CHRONIQUE GÉNÉRALE

 

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J’ai reçu, avec une bienveillance un peu narquoise, les doléances d’un pharmacien. Cet apothicaire infortuné venait se plaindre à moi de ce que je maltraitais outre mesure les drogues, et il disait amèrement : « Vous voulez donc nous arracher le pain de la bouche ! »

Non, non, pauvre potard, je ne veux point la mort du pécheur.

D’autant que, parmi ses plaintes, ce pharmacope émet une idée assez juste. Les pharmaciens, après des études plus ou moins approfondies, acquièrent un grade que leur confère la Faculté. Il semble, dès lors, qu’ils aient entre les mains une sorte de monopole, qui, dans l’espèce, consiste à vendre des poisons, dosés suivant des formules tirées du Codex. Ainsi le docteur signe une ordonnance, d’après laquelle il faut délivrer au porteur un centigramme d’acide sulfurique, par exemple, ou d’acide nitrique, ou d’aconitine, ou de tel autre toxique. Le pharmacien exécute l’ordonnance, en pesant au compte-goutte lesdites substances. Et, ce faisant, il obéit à la loi.

Or, si vous, pour brûler la figure d’une femme trop aimée ou d’un rival abhorré, vous avez besoin d’acide sulfurique, vous n’irez certes pas chez le docteur de votre quartier demander une ordonnance pour ce projet homicide. Non. Alors, vous vous rendez tranquillement dans une droguerie en gros, et, sous prétexte que vous êtes marchand de couleurs, ou graveur, ou n’importe quoi d’analogue, vous pouvez acheter une bonbonne d’acide, avec quoi vous aurez le loisir d’exterminer vos ennemis dans le plus bref délai.

Ainsi, par une anomalie bizarre, on peut avoir au litre, très aisément, des poisons infernaux qu’un brave pharmacope ne peut délivrer que contre ordonnance et à dose infinitésimale.

Là, mon apothicaire a raison de se plaindre. Et, de fait, du moment que l’État monopolise le tabac, ce poison, et les cartes, ce toxique, il pourrait entraver un peu la vente libre de l’acide sulfurique et de ses similaires.

D’ailleurs, il y a beau temps que ces choses ont été dites, mais inutilement. Il me souvient qu’avec son humeur paradoxale le poète Charles Cros, qui était en même temps un grand savant, imagina de donner une leçon aux pouvoirs publics. Et voilà comment il s’y prit.

Il ouvrit dans le journal Gil Blas une série de chroniques sous ce titre suggestif : « Conseils aux voleurs et aux assassins. »

Je me souviens du premier conseil. Il s’agit de démolir un coffre-fort. En ce cas, généralement, les cambrioleurs se servent d’une hache d’abordage, ou de tel autre instrument redoutable et bruyant. Charles Cros, lui, offrait, avec un sérieux imperturbable, le meilleur procédé au cambrioleur. « Quand vous partez, disait-il, pour la conquête d’un coffre-fort, il est utile que vous vous munissiez d’une boîte à lait, dans laquelle, mélangée à un peu d’eau, flottera de la terre glaise, telle que l’emploient les sculpteurs. Puis vous aurez la précaution de vous munir d’un demi-litre d’acide sulfurique ou nitrique, au choix. Dès que vous êtes en présence du coffre-fort, vous façonnez avec la terre glaise de petites écuelles que vous fixez à divers endroits du coffre-fort, aux places où s’aperçoivent des vis par exemple, ou des traces de soudure quelconques. Tout en fumant une cigarette, vous attendez que ces écuelles sèchent, et, alors, vous versez délicatement votre acide dans ces récipients, et, allumant une autre cigarette, vous laisser agir l’âme redoutable de l’acide qui troue et perfore l’acier, si bien qu’à un moment donné la plus légère poussée ou pesée fait sortir la porte du coffre hors de ses gonds, et qu’il n’y a qu’à cueillir silencieusement le magot. »

À la suite de ce conseil, Charles Cros écrivait : « Pour se procurer l’acide sulfurique ou nitrique nécessaire, il ne faut pas s’adresser au pharmacien qui n’en délivre que sur ordonnance et en petite quantité, mais il faut aller chez le droguiste en gros, qui en vend sans difficulté à quiconque le paie. »

Je me souviens d’un deuxième conseil, où il s’agissait de faire disparaître un cadavre encombrant. On lui faisait prendre un excellent bain d’acide sulfurique. Et toujours la même note suivait : « Ne point s’adresser au pharmacien qui, etc., mais, au droguiste lequel, etc. »

Je dois dire, tout d’abord, que cette série fut interrompue au troisième numéro ; car on redouta que, mis ainsi au courant des progrès de la science, les criminels ne devinssent véritablement trop forts.

Il n’en existe pas moins le fait anormal que, à Paris, chacun peut se procurer chez le droguiste les poisons dont il peut avoir besoin, tandis que l’infortuné pharmacope doit passer sous l’ordonnance du docteur.

Quelque peu suspect que je sois de tendresse pour tant d’apothicaires, vendeurs de drogues nuisibles et infatués, je devais constater que, dans ce cas, ils ont raison de se plaindre d’une concurrence déloyale. Ils ont acquis, de par la Faculté, le droit de vendre du poison, et il se trouve des gens qui, sans diplôme, offrent à tout venant les toxiques les plus énergiques. Et souvent, lesdits toxiques n’ont d’autre destinée que d’aller du fond d’un bol vers les yeux ou le nez ou la bouche d’une personne qui se passerait fort bien d’un tel cadeau.

Quel que soit le respect que l’on doit au vieux principe de la liberté, il y aura là pour les pouvoirs publics une occasion de manifester un souci prévoyant envers la santé publique.

Nous, vitalistes, convaincus que toute drogue est un poison, et que l’espèce humaine doit rejeter loin d’elle ces forces inférieures que la magie appelle des élémentaux, pour recourir plutôt aux généreuses forces de la nature mère et clémente, aux anges magnifiques du soleil, chaleur et lumière, nous, vitalistes, n’avons pas à prendre parti dans ce débat entre droguistes et pharmacopes ; et, cependant, si nous détestons l’emploi des poisons que fait la pharmacie, à plus forte raison devons-nous honnir le commerce en grand des toxiques que pratiquent librement et sans contrôle d’audacieux industriels.

Pourquoi l’État, qui a toujours besoin d’argent, ne monopoliserait-il pas à son profit le maniement des drogues et poisons ?… Mais que dis-je là ? On voit déjà que, pour son argent, l’État protège le tabac, les cartes à jouer, le mastroquet-électeur, et certaines maisons closes…

Il ne lui manquerait plus que de vendre des poisons. Ciel ! protège-nous contre une telle éventualité !
 
 

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(É. de Salerne [pseudonyme d’Édouard Moron], in La Médecine nouvelle, dynamodermie, vitalisme, magnétovia, seizième année, n° 52, samedi 30 décembre 1899 ; lithographie de Roland Topor, extraite de l’album Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, Monaco : Éditions André Sauret, 1975. En dépit de nos recherches, nous n’avons trouvé aucune trace des chroniques de Charles Cros mentionnées dans cet article. Il semble établi en tout cas qu’elles ne sont jamais parues dans les colonnes du Gil Blas. Malgré les citations et les précisions troublantes apportées par l’auteur, nous nous voyons donc contraint de rattacher pour l’instant ces « Conseils aux voleurs et aux assassins » à la légende de Charles Cros)