Le troisième jour de mon arrivée à Paris, je résolus d’aller visiter le bois de Boulogne. J’étais curieux de juger par moi-même du charme de cette forêt si souvent décrite dans les journaux. Je me levai de bonne heure, comme il m’est facile de le faire ayant l’habitude des travaux champêtres ; je pris le chemin de fer et je me trouvai de bon matin sur les bords du lac ; j’en fis le tour, tantôt m’asseyant à l’ombre encore fraîche des grands arbres, tantôt considérant la flotte des joyeux canards et des cygnes majestueux qui me suivaient.
Après avoir admiré ce site, qui est véritablement aussi joli qu’on peut le désirer, pour goûter la fraîcheur du matin, je m’enfonçai dans la forêt. Je ne marchai guère longtemps sans arriver près d’une grille, au travers de laquelle j’aperçus un jardin magnifique et singulier ; l’allée principale que formait la grille contre laquelle j’étais arrêté se terminait à l’autre bout par une pièce d’eau, couverte d’oiseaux d’un plumage brillant, et dont la forme m’était entièrement inconnue ; çà et là, dans le lointain, je voyais briller sur les pelouses des grandes sphères de métal sur lesquelles le soleil, très puissant ce matin-là, éclatait en points étincelants. Je pensai que ce devait être quelque symbole mystérieux, ayant rapport à l’astronomie. L’allée dont je viens de parler était garnie de chaque côté d’une haie de perchoirs élégants, tout chargés de perroquets de toutes grandeurs et de toutes couleurs, qui faisait ressembler la bordure à une vaste tapisserie indienne. Cette vue à travers la grille me remplit de la curiosité de pénétrer dans le jardin et, comme je ne vis personne à qui m’adresser pour me faire ouvrir, j’entrai dans un petit bâtiment qui se trouvait à droite.
Je vis un militaire qui lisait son journal, assis près d’un tourniquet comme ceux qu’on met dans la campagne, dans les chemins qu’on veut interdire aux vaches. Je lui demandai s’il n’y avait point d’indiscrétion à visiter ce jardin qui me paraissait si curieux ; il me répondit qu’il n’y en avait aucune, si je voulais bien mettre un franc dans une petite fente placée près du tourniquet. Je m’empressai de glisser ma pièce et j’entrai. Je n’ai pas l’intention de décrire ici tout ce que j’ai vu et admiré ; j’étais dans l’enchantement de ce séjour et j’errais çà et là, cherchant à me rendre compte de ce que je voyais. Fatigué par la chaleur et la marche, je tâchais de découvrir un endroit pour me reposer, quand j’aperçus un bâtiment de forme longue dont la porte était ouverte. J’y pénétrai et je me trouvai dans une longue galerie où je ne distinguai rien d’abord, car, la lumière étant très forte au-dehors, mes yeux durent d’abord s’habituer à l’obscurité. Au bout de peu de temps, je vis que cette galerie était percée de fenêtres carrées et pas très hautes : je m’approchai de l’une d’elles et je vis un spectacle saisissant. Cette fenêtre donnait sur un site étrange, inconnu et qui ne me rappelait en rien ceux que j’avais pu voir déjà.
Un grand rocher couvert de mousse s’élevait majestueusement sur la gauche, formant une sorte d’arcade naturelle comme celles qu’on voit au bord de la mer, à Étretat et dans quelques autres endroits. Au premier plan, des quartiers de rochers, reposant sur du sable, montaient en amphithéâtre jusqu’à mi-hauteur de l’horizon. Toute cette partie était éclairée par une lumière froide et argentine comme celle qui passe au travers de l’eau. Enfin, dans le fond, s’étendait une nuit profonde, impénétrable, pleine de mystère.
Un silence de mort régnait sur toute cette scène, et rien ne bougeait ni sur la terre ni dans le ciel.
Je regardais avec une sorte d’anxiété cette nature sauvage, quand un être impalpable, sorti de la profondeur de la nuit, s’avança jusqu’au premier plan avec la rapidité de l’éclair. Cet être semblait voler au-dessus des quartiers de rochers et monter dans les espaces supérieurs ; il s’élançait verticalement comme un fusée jusqu’à une très grande hauteur, puis il se laissait retomber avec la légèreté d’une bulle de savon ou d’une plume. Une fois enfin il s’arrêta à l’entrée d’une caverne située dans les rochers et dont l’ouverture était tournée de mon côté. Il resta sur le seuil et je pus l’examiner à mon aise.
Son corps était transparent, et quand il était en repos, c’est à peine si l’on pouvait le distinguer de l’atmosphère qui l’environnait. Plusieurs bras d’une ténuité extrême le soutenaient sur la roche, et il agitait constamment une sorte d’aigrette qu’il avait de chaque côté de la tête, comme pour faire un signal.
Soudain, du fond de la caverne obscure, je vis sortir un monstre cent fois plus horrible que chacun ne peut se le figurer. Une sorte de tabatière, brune en dessus, rose en dessous, formait le corps. On ne voyait point de tête, mais deux yeux flamboyants luisaient sur le rebords de cette boîte.
Il sortit dans le sens de la longueur de son corps, et s’avança de côté. Puis deux bras énormes, armés de pinces terribles, s’allongèrent comme pour étreindre le sylphe qui s’était aventuré jusque-là. Celui-ci s’enleva vivement et vint se poser sur le dos du monstre, qui agitait ses énormes pinces, et, ne saisissant que le vide, paraissait en proie au plus violent désespoir. Évidemment, il se passait là un drame terrible. En quelle langue s’exprimaient les deux acteurs ? nul ne l’a jamais pu savoir.
Cette scène dura quelques instants, puis le gracieux sylphe s’enleva encore une fois au plus haut qu’il pût monter, et une nuée d’êtres semblables à lui accoururent de tous les points de l’horizon. Ils fondirent tous à la fois sur le monstre qui semblait cloué à sa place, et vinrent tourbillonner autour de lui. Le mastodonte dressait ses formidables tenailles sans pouvoir en saisir aucun. Il essaya de grimper sur une des roches voisines et retomba lourdement sur le dos. Je m’attendais à entendre un bruit terrible et à sentir la terre trembler sous mes pieds ; rien ! j’entendais toujours le bruit de ma montre dans mon gousset. Sur quel monde était ouverte cette fenêtre ? quels étaient ces êtres muets ? je m’adressais toutes ces questions sans pouvoir en résoudre aucune, lorsque tout à coup une plante bizarre qui ombrageait une roche voisine se mit à grandir sensiblement La tige, assez semblable à celle d’un champignon, s’allongea à peu près du double de sa hauteur, et un panache d’une blancheur éclatante, et semblable à une vapeur d’argent, s’épanouit au sommet.
À cet aspect, tous les sylphes disparurent comme par enchantement, et le monstre rentra dans la caverne. Quand je reportai les yeux sur le grand arbre, il n’était plus à sa place, et s’était légèrement incliné vers la terre. En ce moment, une sorte de musique, qui semblait le bruit de l’eau tombant dans un bassin, vint frapper mon oreille ; d’autres plantes que je distinguais mal parce qu’elles se trouvaient à moitié ensevelies dans la nuit du fond, se mirent à s’agiter aussi. Un léger nuage se forma dans le ciel, et autour de ce nuage, comme centre, de grandes voiles parcoururent l’espace. Je vis aussi que des pierres qui gisaient au pied du grand rocher commençaient à s’agiter et cherchaient à se glisser le long des parois. À ce moment, les sylphes reparurent et se mirent à danser dans le ciel, tantôt montant comme une volée de flèches, tantôt se laissant doucement tomber à terre comme des vapeurs.
Haletant de curiosité, je voulus m’avancer pour mieux suivre les phénomènes étranges dont j’étais témoin ; je me penchai sur la barre d’appui de la fenêtre et je me cognai rudement le nez contre un corps dur…
J’ai su depuis que ce qui m’avait causé un si grand trouble, était tout simplement une case de l’aquarium du Jardin d’acclimatation, où vivaient un gros crabe, des crevettes et quelques zoophytes.

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(« P., » in La Vie parisienne, première année, n° 34, samedi 22 août 1863)

