RÉSUMÉ DE CE QUI A PARU. – L’entomologiste Wild et le policier Kergy sont partis pour découvrir, dans les Montagnes Rocheuses, la retraite du professeur Milovanyi, soupçonné de supercherie scientifique au détriment du professeur Mac Kalley.
En même temps qu’eux, une bande de barbares est aussi en quête de Milovanyi. Un être monstrueux tue l’un des bandits en présence du policier qui s’est aventuré seul.
II
Quand il retrouva ses sens, il distingua une fraîcheur sur son front. Il ouvrit les yeux et ne vit d’abord qu’une forme presque ronde, blanche et lumineuse qui le regardait. La terreur, d’un seul coup, le reprit ; il fit un geste de défense ridicule et faible, et se débattit.
« Allan ! » dit une voix humaine près de lui.
L’enchantement se rompit. Le policier avait reconnu la voix de Grismond Wild et il discerna, dans le disque imparfait, l’image familière de la lune. Par un excès contraire, il crut avoir été le jouet d’un cauchemar : le camp des bandits, les deux êtres mystérieux, la fuite éperdue et la chute finale, tout cela n’avait existé que dans son cerveau, au sein d’un mauvais sommeil.
« Kergy, reprit Grismond, qui était penché sur lui, Kergy qu’est-ce qui est arrivé ? »
Une sorte d’angoisse flottait dans ces paroles.
« Arrivé ! reprit le policier, avec un ricanement faux et humilié. Rien… j’ai eu un cauchemar, à cause de vos histoires d’hier…
– Un cauchemar, un cauchemar ! » grommela l’entomologiste.
Son ombre, qui se détachait sur le ciel clair, haussa les épaules.
« Alors, qui a tiré, et pourquoi ? »
Kergy voulut se relever, et aussitôt les contusions de ses membres endoloris lui arrachèrent un juron de dégoût. Il se passa la main sur le front, et, la voix assourdie d’horreur, murmura :
« C’était donc vrai ! »
Grismond le pressa de questions impatientes auxquelles il répondait avec répugnance, comme s’il eût craint la seule évocation de la scène entrevue dans la pénombre. Quand il eut terminé son récit entrecoupé, que ses hésitations et son accent rendaient plus terrifiant encore, Grismond opina :
« Nous ne pouvons rester ici ; nous sommes encore trop près.
– Oui, oui, fuyons !… »
Il l’aida à se relever et l’entraîna, chancelant à chaque pas, brisé. Pourtant, il retrouva peu à peu ses forces et, quand ils parvinrent à leur camp, il avait repris la maîtrise de soi.
« J’ai entendu des coups de feu, des cris, expliqua l’entomologiste. Aussitôt, j’ai couru. Je vous cherchais partout en vain ; vous étiez si loin déjà. Et puis la lune s’est levée derrière les montagnes et, soudain, je vous ai aperçu, étendu sur le dos, évanoui. Il a fallu un quart d’heure de soins pour vous ranimer.
– Je sais ce qu’est le danger, dit Kergy, et je ne crois pas me vanter en disant que je ne le redoute pas… Mais cela, cela ! »
Il regardait autour de soi avec une crainte que légitimaient les formes illusoires créées par les ombres des rayons de lune.
« Il faut nous abriter, fit-il encore ; on ne sait pas ce qui peut advenir. Grismond, vous devez me juger lâche ; je retrouverai mon courage avec le jour. Dans cette obscurité, après ce que j’ai vu, je reste bouleversé… Et quand je pense à ce que vous avez risqué pour me sauver ! »
Ils se cachèrent pour la nuit dans une caverne, les armes à portée de la main, attentifs au moindre bruit. Leurs seules craintes troublèrent leur repos, et quand la jeune lumière du soleil illumina de nouveau la vallée, Kergy sentit quelque honte de sa panique. Car s’il se souvenait d’avoir eu peur avant cette nuit tragique, il ne se souvenait pas d’avoir été vaincu par la peur.
La soif de connaître le mot de l’énigme les fit partir dès la première heure du jour ; Kergy marchait en avant, penché pour retrouver ses traces de la veille.
« Quoi qu’il advienne, je ne tarderai pas, dit- il, à vous montrer la fameuse jarre qui m’a tant intrigué, et il faudra bien que nous sachions qui était au fond du puits mystérieux, dussions-nous le déloger à coups de revolver. Je me demande maintenant s’il n’y a pas en tout ceci une mise en scène trop bien agencée.
– Et les aventuriers ? »
Kergy frissonna parce qu’il songeait soudain à la fin de deux d’entre eux, cette fin qui aurait pu être la sienne, cette fin qui écartait toute hypothèse de bluff.
Ils franchirent le col qui séparait les deux vallées, et avancèrent encore.
« Voici, dit le policier, l’endroit où j’ai vu la jarre singulière. »
Il s’était arrêté, et son regard fouillait les amas de rochers. La surprise fusa entre ses lèvres :
« Elle n’y est plus ! »
Sans écouter son compagnon, il courut jusqu’au point où il se rappelait avoir vu l’énorme boule.
« C’était ici ! s’écria-t-il.
– Vous êtes sûr ? questionna Grismond.
– Certain… Tenez, ce papier est tombé de ma poche quand j’en ai tiré mon revolver… Et là, le sable porte encore la trace de mes pas… et aussi d’autres trous. Ah ! on a roulé la jarre dans la direction du puits… J’en aurai le cœur net !
– Grismond !…
– Oui ?
– Il n’y a plus de puits ! »
L’entomologiste regardait attentivement les marques laissées sur le sol ; il murmura, pensif :
« La jarre a été poussée vers le puits, jetée au fond – et le puits comblé ; – si bien comblé, en fait, qu’il n’en reste plus trace. L’ouvrier inconnu a travaillé avec soin, Kergy. Si vous m’en croyez, ceux qui sortiront vivants d’ici auront d’étranges choses à conter, plus étranges que tout ce qui a jamais été vu.
– Vous… vous comprenez quelque chose à ces mystères accumulés ?
– Je crois que je comprends. Vous souvenez-vous, Kergy, de ce que je vous ai dit hier soir avant que nous nous séparions ?
– Oh ! fit le détective. Oh ! « des débris d’insectes d’une telle taille que l’imagination s’en trouvait déroutée… »
– Dans ces conditions, il est vain de vouloir trouver le puits et le rouvrir. Il faut avant tout découvrir le professeur Millowanyi, et les aventuriers, s’il en reste… »
L’écho d’une détonation répondit à cette phrase. Ils tournèrent vivement la tête et aperçurent le flocon blanc d’un coup de feu qui se dissipait en l’air. L’homme qui avait tiré n’était pas très loin d’eux, mais un pli de terrain le cachait.
Ils s’élancèrent aussi vite que leurs jambes les portaient, et, au bout de cent pas, s’arrêtèrent net, ne songeant plus au coup de feu ; ils étaient parvenus à l’emplacement de l’ancien camp des aventuriers. À quelques pas des cendres froides, un corps déchiqueté gisait face contre terre. Et ceci, malgré les effroyables plaies, n’eût été que peu de chose. Mais le cadavre bougeait ! Il était agité spasmodiquement par des secousses intérieures, comme s’il avait contenu un mécanisme qui eût achevé de se détendre par à-coups. Pourtant, l’homme était bien mort, et son sang avait cessé de couler depuis longtemps déjà.
D’un même geste instinctif, Kergy et Grismond se passèrent la main sur le front, craignant d’être les jouets d’une hallucination.
« Tant pis ! » dit Kergy avec résolution, en s’avançant.

Il atteignit le cadavre, se pencha, le saisit par l’épaule, le retourna – et aussitôt recula d’horreur avec un juron. – Il avait vu la poitrine et le ventre du mort, indescriptibles ; surtout, il avait découvert deux monstres noirs et rouges, couverts d’une carapace luisante, et grands comme des chiens de berger. Une large tête noire, avec des yeux à facettes, plus gros que le poing, des mandibules triangulaires, acérées et velues, des antennes courtes et vibrantes terminées par un bouton, ainsi que des fleurets d’escrime, un corselet doré, des élytres tronquées, d’un rouge orangé strié de bandes noires, tels étaient les monstres. Les jambes antérieures, courbées en faucilles, pourvues de forts crochets, élargies à leur extrémité, étaient faites pour fouir et déblayer.
Surpris dans leur travail funèbre, les gratteurs gigantesques restèrent immobiles. Et les deux hommes, devant un pareil spectacle, se sentaient pétrifiés. Le silence pesa, enfin rompu par un léger craquement d’élytre.
« Kergy, souffla l’entomologiste, je ne m’étais pas trompé… Ici, les insectes sont dix fois, cent fois plus grands qu’ailleurs. »
Il avait prononcé ces paroles d’une voix sourde. Les deux hommes voyaient dans ces monstres effrayants comme une cristallisation de leurs craintes. Mais l’amour de la science, chez l’entomologiste, primait tout autre sentiment, et il continua d’une voix plus assurée :
« Ils appartiennent à l’espèce des nécrophores. Dans les « États, » ou en Europe, ils s’attaqueraient à des cadavres de rats des champs ou de taupes. Ici, ils se font fossoyeurs pour les hommes.
– Seraient-ce eux qui, cette nuit ?… »
Grismond interrompit la question d’un hochement de tête rapide.
« Non, aucun danger. Ils ne s’attaqueraient pas à des vivants. »
Les monstres, lentement, se mirent en marche vers le corps de l’aventurier, pour reprendre leur tragique festin. Kergy se révolta :
« Ils vont continuer à le déchiqueter sous nos yeux ! Non, non ! Je ne veux pas voir cela ! »
Il se baissa, saisit une pierre et la lança sur les bêtes. Effrayées par le choc, – comme un nécrophore ordinaire aurait pu l’être par la chute d’un grain de sable, – elles soulevèrent leurs élytres vernies, déployèrent leurs ailes transparentes et s’envolèrent avec un frémissement sonore comme celui d’un moteur d’avion. Bientôt, elles ne furent plus, dans le ciel, que deux taches mobiles et décroissantes.
Grismond s’était assis sur un bloc de rocher et Kergy considérait sans la voir l’excavation creusée par les fossoyeurs noirs et rouges. Les deux hommes croyaient sentir sur leur front l’étreinte d’un cercle de fer.
« Je savais, dit enfin l’entomologiste, je savais que Milovanyi n’était pas un fou, mais seulement un original que l’incrédulité a exaspéré.
Kergy ! Kergy ! Il faut arrêter l’homme dans son œuvre néfaste, ou il sèmera la mort sur le monde, pour lui prouver qu’il n’avait pas menti. Rien ne l’arrêtera.
Imaginez des guêpes, des mouches tsé-tsé, des taons, de la taille de ces nécrophores. Imaginez le terrible pullulement de ces insectes que rien ne peut détruire, et qui se reproduisent par milliers et par millions d’œufs ! L’anéantissement à la surface de la Terre de toute vie, excepté la leur…
Hier soir, cette jarre d’argile… ce mineur au fond du puits : un scarabée sacré, ou un géotrupe préparant la boule alimentaire pour sa larve et l’enfouissant dans le sol. Et ces monstres qui vous ont attaqué, je les reconnais bien à l’attitude orante qu’ils ont prise : des mantes religieuses, les mantes religiosæ, de Linné, l’un des plus redoutables tueurs du monde des insectes, en raison de la rapidité de ses mouvements, de la terreur que sa forme hallucinante inspire à ses adversaires, et des armes déchiqueteuses dont il est pourvu !

Vous avez échappé à une mort horrible, Kergy ; mais quel sort nous menace ? quelle attaque subirons-nous, contre laquelle nos malheureux revolvers seront une défense inefficace ? Nos balles ne pourront pas traverser l’épaisse couche cornée qui protège le corps de la plupart des insectes. Et puis, comment atteindre le point vital, quand on sait que des diptères et des hyménoptères peuvent vivre pendant des jours privés de tête !
– N’importe, dit Kergy, il faut continuer. Nous n’avons pas le droit de battre en retraite. »
Il était pâle, mais résolu. Après quelques instants de songerie, il demanda encore :
« Comment croyez-vous que Millowanyi a atteint un pareil résultat ?
– Science, chance… répliqua l’entomologiste avec un geste évasif. Qui a jamais élucidé le pourquoi des choses, et assigné une raison à la dimension des êtres qui peuplent notre globe ? Est-il créateur de monstres ou en a-t-il seulement favorisé l’éclosion ?
Je ne puis encore répondre, mais je veux savoir. Nous percerons le mystère, ou nous mourrons, laissant à d’autres le soin de venir interrompre son œuvre maudite !… »
Une ardeur nouvelle transfigurait le savant. Les deux hommes se serrèrent la main et repartirent après avoir tiré le cadavre – c’était celui de Wilkins – dans la fosse creusée par les nécrophores, et l’avoir couvert de grosses pierres. Ils n’éprouvaient même pas de pitié. Tout sentiment devait être banni du monde atroce où ils allaient pénétrer.
(À suivre)
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(H. Darblin, in Sciences et Voyages, revue hebdomadaire illustrée, dixième année, n° 480, jeudi 8 novembre 1928)
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☞ Cette nouvelle, somptueusement illustrée par René Pellos, a fait l’objet d’une republication sous le titre : « Face à face avec les monstres, » en mai et juin 1937 dans Jeunesse-Magazine.
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FACE À FACE AVEC LES MONSTRES
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(Henri Darblin, illustré par René Pellos, in Jeunesse-Magazine, aventures, aviation, première année, n° 21, dimanche 23 mai 1937)








