Cela se passait en Chine à une époque qui se perd dans la nuit des temps écoulés !

L’Empereur Hoang-Tho, lassé de contempler les fabuleux trésors de ses palais de légende, lassé de la servilité et des compétitions hypocrites de ses innombrables courtisans, lassé de la richesse et de la puissance sans limites dont il jouissait, s’en était allé – accompagné d’un serviteur fidèle – vers le sud où fleurissent les cerisiers aux bouquets couleur d’aurore.

Sous l’humble et terne habit d’un moine mendiant, il parcourut les routes de son empire, serpentant interminablement à travers les plaines d’alluvions fertiles, gravissant les pentes abruptes des montagnes couvertes de forêts de mélèzes et de chênes verts, s’insinuant toujours plus avant dans le bas-pays par des cols sur lesquels flottaient en permanence de lourdes écharpes de nuages glacés. Tantôt il s’arrêtait dans une pauvre auberge et partageait avec les autres voyageurs le riz, le poisson séché et le lit de briques creuses sous lequel – la nuit – se consumait lentement un amas de bûches ; tantôt il acceptait la frugale hospitalité de quelque monastère perché tel un nid d’aigles au bord de vertigineux précipices ; à moins qu’il ne se rendît aux prières d’un paysan soucieux d’honorer sa vétuste demeure de torches et les tablettes des ancêtres par la présence et les bénédictions d’un saint homme errant.

De ferme en village, de bourg en ville, de plaine en vallée, par-dessus rivières et fleuves, l’Empereur parvint enfin dans la région du lac Toung-Ting, laquelle se trouve au nord de la province intérieure du Hou-Nan ; et là, il décida de séjourner quelques semaines. Car, au cours de ses pérégrinations, au contact d’hommes, de femmes et d’enfants qui ignoraient approcher le Fils du Ciel, il avait appris une infinité de choses que l’isolement orgueilleux où il vivait auparavant lui dissimulait. Il voyait son peuple avec un regard neuf, il mesurait l’étendue de la misère et de l’ignorance où stagnait celui-ci, et il s’en indignait autant qu’il s’insurgeait contre l’odieuse et cupide tyrannie qu’exerçaient mandarins et fonctionnaires impériaux. Il lui fallait, maintenant, méditer les leçons de l’aventure qu’il avait tenue à vivre et en tirer les enseignements qui lui permettraient de procéder sans retard à de sages et fécondes réformes.

Un jour que, solitaire, il se promenait le long des rives désolées du lac tout en bâtissant de judicieux projets, il parvint à l’orée d’une anfractuosité au fond de laquelle retentissait un épouvantable vacarme. Il y pénétra hardiment et aperçut un immense dragon au corps couvert d’écailles plus larges que les feuilles du lotus géant, à la crête rugueuse et dentelée, aux yeux étincelants comme des escarboucles et dont les naseaux laissaient échapper des flammes ardentes mélangées de jets de vapeurs pourprées. Le terrifiant animal se débattait, se contorsionnait et rugissait plus puissamment encore que cent tigres furieux.

À sa vue, le dragon se calma soudain et dit :

« Homme, je suis à ta merci ! L’extrémité de ma longue queue s’est trouvée prise dans une faille du roc et, comme il m’est impossible de tourner la tête pour regarder en arrière et agir afin de me délivrer, me voici prisonnier !

Mon nom est Faï-Tsi-Long et je demeure là-bas, au bord de la mer, en un endroit où les eaux du grand fleuve venu des montagnes ensanglantent les flots marins par l’apport de leur limon.

– N’ajoute rien, dragon, répondit vivement l’Empereur ; j’ai trop souffert à la vue de l’esclavage immonde où l’on tient les hommes de ce pays pour supporter un seul instant que tu restes captif ! »

Et il s’en fut dégager – non sans peine – la queue de Faï-Tsi-Long d’entre les tenailles de pierre qui la retenaient. Aussitôt, le monstre plongea dans l’élément liquide, gagna le lac profond, puis fit face à son sauveur.

« Hoang-Tho, dit-il, toi, l’Empereur de la Chine, tu m’as rendu la liberté ! Et je sais que tu la rendras également à tes sujets opprimés. Loué sois-tu, cœur compatissant et noble, au nom du Tout-Puissant Ciel Bleu ! Avant que nous nous séparions, j’ai le devoir de te remercier et je le ferai en te proposant ceci : si jamais, toi ou l’un de tes descendants mâles, vous vous trouviez en grand péril, il vous suffira de prononcer mon nom pour qu’avec la fulgurante rapidité de l’éclair, je vole à votre secours. Voici la plus petite de mes écailles. Tu la suspendras à un bracelet de jade afin qu’elle te fasse souvenir que Faï-Tsi-Long est ton reconnaissant et éternel allié ! »

Alors, il se mit à nager de plus en plus vite vers le large ; son corps émergea de l’eau écumeuse, ses ailes se déployèrent, battirent, et il disparut dans l’éblouissante clarté du soleil !

Les années passèrent. Hoang-Tho appliqua les justes et salutaires réformes qu’il avait conçues au bord du lac Toung-Ting, puis il mourut et s’en fut prendre place parmi les Dieux bienfaisants que vénéraient les plus humbles gens. L’horloge du temps poursuivit sa marche ; les siècles glissèrent un à un dans le gouffre de l’éternité passée.

Plus tard, bien plus tard, des barbares à face camuse et féroce, venus du Nord sous des étendards faits de queues de yacks et de juments, assiégèrent la capitale où s’étaient réfugiés les débris des armées du dernier représentant de la lignée impériale. Les flèches pleuvaient drues par-dessus les remparts de boue séchée, les béliers ébranlaient les massives portes de cèdre et l’on entendait déjà les farouches clameurs des hordes lancées dans l’ultime assaut que suivraient le meurtre, le pillage et l’incendie. C’est alors que le regard de l’empereur tomba sur l’écaille cerclée d’or et de diamants qui brinquebalait sous l’anneau de pierre verte enserrant son frêle poignet. Il se souvint à sa vue de la tradition secrète que les souverains agonisants confiaient dans un souffle à leur fils aîné et sa voix éclata aussitôt comme l’appel d’un cor :

« Faï-Tsi-Long ! »

Dans l’instant, le ciel fut obscurci par l’apparition d’une énorme masse sombre qui se rapprocha du sol et se mit à tournoyer autour de la ville, en frôlant presque ses défenses au milieu d’un tourbillon de feu et de rugissements atroces. Quelques minutes après, il ne restait plus rien de la multitude des envahisseurs, que des lambeaux sanguinolents que se disputaient voracement les rapaces accourus à tire-d’ailes !

L’Empereur s’était prosterné et, de ses lèvres blêmes, s’égrenait une action de grâce fervente envers le dragon libérateur. Celui-ci vint enfin se poser aux côtés de son allié et lui renouvela la promesse jadis faite à son illustre ancêtre. Il assista à un festin monstre au cours duquel le souverain s’aperçut que le corps de son sauveur était littéralement constellé d’ecchymoses ; il le lui fit remarquer, tout en s’apitoyant sur ces blessures.

« Ce n’est rien, répondit Faï-Tsi-Long ; je dormais au fond de la mer et mes serviteurs avaient entassé sur moi une chaude couverture de blocs de rochers. Je me suis brusquement réveillé en entendant ton appel et, dans ma hâte, j’ai tout broyé autour de moi ; ce que tu vois sont les témoignages irrécusables de ma précipitation. »

À l’issue du repas, le dragon regagna sa demeure marine, accompagné de la plus avenante des sœurs du monarque que celui-ci lui avait offert en mariage, avec une inestimable dot de métaux précieux et de gemmes rares.

L’éternité continua de couler comme l’eau des fleuves, sans fin, mais jamais plus un Empereur de Chine n’eut recours à l’alliance de la bête d’Apocalypse…
 

*

 

Si vous allez aujourd’hui dans la baie d’Along, laquelle s’ouvre à l’ouest du Golfe du Tonkin, vous constaterez que Faï-Tsi-Long ne mentit point à l’Empereur de Chine. Si brutal avait été son réveil que la couverture minérale protégeant son sommeil s’était brisée en une infinité de morceaux qui parsemèrent dès lors les eaux de la baie. Avec le temps, certains se sont ornés de végétation ; des singes y habitent et aussi des mouflons que l’on voit parfois nager paisiblement d’une île à l’autre. Mais la plupart sont demeurés nus, ainsi qu’au jour où la fidélité du dragon les fit surgir de l’onde amère.

Ne me demandez pas, surtout, ce qu’il advint de la princesse ! Sinon, je me verrais contraint de vous narrer comment j’aperçus le fantôme charmant de sa fille : Hui-Tcheng-Hoa, ce fantôme qui erre, les soirs de brume, dans le dévale des îlots, et inspire une telle passion d’amour aux pauvres pêcheurs qui le rencontrent que ceux-ci ne vivent plus, désormais, que pour le rejoindre au fond de quelque palais dessous la mer de Chine !
 
 

 

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(Pierre Sylvestre, in Journal des Voyages et Aventures de Terre, de Mer et de l’Air, soixante-douzième année, n° 147, jeudi 17 mars 1949 ; l’illustration est extraite de la publication)