elles sont toutes tombées, ces belles cités de rêve, sous les coups du Temps hostile ; elles s’en sont allées, tristes, la tête baissée sous leurs voiles, rejoindre le cortège de leurs illustres compagnes, Ilion et Carthage, Ninive et Persépolis, qui dans leur deuil les consolaient en leur parlant doucement…
Et ce ne sont pas seulement ces villes majestueuses, ces antiques civilisations orientales qui, « s’étant élevées comme des crocus, sont tombées comme eux » : les nôtres passeront de même. Le poète, en Dunsany, n’a qu’horreur et détestation pour le monde moderne, pour la misère de ce monde sans âme comme sans imagination ; et d’un bout à l’autre de son œuvre, presque à chaque page, revient cette pensée qui le hante, celle de la brièveté des temps, celle de la fin de l’homme et de la civilisation, pensée libératrice à ses yeux, où il se complaît et semble trouver une consolation. Il a comme une joie amère à songer qu’allié à la nature le Temps détruira Londres et toutes nos monstrueuses villes d’Occident : les champs, les fleurs reprendront leur place, les arbres reviendront « comme un peuple exilé revient chez lui après la guerre, » et, à la place de la cité, il n’y aura plus trace du passé dans les broussailles, si ce n’est que par endroits les roses y naîtront plus rouges et plus belles, comme sur les tombes d’un cimetière. Il écoute le secret et orgueilleux murmure de l’araignée : « Qu’est-ce que l’homme ? L’homme ne fait que préparer les cités à mon intention ; après cinq ou six cents ans, les voilà prêtes, elles sont à moi… pour moi, Babylone et Tyr la rocheuse ont été bâties, et toujours l’homme bâtit des villes : c’est moi qui hérite de tout le travail du monde. » Il écoute la prière qu’adressent les fleurs et les bois, chassés par les villes tentaculaires, au vieux Pan qui leur répond tout bas : « Patience ; rassurez-vous, ces choses-là n’en ont pas pour longtemps. »
Ou bien, c’est la Nature qu’il entend se plaindre au Temps de ce qu’il l’a abandonnée : « Voici que partout mes anémones meurent, mes forêts tombent, et que partout les villes grandissent ; mon fils l’homme est malheureux, mes autres enfants dépérissent, et toujours les cités croissent, et vous m’avez oubliée. – Quand vous ai-je oubliée ? répond le Temps. Est-ce que je n’ai pas jeté bas Babylone pour vous plaire ? Et Ninive? Où est Persépolis qui vous troublait ? Où sont Tyr et Tarse ? Et vous dites que je vous ai oubliée ! » Cela parut rasséréner la Nature ; mais elle reprit, anxieuse : « Enfin, quand reviendront mes champs, quand reviendra l’herbe pour mes enfants ? – Bientôt, bientôt, » dit le Temps, qui s’en allait ; et toutes les horloges sonnaient dans les tours comme il passait.
LE MERVEILLEUX, OU LA RÉALITÉ VUE PAR UN POÈTE
Après les mythes et la mythologie, ce qui l’attire le plus, c’est le merveilleux, conçu en dehors de toute thèse, pour lui-même, et pour le plaisir qu’y trouve l’auteur en laissant s’exercer librement, poétiquement, son imagination. En bon fils d’Erin, idéaliste comme Berkeley, ou, mieux encore, comme William Blake, Dunsany tient pour acquis que « l’imagination a autant de réalité que le corps, » et que ses créations sont « aussi positives que les choses les plus matérielles et tout aussi nécessaires à l’homme. » Tel qu’il le conçoit, le merveilleux, – non pas celui que les dictionnaires définissent sans ambages comme un genre faux, mais « cette fantaisie ailée, enchantée, qui erre avec Pégase par tout le monde, » – c’est la chose la plus vraie de la vie : c’est la réalité, vue par un poète. Et le poète y trouve la meilleure défense qui soit contre la vulgarité de la vie actuelle, sa brutalité, sa dévotion à l’argent, ses préjugés et ses impostures. Aux mensonges du monde, il oppose ses songes. Son rôle doit être d’élever les hommes « au-dessus de la poussière des choses éphémères, » de les sortir de leur esclavage et de leur décadence en leur montrant, en leur restituant « les choses idylliques perdues. » Il n’y a que trop de gens occupés aux choses utiles ; son rôle à lui est « de faire de ces petites choses futiles qui défient le pouvoir du temps, et qui feront danser légèrement des couples dans des pays qu’ils ne connaissaient pas… »
Car la plus grande chose d’ici-bas, ce sont les rêves de homme. Comme on envoie les enfants des villes se reconstituer à la campagne, il faut par l’œuvre poétique envoyer les âmes se rénover en Arcadie. « En bien des pays, le désert a repris possession de son bien, nivelé les murailles de grandes cités qui se croyaient éternelles, détruit les sarcophages des rois et les tombeaux qui n’ont su les garder, brisé les idoles de diamant qui naguère étaient divines. De Ninive, il ne reste que quelques pierres sculptées pour I’étalage des érudits ; des sept portes de Thèbes, il n’y a plus rien, et cependant les hommes se racontent encore des histoires qui datent de temps bien plus anciens. N’est-ce pas un chant, chanté par Apollon, qui a fait s’élever les redoutables tours de Troie, n’est-ce pas le sourire d’Hélène qui les a fait tomber ? Sourires et chants, ce sont ces choses-là qui dressent ou ruinent les murailles, et si Apollon, si Hélène ne sont que de vains mythes sortis de la harpe des aèdes, cela n’empêche pas qu’ils survivront à Troie bien des siècles. » Plus encore que l’esprit, c’est l’imagination qui mène le monde, celui du moins de Dunsany.
« Venez avec moi, vous qui êtes las des cités, venez, vous tous qui êtes excédés du monde que nous connaissons, car nous avons ici un monde nouveau. » Ce monde nouveau, à qui va sa prédilection, n’est pas celui des spectres et des revenants chers à la tradition anglaise, ce n’est pas sauf exception le domaine fantastique d’Edgar Poe ou d’Hoffmann, ce serait plutôt le pur éden du rêve et de la fantaisie qu’aimaient Puck ou Ariel. Il le situe délibérément aussi loin de nous que possible, en dehors de toute réalité et de toute logique : n’oublions pas que le Wonderland n’a jamais perdu son pouvoir sur les imaginations d’outre-Manche. Passé le « bout du monde, » au-delà « des frontières que trace l’ennuyeuse géographie, » il entre de plain-pied dans ce royaume enchanté qui borde et parfois déborde la terre des vivants, comme le surnaturel borde et déborde la nature.
Au bon vieux temps, le village d’Erl, à ce qu’il nous raconte dans la Fille du roi des elfes, était proche de ce « bout du monde, » et dans leur vie monotone ses habitants aspiraient à « autre chose, » à quelque chose qui serait nouveau, idyllique et merveilleux : ces rêves-là se voient encore de nos jours ! Le jeune Alvéric tente donc sa chance et, traversant la zone crépusculaire, réussit après mille exploits à pénétrer dans le pays magique où la lumière est si douce que les fleurs y semblent réfléchies par le miroir des eaux, et s’irisent de couleurs spectrales aussi pures que le bleu profond des soirs d’été ou l’azur pâle de Vénus caressant de ses rayons le cristal des lacs. Entre les deux mondes qui se touchent et s’ignorent, des rapports s’établissent, dans le désir et la crainte ; on se cherche, on se fuit ; les avances, les coquetteries alternent avec les luttes ou les résistances. Tantôt l’empire enchanté se rapproche, tantôt il s’éloigne en ne laissant derrière lui qu’un morne désert, jusqu’au jour où la frontière étant rompue, – c’est la fin saisissante du livre, – les hommes d’Erl voient comme dans un mirage la bordure éclatante s’avancer vers eux, telle une mer montante, avec une force irrésistible, par-dessus les prairies et les collines : le royaume merveilleux envahit la terre et recouvre toutes choses ; « les champs que nous connaissons » ne sont plus, l’irréel a absorbé le réel.
Œuvre étrange et prenante, d’une extraordinaire virtuosité musicale et descriptive, riche en vie comme en poésie, riche aussi en symbolisme : n’est-ce pas l’histoire de nos propres aventures intérieures que Dunsany a ainsi traduite ou transposée, l’opposition entre la raison et l’imagination, entre la sagesse et la folie, et dans nos âmes la lutte entre le monde, ou la nature, au sens chrétien des mots, et le mystère qui nous entoure et nous pénètre, le mystère qui ne s’efface pendant un temps que pour s’imposer plus fortement ensuite, et qui finira par submerger un jour tout ce qui est de nous-mêmes dans les flots divins ?
Ailleurs, c’est le vieux paganisme que Dunsany ressuscite et remet en possession de notre terre : la Bénédiction de Pan. Dans le village paisible et perdu de Wolding, un jeune garçon, Tommy, mystique et rêveur, vivant dans les bois, amoureux des arbres, des clairières, des grands dolmens familiers, reçoit à son insu de la nature ancestrale de vagues et douces inspirations que d’instinct il traduit aux sons de sa flûte de roseau : une musique étrange, qui s’élève comme une incantation et peu à peu ranime un très ancien passé, depuis longtemps effacé des mémoires, une chose toute primitive, une sagesse oubliée, une magie à peine humaine et plus vieille que les chênes et les pierres. Les filles et les femmes, les hommes bientôt, viennent l’écouter la nuit dans le vallon sacré ; ce n’est pas la curiosité qui les attire, mais la puissance d’un antique secret venant du plus profond des âges et des âmes, c’est la fascination de ce chant mystérieux qui les ravit en extase. Autour des granits dressés, la lueur des étoiles, les danses, les cérémonies se déroulent. « Les petites choses éternelles reviennent doucement. » Le révérend Anwrel, pasteur du village, a bien essayé de lutter contre ces reviviscences païennes ; il lutte encore dans un dernier sermon dominical, le plus éloquent de tous, lorsqu’au cours même de son prêche le chant de Tommy se fait entendre du dehors, tout doux d’abord, s’enflant peu à peu et devenant si puissant, si pressant, que tous les assistants quittent l’église les uns après les autres pour suivre le magicien, et que bientôt le révérend lui-même, vaincu et gagné, ira sacrifier de ses mains à l’aurore le taureau, sur la table druidique, devant toute la communauté réunie. Le paganisme est rétabli, avec tous ses vieux rites, dans le village de Wolding qui dorénavant vivra en paix replié sur lui-même, sans contact avec le reste du monde, thébaïde ignorée des vivants. C’est la victoire de Pan. Et c’est aussi, sous la plume de lord Dunsany, en demi-teintes, par touches légères et fines notations, avec de larges envolées de poésie panthéiste, une séduisante et belle réalisation d’art.
L’appel païen ne lui fait pas oublier l’attrait du merveilleux. Comme les anciens Gaëls aimaient à décrire, dans des poèmes fabuleux, leurs entreprises imaginaires et leurs voyages aux pays inconnus, il aime à faire lui-même, de temps à autre, de brèves incursions dans le monde enchanté. Peut-être connaissez-vous à Londres cette petite rue très encombrée et banale qui va du Strand au quai de la Tamise et que, pour la circonstance, Dunsany appelle Go-by street, disons la rue traverse. Il y a là un modeste magasin de bibelots d’Orient, de fétiches et d’idoles ; chacun passe sans le remarquer ; Dunsany le connaît, et il connaît aussi au fond de la boutique certaine porte secrète qui conduit au pays du rêve.
Un jour, ramant sur la Tamise, il amarre au quai son bateau et va trouver, au soleil couchant, la vieille fée, maîtresse du lieu, qu’à force de diplomatie il persuade de lui ouvrir la porte magique. « Vous voici revenu pour changer vos illusions, lui dit-elle ; rien de mieux que de les changer pour ne pas s’en lasser. » Il entre, et le voilà dans un jardin merveilleux où les fleurs dressées chantent d’étranges chansons, les fontaines murmurent leurs légendes, un faune se lève et danse au bord du bois de rhododendrons, et des poètes cherchent des perles qu’on donnera aux pourceaux. Au loin, sous les étoiles, passé le précipice d’améthyste où se jouent les dragons d’or, il aperçoit la magnifique et légendaire cité de Singanee, avec son château illuminé, tout en fête ; mêlé à la foule, il entre au palais où il est fort civilement reçu lorsqu’il se réclame de ses dieux, les dieux de Pegana : « Nous avons entendu parler d’eux avec faveur, » lui est-il répondu. Il passe là des heures, ou des années d’enchantement, au milieu de splendeurs inouïes, dans un décor des Mille et une Nuits dont il nous donne le récit avec une somptuosité d’invention et de vision qui eût ravi Baudelaire ou Villiers de I’Isle-Adam. Revenu à son point de départ, il trouve une porte de sortie et l’ouvre : à sa stupeur, plus de Londres, plus de quais, quelques ruines seulement çà et là, et, au lieu de son bateau, une vieille pièce de bois vermoulu. Il a « manqué le monde, » il a voyagé dans le temps et franchi des siècles ; par terre, voilà un lion de pierre tout usé qu’il reconnaît pour avoir été l’une des statues de Trafalgar square.
Il retourne à la vieille fée, lui explique sa mésaventure. « Quoi ! Vous êtes sorti par la mauvaise porte !… Si vous êtes las du pays des rêves, prenez celle-ci. – À quoi bon, puisque Londres n’est plus et que tout a disparu ? – Eh ! que savez-vous du Temps ?… Rien du tout ! » Là-dessus, ayant passé la porte indiquée, il se retrouve en effet dans Go-by street où tout est à l’ordinaire, car la première chose qu’il voit, c’est un taxi qui entre dans un cab et le démolit. Las, pour une fois, du pays des songes, il a plaisir à retrouver la vie habituelle, la ville familière, et la majestueuse Tamise, « pleine des choses malpropres et accoutumées. »

LE MERVEILLEUX RAPPROCHÉ DU RÉEL
Il tient ainsi dans ses romans son rêve aussi loin que possible de la réalité, il l’en dégage presque complètement. Dans ses volumes de contes et nouvelles, il tend au contraire à le rapprocher de la vie, il l’humanise, il met un pont entre son monde et le nôtre : comme Antée, le poète a besoin de toucher le sol pour refaire ses forces. Mais lors même que Dunsany reprend contact avec la terre, il ne fait que l’effleurer. Il reste sur les frontières des deux mondes. S’il touche au réel, il refuse de s’y insérer. En quoi il est logique. Détails d’observation, analyses de caractères, il n’a que faire de tout cela ; il ne s’inquiète pas de crédibilité, son affaire étant la conception originale d’un nouvel ordre de choses où l’invraisemblable sera reconnu naturel, où l’impossible fera figure de postulat. Quand il se laisse trop attacher aux faits, il faiblit ; mais d’ordinaire il a bien soin de ne prendre à la réalité qu’un minimum de traits qu’il choisit avec art pour leur sens pittoresque ou poétique, attentif à ne pas laisser s’altérer les valeurs dans ses tableaux, et à empêcher que le visuel ne vienne troubler sa vision.
Souvent inégal, il est parfois difficile à saisir ou à suivre. Mais ses créations imaginatives ont toujours quelque chose de vif et de vigoureux, qui s’oppose par exemple à la langueur pâle des figures de Maeterlinck. Dans ses heures médiocres, il lui arrive de se rapprocher de la première manière de Wells. À d’autres moments, il fait penser à Edgar Poe, lorsqu’il nous mène au bord de la démence pour nous demander « si la folie est infernale ou divine, » ou lorsqu’il nous montre (dans Treize à table) un chasseur surpris par la nuit et reçu dans un château inconnu dont le maître, sir Richard Arlen, le fait dîner à ses côtés avec onze convives qui ne sont que des ombres. Mais il est moins raisonneur, moins tendu, moins systématique que Poe, il ne s’embarrasse pas comme lui de science et de logique ; il a plus de variété d’imagination, et, même dans les effets de terreur, plus d’équilibre, plus d’art et de poésie. Sil nous donne le frisson en décrivant les sensations d’un noyé, il en relève l’horreur par l’émouvante évocation de l’adieu que viennent tour à tour dire au mort les personnes qu’il a chéries, les choses qu’il a aimées, ses souvenirs, son pays et jusqu’aux héros antiques.
Du bizarre au mystérieux, du plaisant au sinistre, il a tous les modes et tous les tons de la libre fantaisie. Mais cette fantaisie, souvent légère en apparence, n’est pas d’ordinaire simple divertissement ; sous des formes imprévues et singulières, elle se charge de sens symbolique selon les tendances profondes de l’auteur. Que ce soit dans les jeux de l’humour, les secrets de la magie ou les illusions de la chimère, on retrouve constamment un de ses thèmes de prédilection qui fait le fond des récits et leur lien : la prééminence du rêve et sa toute-puissance. Où est la vérité, dans le réel ou dans l’apparence ? Demandez la réponse au berger mandchou qui, dans la campagne, grave et digne, la pipe d’opium à la bouche, absorbé dans l’union mystique avec I’Un, l’Ineffable à la fleur de lotus, voit un soir passer sur la route une file de voitures contenant chacune un homme en habit, – c’est la fameuse course autour du monde de Pittsburg à Piccadilly ; – il n’hésitera pas à certifier que son rêve seul est vrai et que ce qui passe sur la route, ou ce qui se passe dans le monde, n’est que vaine illusion. Qu’est-ce que la réalité, sinon un mirage des sens, le miracle, sinon l’effet d’une force créée par l’imagination ? C’est l’idée bouddhiste, adaptée par un Irlandais, et l’on ne s’étonnera pas de savoir que cet Irlandais prétend que I’Irlande a pour plus proches voisins la Chine, le Tibet ou I’Inde. Il exalte donc les pouvoirs prodigieux et mystérieux du rêve. La belle cité orientale de Merimna, noblement guerrière autrefois et maintenant oublieuse des armes, vit encore dans le culte fervent de son grand héros mort, Welleran, qui lui a donné naguère la victoire et la gloire ; l’ennemi va l’attaquer : or voici qu’à l’heure du danger, Welleran inspire en songe à son peuple la volonté de se défendre, commande en esprit au jeune Rold de prendre son sabre courbe et son grand manteau rouge ; et voici que, sous la conduite de Rold ou de Welleran qui le dirige, le peuple exalté repoussera l’agresseur.
De même, les visions développent une puissance magique inconnue du commun. Dans le centre africain, deux voyageurs britanniques arrivent un jour avec leur escorte de noirs à un village appelé Bwona Khubla, du nom déformé d’un chef anglais qui y est mort récemment ; les noirs ont peur, car l’Anglais a laissé le lieu en proie aux visions de sa ville, de cette ville de Londres où allaient tous ses désirs, tous les appels de son imagination tendue ; de fait, les deux voyageurs, la nuit venue, voient de leurs yeux Londres dans une hallucination enchanteresse, Londres transfiguré, mais Londres tout de même ; vers minuit, le mirage peu à peu s’efface et, au moment précis où il va disparaître, ils voient, par une étonnante superposition d’images, un vrai rhinocéros s’ébrouer tout fumant et pénétrer avec fracas dans le Carlton club, le grand cercle aristocratique londonien.
L’ironie est partout chez Dunsany, toutes les ironies, l’âpre satire à la manière de son compatriote Swift, la dérision méprisante ou le sourire ému, ou plus simplement l’humour fantaisiste et léger comme dans la bataille qu’il raconte entre ce tyran, l’imagination, et cet esclave, le corps, épuisé, torturé par les exigences de sa souveraine. Manifestement, l’écrivain se plaît dans l’ironie ; à sa manière toujours étrange et surprenante, il s’amuse. Dans le Bureau d’échange de maux, il nous montre une petite boutique parisienne où des clients viennent, avec d’autres clients, troquer leurs marchandises, qui sont leurs maux ou souffrances : un sceptique donne sa sagesse pour avoir de la folie ; une femme sans enfant cède son sort à une femme qui en a douze ; un moribond livre les vingt-quatre heures qui lui restent à vivre et reçoit la vie entière d’un homme qui n’y tient plus ; modestement, l’auteur se contente de changer sa crainte du mal de mer contre la peur de l’ascenseur.
Ailleurs, la poésie l’emporte sur l’ironie. Quel que soit le genre du conte, il y a presque toujours des effluves poétiques qui l’animent. Parfois un souffle, un rien : telle cette première vision toute claudélienne de New-York, à l’arrivée, par une nuit de lune, dans la ville géométriquement bâtie qui a docilement obéi à son créateur dans le plan, en surface, mais qui se venge en échappant à la loi de l’homme par la hauteur, et qui, dans l’air brumeux, semble une immense forêt éclairée par d’invisibles phares.
Et parfois, au contraire, tout est en poésie. L’auteur est pris et comme surpris par un pur lyrisme quand il fait converser les monts et les nuées, ou la bise arrogante de l’hiver avec la brume insidieuse et rampante qui se fait tout bas à elle-même le compte de ses dépouilles depuis le début des siècles, galions et galères, frégates et vaisseaux, amiraux et pêcheurs. Nulle part la magie de la mer n’est rendue plus sensible que dans Poltarnees, dans l’histoire de l’édénique cité, rivale de l’océan, plus puissante, croit-elle, et plus belle que cet océan son ennemi, ce monstre insatiable qui aime les cadavres et qui, peu à peu, lui prend tous ses fils : nul ne revient, et une fois chaque année, solennellement, sous les rayons de la lune, Poltarnees continue à maudire les flots océaniques. Connaissez-vous le secret des mers ? Vous croyez, vous autres terriens, qu’un bateau est une chose inerte et sans vie parce qu’il obéit pour un temps à son capitaine, à son équipage ; mais, quand il est libéré de l’homme, ne serait-ce que quand ses maîtres d’occasion sont ivres, il reprend son indépendance et fait sa volonté, et alors il file tout droit vers les rives du sud pour y gagner le Temple de la mer : là se réunissent tous les bateaux abandonnés ; leurs figures de proue se reconnaissent, se parlent, et, sous les colonnades à demi ruinées du palais, ornées d’algues merveilleuses, vont rendre leurs dévotions à la déesse marine dont la statue de marbre blanc accueille et protège les navires délaissés des hommes…
Poète, Dunsany célèbre la mission du poète. N’est-il pas seul à savoir vaincre par ses incantations les maléfices de la fleur géante de pavot dont le murmure incessant : « ne vous souvenez pas, » répandu par les vents sur toute la Terre, étouffe l’humanité comme sous un suaire pesant ? Quand un monde disparaît, les dieux n’en voient revenir à eux qu’une relique, l’immortel don du chant rapporté par les cygnes. Dans le navire en perdition sur l’océan de l’oubli, le poète est le constructeur du radeau qui seul surnagera quand tout le reste sera submergé. Les hommes, les cités méprisent le poète, le chassent ou le font mourir. Un jour, dans la grand ville, il a rencontré la Renommée qui, selon son habitude, lui a tourné le dos ; mais, en partant, elle s’est retournée pour lui dire, dans un demi-sourire : « Rendez-vous dans cent ans, au cimetière de la maison des pauvres. » La nature a pour lui plus d’égards. Héros, poètes, la Terre les aime. Revenant une nuit d’une course aux étoiles, il a entendu notre mère la Terre parler à ses enfants : rêves et batailles, elle ne savait plus que cela de I’histoire du monde ; de tout le reste, nul souvenir ; des rêves et des batailles, répétait-elle ; et il lui dit alors (c’était pendant la grande guerre) : « Mère, mère, vous vous souviendrez de nous ! »
De l’amour, Dunsany parle peu. Il y a pourtant une belle émotion dans certain dialogue entre Eros et l’homme. Ils ont marché longtemps côte à côte, pour heur et malheur, et l’enfant divin, qui va quitter son compagnon, I’incite à ne pas avoir de regrets : il n’a pas été bon pour son ami, il s’est montré indigne, cruel, il n’a fait que se jouer de lui. L’homme cependant ne l’écoute pas, il ne cesse de pleurer l’amour qui le faisait vivre. Alors celui-ci, ne pouvant consoler le désespéré, lui enverra sa petite sœur la mort qui, elle, ne le trompera pas, et qui viendra avec un pâle sourire le prendre doucement dans ses bras pour le mener, en lui murmurant tout bas quelque vieux chant, au pays du matin, chez les dieux.
Si Dunsany ne prend rien à l’antiquité, il sait ce qu’il lui doit, et lui rend hommage en interprétant parfois, à sa façon et avec son art personnel, quelques-uns des vieux mythes classiques. Voici le nocher du Styx, tel que le voit le fils d’Erin à travers les brumes du Nord :
« Charon se pencha et se mit à ramer. Toutes les choses s’unissaient avec sa lassitude. Ce n’étaient pas des années ni des siècles qui pesaient sur lui, mais d’innombrables flots de temps, et la lourde vieillesse, et sa douleur au bras, tout cela n’était qu’une part du plan des dieux, un fragment d’éternité.
Si les dieux lui avaient une fois envoyé un vent contraire, cela aurait divisé le temps dans sa mémoire en deux masses égales.
Les choses étaient toujours si grises là où il vivait, que si quelque rayon avait erré un moment sur les morts, sur le visage peut-être d’une reine Cléopâtre, ses yeux ne l’auraient pas perçu.
N’était-il pas étrange que les morts arrivassent maintenant en si grand nombre ? Ils venaient par milliers, quand naguère ils venaient par cinquante. Charon n’avait ni le devoir ni l’habitude de se demander dans sa grise âme le pourquoi de ces choses. Charon, penché, ramait.
Et puis, des jours durant, personne ne vint. Ce n’était pas l’usage que les dieux ne lui envoyassent personne pendant un si long temps. Mais les dieux savaient ce qu’ils faisaient.
Enfin, un homme arriva, seul. Et la petite ombre s’assit frissonnante sur le banc, et le bateau poussa en avant.
Un seul passager ! Les dieux savent ce qu’ils font !… Le grand Charon, las, ramait, avec la petite ombre silencieuse et tremblante près de lui. Le bruit du flot était comme un puissant soupir que la Souffrance aurait soupiré au commencement des choses, et qui ne pouvait plus s’éteindre comme s’éteignent les échos des peines humaines sur les collines de la Terre, mais qui était aussi vieux que le temps et que la douleur dans les bras de Charon.
Enfin, portée sur les flots gris et lents, la barque toucha la côte de Dis, et la petite ombre toujours frémissante débarqua en silence, et Charon vira de bord pour retourner, las, vers la terre. Alors parla la petite ombre, qui avait été un homme :
« Je suis le dernier. »
Personne n’avait jamais encore fait sourire Charon, personne encore ne l’avait fait pleurer. »
Avec plus de lumière et de fantaisie, on retrouve cette noble gravité dans Ulysse et la Mort, pièce extraite comme la précédente d’un petit volume où l’’auteur a réuni des apologues brefs, serrés, puissants, d’ordre philosophique ou simplement humain :
« Dans les cours de l’’Olympe, Amour moqueur se riait de la Mort, parce qu’elle était laide à voir, – il n’y pouvait rien, – et qu’elle ne faisait jamais rien qui valût la peine, – ce n’était pas comme lui !
Et la Mort détestait de se voir moquée. Elle se tenait à l’écart, ne songeant qu’à ses griefs, et à ce qu’elle pourrait faire pour mettre fin à ces façons intolérables.
Voici qu’un jour elle apparut avec un air que tous les dieux remarquèrent. « Qu’est-ce que vous projetez ? » lui demanda Amour. Avec quelque solennité, elle lui répondit : « Je vais faire peur à Ulysse. » Et, s’enroulant dans son grand manteau gris, elle sortit par la porte du vent, la face tournée vers la terre.
Et, vite, elle arriva à Ithaque, au palais qu’Athéna connut. Ouvrant la porte, elle vit le célèbre Ulysse aux boucles blanches, penché près du foyer, tâchant de réchauffer ses vieilles mains.
Et le vent de la porte ouverte alla frapper Ulysse rudement, Et la Mort, s’avançant derrière Ulysse, poussa un cri soudain. Mais Ulysse continuait à chauffer ses mains pâles.
Alors, tout contre lui, la Mort se mit à hurler dans son dos.
Après un moment, Ulysse enfin se retourna et lui dit : « Eh bien ! vieille servante, tes maîtres ont-ils été bons pour toi depuis que je t’ai fait travailler à mon compte sous les murs d’Ilion ? »
La Mort resta muette, car elle se rappelait les railleries de l’Amour.
« Allons, viens, lui dit Ulysse, prête-moi ton épaule. » Et, lourdement appuyé sur l’osseuse armature, il partit avec elle par la porte ouverte. »
LE THÉÂTRE
À côté du conteur et du romancier, il y a en lord Dunsany un homme de théâtre. Voici un quart de siècle qu’il a abordé la scène. De ses vingt-cinq ou trente pièces, petites ou grandes, quelques-unes seulement ont été jouées en Irlande ; la plupart ont vu la rampe en Angleterre, et aux États-Unis, où, dans le seul hiver 1916-1917, on représenta six de ses petits drames.
Négligeons dans son œuvre la comédie moderne ; il en a fait souvent, et ne paraît guère, à notre sens, fait pour elle ; habiles et faciles, ses satires contre la sottise de certaine bourgeoisie, contre la réclame, contre les falsificateurs, ne nous intéressent que médiocrement. Négligeons même, quelle qu’en soit la haute noblesse, son drame historique sur Alexandre.
La figure du grand roi manque de corps, l’action ne se soutient pas au long de ces quatre actes dont l’unité ne se fait qu’autour de cette question : Alexandre est-il fils de Philippe ou de Jupiter ? Que pense-t-il de lui-même et des dieux ? La pièce n’est guère scénique. Et l’épopée ne nous semble pas être l’affaire de Dunsany. Il est l’homme du rêve, et la question était de savoir si de nos jours le rêve peut retrouver place au théâtre, sur les vieux tréteaux de Shakespeare. Pourquoi non, puisque, aujourd’hui comme hier, le théâtre est justement fait pour nous sortir de nous-mêmes en nous conduisant dans un monde artificiel et à part, et que son but et sa condition ne sont autres que l’illusion ? Mais cette place, que pouvait-elle être ? La fantaisie légère ou lyrique ? La fantaisie dramatique ?
Le premier de ces genres lui a fourni de jolis contes scéniques, pleins d’une poésie rêveuse et gracieuse, et d’ironie : ironie spirituelle sur les jeux de l’enfant et du sort dans Golden Doom (l’Oracle d’or) ; ironie émue, dans The Old King’s Tale (le Conte du vieux roi), sur l’amour et les dieux, ces dieux implacables que doivent pourtant combattre et vaincre les jeunes amants ; ironie plus grave sur les caprices du destin qui font d’un roi un esclave et d’un esclave un roi dans Argimenès. Plus purement poétiques sont les Tentes des Arabes, charmante bluette sur la magie du désert et les amours de la fille des sables. Quant à If (Si), sorte de féerie en quatre actes qui ne nous semble guère caractéristique de l’esprit ni de la manière de l’auteur, c’est la pièce du conditionnel passé, de ce qui aurait pu être si… : que serait-il arrivé si John Beal, de la maison Briggs et Caters, marié, paisible et heureux, n’avait pas certain jour, il y a dix ans, manqué son train du matin ?… Cette curieuse pièce à surprises et aventures, adroite, mouvementée et par endroits émouvante, avec des éclairs de poésie et une riche décoration orientale, a eu deux cents représentations consécutives à Londres en 1921. Retrouverait-elle pareil succès à Paris ? On en peut douter : le théâtre a ses frontières…
C’est plutôt à la forme dramatique de la fantaisie qu’est porté Dunsany par ses dons et ses goûts. Il est arrivé au théâtre très doué quant au sens de la situation dramatique. Et avec ses idées à lui. Petit ou grand, le drame étant par définition quelque chose d’inattendu et de fatal qui arrive tout à coup, l’art consiste à « surprendre par la vérité, » à rendre l’évidence imprévue et nécessaire, de façon qu’après le premier choc de la surprise le spectateur ait d’instinct ce réflexe : « Quoi ! bien sûr ! » Ni accidents ni incidents : il faut que les événements apparaissent inévitables et qu’on y voie la main de la destinée. Peu importe qu’il s’agisse de faits survenus sous la sixième dynastie d’Égypte ou suggérés par un écho des feuilles d’hier soir, mais il faut que, réels ou non, ils aient un caractère étrange, saisissant et merveilleux. Et les caractères seront tout d’une pièce, dominés par une seule passion ou vision ; ils sont considérés comme secondaires, subordonnés aux événements, et la conséquence en est que, les personnages et leurs motifs d’action étant insuffisamment expliqués, l’auteur risquera de tomber parfois dans le mélodrame.
Ajoutons que, le savoir-faire lui manquant pour la construction de grandes pièces en cinq actes, il est plus à son aise dans l’acte unique ou les deux actes, où d’ailleurs les caractères ont moins d’importance, où l’action est plus simple et l’illusion plus facile à maintenir ; on sait que cette forme réduite du drame, déjà employée à Paris, et dont sir James Barrie a été le premier à tirer parti en Angleterre, s’était alors largement répandue dans les pays anglo-saxons, sur la scène des little theatres. Tout cela aboutit, chez Dunsany, à de brèves esquisses dramatiques, à portée symbolique, largement brossées, et où tout converge à produire un puissant effet de surprise dans la scène finale.
Ses meilleurs thèmes, il les trouve dans les jeux des hommes et des dieux. La toute-puissance et la vengeance du destin, représenté par l’idole aveugle et sacrée qui punit ses ravisseurs après les avoir frappés d’épouvante, c’est Une nuit à l’auberge, petit acte que l’éminent critique américain, M. Ernest Boyd, a déclaré l’un des plus vibrants et forts de la scène contemporaine, et qui a connu un très grand succès populaire dans les pays de langue anglaise. Les Dieux de la Montagne, c’est l’insondable crédulité humaine. Il y a dans Marna des mendiants qui se lamentent sur la dureté des temps : « tout ce qui est divin dans l’homme, la bonté, les chants, l’ivresse et l’extravagance, tout cela disparaît » ; les marchands ne font plus l’aumône, et pourtant, qu’est-ce que leur culte pour les dieux, sinon de la mendicité déguisée ? Que ne sommes-nous dieux ? Et voilà qu’après les préparations nécessaires, ils se font passer pour les dieux protecteurs de la ville, les dieux de jade verte descendus de leur montagne. Le peuple, sceptique, hésite d’abord à croire en eux ; mais une nuit les anciens dieux sont venus en secret jusqu’au temple où ils ont pétrifié les imposteurs, et quand la foule arrive à l’aube, voyant ceux-ci de pierre, elle s’écrie, enfin pleine de foi et de repentir : « C’étaient donc de vrais dieux ! »
La sottise des hommes n’a d’égale que la malignité des dieux. Dans The Glittering Gate (le Portail éblouissant), nous voyons deux voleurs, le vieux Jim et son cadet Bill, se retrouver après leur mort dans une caverne close d’un mur de granit où s’encastre, bien verrouillée, la porte dorée du ciel. Jim, ancien ivrogne, dit à Bill, nouvel arrivé, son désespoir : la caverne est pleine de bouteilles ; il les essaie, toutes sont vides. Et la porte du paradis est fermée. Pas d’espoir. Donc pas d’avenir. Et puisqu’il n’y a pas d’avenir, il n’y a pas non plus de passé. À peine du présent. Mais Bill trouve moyen de forcer la serrure de la porte céleste. Il l’ouvre, et que voit-il ? La nuit, et rien dans la nuit. Il n’y a pas de ciel. Il n’y a rien. Et voici que d’en haut part un rire immense, monstrueux, démoniaque, qui éclate et envahit en crescendo toute la scène : c’est le rire des dieux qui narguent les humains après s’être joués d’eux.
L’humour et l’ironie, qui chez les Irlandais pénètrent partout, font place ici, comme dans bien d’autres pièces à succès de Dunsany, à la raillerie amère, au sarcasme féroce et corrosif. L’impression troublante qui en ressort est plus brutale que dans les romans ou contes, parce que la scène exige un certain grossissement des choses et qu’il lui manque l’atmosphère, l’environnement où les valeurs se mettraient d’elles-mêmes à leur place. L’auteur se défend d’avoir fait « des allégories » ; mais le symbolisme de ses petits drames n’en est pas moins fait pour choquer parfois les spectateurs ; d’ailleurs, Dunsany n’a-t-il pas déclaré lui-même, en une curieuse formule, que « tout ce que nous écrivons avec sincérité est vrai, parce que nous ne pouvons rien réfléchir que nous n’aurions pas vu » ?
Son théâtre ne vaut pas, aux regards d’un étranger, ses livres. Et si cela vient, pour une part, de ce qu’il manque de certaines qualités théâtrales, de celles qui font la forte construction dramatique, les caractères pleins et les personnages vivants, cela tient aussi à la nature des choses, à ce que le théâtre ne laisse pas à un rêveur comme lui la même liberté d’imagination que le livre et ne lui permet pas d’en utiliser toute la richesse. C’était une expérience intéressante que de tenter de faire admettre à la scène ses rêves irréels.
Il a pu y introduire une petite part de sa mythologie, de sa magie ou de sa fantaisie ; mais, de son pur royaume enchanté, rien n’a passé. L’expérience n’a qu’à demi réussi. C’est que si le théâtre a plus de puissance d’action sur la sensibilité des foules, en revanche, il offre un champ plus restreint aux songes du poète.
L’ŒUVRE ET SON ESPRIT
L’œuvre de lord Dunsany comporte, à nos yeux de Latins, des défauts apparents : une note souvent forcée dans le bizarre ou le grotesque, un abus recherché dans la parure verbale, dans les détails décoratifs d’ailleurs charmants, quelques teintes de mauvais goût, çà et là des puérilités, des boutades fantasques, sans compter les obscurités dont on se demande à qui la faute, et si elles cachent une intention ; bref, un excès de facilité, qui porte par occasion l’auteur à abuser de ses dons naturels. Mais ceux-ci sont incontestables, et il y a dans l’ensemble de son œuvre une force et une richesse qui la mettent sans conteste hors de pair. Son style se reconnaît entre cent, et non pas par ses petits côtés, ses menues manies comme l’abus biblique des et au début des phrases, mais par ses qualités essentielles d’opulence et d’éclat : tantôt une extrême concision nerveuse et vigoureuse, des mots rares et suggestifs, des sentences frappées et frappantes, et tantôt cet intime tressaillement de la phrase haletante, ce large rythme musical et magnifique, et cette abondante splendeur nombreuse et majestueuse comme la houle des océans. On devine, en Dunsany, un lecteur fréquent de la Bible ; la langue s’en ressent.
On ne lui voit guère de maître, de modèle, et toute son œuvre semble sortie, vigoureuse et fraîche, d’une imagination extraordinairement féconde, prodigue, naturelle et spontanée, au jet dru et puissant, produisant comme sans effort, sans artifice, et au contraire avec une jouissance évidente ; une imagination toujours poétique, habile à se jouer dans l’irréel et l’impossible, dans un monde où temps, mesure, logique, n’existent plus, indépendante de toutes les formes convenues, de toutes les traditions reçues, taillant audacieusement dans le neuf avec une intensité et, en même temps, une netteté de vision surprenantes ; une imagination toujours en mouvement. « Je l’ai vu, écrit de Dunsany un de ses amis, esquisser un scénario pour une pièce, écrire un conte et inventer une douzaine d’incidents pour ses histoires dans l’espace d’une matinée, et, tout ce temps, parlant imaginativement. » Ce visionnaire aurait pu dédier son œuvre, comme Poe a fait pour Eurêka, « aux rêveurs et à tous ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités. » Mais il n’y a pas chez lui ce qu’il y a chez Poe de morbide ; nulle névrose, nulle hystérie. Avec Hoffmann, avec Wells, il a, comme avec Poe, des points de contact plutôt que de ressemblance. Rien ne le rapproche du vieux romantisme sentimental de Novalis ou de Jean-Paul. Il rappellerait plutôt Villiers de l’Isle-Adam, par certains côtés : même ironie, même humour, même orgueil que chez l’auteur des Contes cruels, sans toutefois ses sympathies humaines et ses aspirations religieuses.
On dit qu’il ne doit rien à l’Irlande, et qu’il est dans son pays comme une énigme. Quelle erreur ! Par ce prodigieux pouvoir imaginatif qui est le sien, il est précisément, essentiellement irlandais. Il l’est par cette recherche de l’alibi, ce besoin de sortir de la réalité qui l’a conduit au merveilleux comme il en a conduit d’autres à l’occultisme, à la poésie pure, à la psychanalyse ou à l’utopie politique. Il l’est littérairement par ce trait caractéristique des fils d’Erin qu’on a dénommé leur « tragique aliénation de la vie, » et qui fait que nulle part plus qu’en Irlande on ne peut dire, selon l’expression de Miss Mitchell, que « l’esprit et le corps sont largement dissociés l’un de l’autre. » Les vieilles épopées gaéliques ne sont-elles pas remplies de visions, de mystères, d’aventures plus fictives que réelles ? Ainsi Dunsany nous raconte à son tour ses aventures intérieures dans le monde imaginaire qu’il s’est créé et où son rêve et sa fantaisie se sont donné carrière. Veut-on savoir quels sont, d’après un récent et savant ouvrage (2), les traits typiques de la sculpture irlandaise au début de l’ère chrétienne ? L’ornement pour l’ornement, le décor absorbant la figuration, le rejet de la logique comme du réalisme et de l’imitation de la nature, et d’autres encore qui témoignent « d’imaginations plus lyriques que constructives » : ne dirait-on pas que voilà qualifiés, dans un autre ordre d’art et à bien des siècles de distance, quelques-uns des mérites et des défauts de la littérature de Dunsany ? Chose étrange, n’est-il pas vrai ? que cette persistance à travers les âges d’un certain nombre de caractères psychologiques, accessoires ou essentiels, mais en tout cas frappants, – nous ne dirons pas dans la race, car sans doute lord Dunsany n’a-t-il pas beaucoup en lui de sang gaélique, – mais dans un pays, dans un climat donné, comme si sous chaque ciel la nature avait voulu fixer à sa guise un type et forger pour toujours la chaîne des générations.
Ce n’est pas, semble-t-il, comme chez les jeunes gens d’après-guerre, l’« inquiétude, » le trouble intérieur, le désarroi moral qui ont mené à l’évasion ; ce serait plutôt une réaction instinctive contre un tempérament porté au pessimisme et au fatalisme. « Les dieux sont contre nous… on ne lutte pas avec eux… ils ne pardonnent pas… seule la jeunesse peut les apitoyer ou les combattre… après trente ans, tout n’est que tristesse… » : voilà des pensées qui reviennent souvent sous sa plume. Nous avons dit son horreur pour la civilisation, la ville et la machine ; le châtiment du monde dépravé, il le voyait dès avant 1914 dans la guerre, lorsqu’il faisait dire à l’un de ses personnages : « L’homme et ses cités doivent être brisés par la guerre, afin qu’en surgissent la sagesse et la vigueur ; l’épée est le soc de la charrue qui laboure I’humanité pour qu’elle ne se corrompe pas dans les villes. » Au cours même de la grande guerre à laquelle il payait si noblement son tribut, voyant de près la mort, ce sont les vivants qu’il plaint : « De quelles horreurs et de quelles terreurs les dieux n’ont-ils pas chargé l’avenir ?… L’avenir est plus terrible que la mort, qui n’a qu’un seul secret… La vie seule a ses peines, la mort n’en a plus… Les morts seuls sont saufs. » L’épreuve, dirait-on, a nourri en lui l’héroïsme, mais au prix d’une amertume orgueilleuse et sombre. Réfugié dans son rêve, au haut de sa tour d’ivoire, froid et distant, il ne paraît accorder qu’un dédain railleur à la pauvre humanité errante et souffrante. Les petites vies d’hommes semblent compter pour peu de chose à ses yeux, comme à ceux de ces Orientaux dont il évoque si souvent la cruauté dans ses livres ; en tout cas, tout ce qui est bourgeois, tout ce qui fait ce monde serf, bas et laid, lui répugne, et, dans ce verdict de réprobation, il mêle curieusement « les prêtres, les commerçants, les maîtres d’école et les journalistes. » L’humanité en général ne lui paraît avoir de prix que parce qu’elle est capable de rêve, ou ce qu’elle peut donner d’héroïsme sous l’inspiration du rêve ; hors de là, il n’imagine pas du tout qu’elle soit la grande affaire du monde !
Son scepticisme dissolvant, son sarcasme destructeur s’attaquent à tout et à tous. Aux dieux qu’a créés sa fantaisie, âpres à la vengeance, cruels et fourbes, habiles à se moquer des mortels et à les leurrer. Aux hommes, dont il tourne en dérision la crédulité, les espoirs vides et les craintes vaines, au risque de saper en eux ce qu’il y a de plus noble foi non plus dans les dieux, mais en Dieu. L’espérance ne sait que nous tromper, l’effort ne va qu’à la déception, l’idéal reste hors d’atteinte ; l’individu n’est qu’un jouet aux mains d’une fatalité aveugle et malfaisante : et tout n’est ici-bas que mirage et chimère.
C’est-à-dire illusion. Mais l’illusion porte en soi son remède. Elle est poison et contrepoison ; défaite, ou, à notre choix, victoire. La réalité n’étant qu’une apparence, l’illusion sera, si nous voulons, la réalité. Elle ouvrira la porte au prisonnier, elle lui fournira une revanche contre la vie, contre le nihilisme et la désespérance. Universelle, toute-puissante et nécessaire, elle se suffit à elle-même, elle se satisfait elle-même ; de fait, chacun a la sienne, depuis la marotte niaise ou ridicule jusqu’au rêve idéal et divin. Écoutez comment Perkins, le fou, c’est-à-dire le sage, le voyant, parle des illusions dans la Bénédiction de Pan : « Elles sont la seule défense que nous ayons… Gardez vos illusions, ô hommes !… De quoi avons-nous besoin dans la vie, sinon d’illusions ? Il y en a tant qu’on veut. Elles sont à vous si vous voulez. » Chez un Anatole France, le pyrrhonisme s’ingéniait à chasser et à détruire toutes les illusions ; chez un Dunsany, il se porte à les rechercher et à s’y complaire. « Si on reprochait à lord Dunsany, écrit son ami M. Padraic Colum, d’avoir rempli le peuple de vains contes et de songes, il pourrait dire : j’ai conservé vivant son esprit de rêve, et le rêve est saint. Il dirait comme William Blake que l’imagination est l’homme même. Il dirait que la seule chose qu’on puisse faire pour l’humanité, c’est d’exalter de plus en plus son imagination. Et dans toute son œuvre, il n’y a qu’une idée à portée sociale, c’est une hostilité implacable contre tout ce qui appauvrit l’imagination des hommes. »
L’imagination, le rêve, voilà donc ce qui, selon Dunsany, permet de vivre. Les esprits supérieurs y ajoutent l’ironie. Les plus nobles, l’art. L’art, l’ironie, le rêve, dégagent l’homme, le relèvent et le vengent. C’est là une philosophie, pour employer un grand mot, qui paraîtra sans doute déficiente et décevante. Non pas que l’évasion, puisqu’évasion il y a, celle du moins qui veut fortifier les esprits et les cœurs en leur ouvrant de nouveaux horizons, ne puisse avoir sa raison d’être et, dans certaines limites, sa justification. Toute littérature d’imagination n’est-elle pas en un sens une évasion, puisqu’elle tend à nous sortir des conventions, des préjugés, de la banalité quotidienne de la vie ? Encore faut-il qu’elle nous élève au-dessus de nous-mêmes, qu’elle nous éclaire et nous soit, selon le mot connu de Taine, « bienfaisante. » Bienfaisante, l’œuvre de Dunsany ne l’est guère, malgré tout son charme et son art : elle enchante, mais elle déconcerte, elle trouble, elle inquiète. Elle nous transporte dans un « à-côté » plutôt que dans un « au-delà. » D’’aucuns préféreront les « châteaux de l’âme » aux châteaux de l’imagination. Entre le rêve et la réalité, entre le merveilleux et notre pauvre Terre, n’y a-t-il pas la vérité, la vérité spirituelle comme la vérité morale ? Et n’est-ce pas elle qu’il faut suivre et poursuivre, au lieu de chercher un alibi dans les songes et de s’enfermer dans l’illusion, c’est-à-dire, au vrai, dans la négation ?
De tous les grands rêveurs en prose, Dunsany est sans doute le plus hors la vie, celui qui nous transporte et nous tient le plus loin de la réalité. Et il est par surcroît le plus continûment poétique. « On le dirait descendu d’Orion ou d’Aldébaran, écrit de lui le poète A. E. (George Russell) ; s’il était né dix mille ans plus tôt, sa faculté créatrice de mythes aurait fait de lui un fondateur de religion, et les savants d’aujourd’hui étudieraient son système en s’étonnant de n’y trouver aucune affinité avec aucune des religions connues… » Si, dans l’Irlande actuelle, il fait un peu figure d’isolé, il a pourtant su traduire et illustrer en maître quelques-uns des traits les plus typiques d’Erin. Nul n’est plus éloigné de notre esprit français, de nos traditions classiques ; cela n’empêche que, dans le mouvement intellectuel de l’Europe, il n’ait devancé la jeune littérature sur le plan de l’évasion qu’elle allait mettre à la mode et où elle s’exerce aujourd’hui avec tant de complaisance : il a même été, sur ce plan, plus loin qu’elle. Et c’est ainsi qu’il se trouve, peut-être un peu à son insu, très représentatif à la fois de son pays et de son temps. On ne peut en tout cas que reconnaître à une œuvre telle que la sienne un caractère très remarquable de puissance et d’originalité, qui assure à lord Dunsany une place de premier rang dans les lettres contemporaines.
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(1) Romans et contes : The Gods of Pegana, 1905 ; Time and the Gods, 1906 ; The Sword of Welleran and Other Stories, 1908 ; A Dreamer’s Tales, 1910 ; The Book of Wonder, 1912 ; Fifty-one Tales, 1915 ; Tales of Wonder, 1916 ; Tales of Three Hemispheres, 1920 ; The Chronicles of Rodriquez, 1922 ; The King of Elfland’s Daughter, 1924 ; The Charwoman’s Shadow, 1926 ; The Blessing of Pan, 1927 ; The Travel Tales of Mr. Joseph Jorkens, 1931. – Théâtre : Five Plays, 1914 ; Plays of Gods and Men, 1917 ; If, 1921 ; Plays of Near and Far, 1922 ; Alexander and Three Small Plays, 1925 ; Seven Modern Comedies, 1929. – Livres de guerre : Tales of War, 1918 ; Unhappy Far-Off Things, 1919. – Poèmes : Fifty Poems, 1926. – The Book of Wonder a été traduit en français par Marie Amouroux sous le titre Le Livre des Merveilles (Paris, Figuière, in-12, sd). Divers fragments d’œuvres de Dunsany ont, d’autre part, été traduits dans la Revue européenne, la Revue de Genève, etc.
(2) La Sculpture irlandaise pendant les douze premiers siècles de l’ère chrétienne, un volume de texte et un volume de planches (Paris, Leroux, 1933), par Mlle Françoise Henry.
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(L. Paul-Dubois, in Revue des Deux-Mondes, cent troisième année, 15 août 1933. Portrait de Lord Dunsany, tirage argentique, 1925 ; Georg Jahn, « Satyr mit seinem Sohn, » pointe sèche, 1902)


