C’est une excellente idée qu’a eue un éditeur parisien de publier à nouveau cette hallucinante Invasion de Macrobes, d’André Couvreur, qui fit frémir les lecteurs d’avant l’autre guerre. Couvreur, trop peu connu aujourd’hui, rivalise par éclairs avec H. G. Wells dans ses grands tableaux de monstres et de la destruction de Paris, tandis que sa verve l’apparente parfois à l’auteur d’Arsène Lupin.

À notre époque « mécanique, » où l’on songe – beaucoup trop – à l’effondrement des capitales sous des engins faits de main d’homme, il n’est pas mauvais qu’un romancier-biologiste vienne nous rappeler « l’autre danger » : les possibilités fantastiques de la vie, de l’évolution brusquée des espèces animales, qui peuvent changer l’équilibre des forces, nous ravir le sceptre fragile de « rois de la création. »

… Avertissement d’autant plus saisissant que, depuis ce livre prophétique, la science a marché ; les « mutations, » les produits « gigantifiants » tels que la fameuse colchicine, les monstres vivants créés par Speeman sont venus matérialiser les moyens d’obtenir des races énormes, des êtres à deux têtes, à griffes, à trompe, capables d’imiter les grandes bêtes dévastatrices.
 

Les macrobes attaquent Paris !

 

Un savant génial et vindicatif, Tornada, ayant échoué à l’Académie, a résolu de se venger d’une manière atroce. Dans les liquides de son laboratoire, il a découvert un animalcule microscopique, sorte de sac à trompe mobile : micrococcus aspirator des milieux alcalins.

Dans une forêt voisine de Mantes, Tornada construit une énorme « usine à monstres » en béton armé. Par des moyens que l’auteur n’indique pas, mais dont nous pouvons nous faire aujourd’hui une idée, il fait grandir prodigieusement ses microbes, qui deviennent des « macrobes » formidables, hauts de trente mètres et longs de cinquante, pesant chacun le poids de la tour Eiffel.

Lâchés dans la nuit, les macrobes se répandent, aspirant avec un bruit de sirène tous les êtres humains, qui viennent s’engloutir dans leur trompe évasée. Au mont Valérien, une batterie tire sur les bêtes, en train de franchir la Seine à la hauteur de Colombes ; mais les obus éclatent sans entamer l’armure écailleuse des monstres.

Alors, c’est la grande panique, la population réfugiée dans les égouts, les piliers de la tour Eiffel couverts de grappes humaines que les macrobes viennent gober avec leur trompe. Poursuivi par un macrobe sorti des débris de l’École militaire, le narrateur lui-même va être englouti lorsqu’il tombe, casse les bouteilles qu’il portait et s’inonde de vinaigre : oh ! surprise, la trompe aspirante se détourne avec dégoût ! Élevés dans des milieux alcalins, tels que le bicarbonate de soude. les monstres ont horreur de l’acidité ; Tornada, ramené à la mansuétude par un sourire de femme, les abattra tous à l’aide de balles de pistolet contenant une ampoule d’acide… Et la Seine débordera, du Ranelagh à Grenelle, barrée par les gigantesques cadavres de micrococci aspiratores !
 

Une expérience de la nature

 

La nature, dans son arsenal inépuisable, détient-elle le secret du gigantisme  ? Nous réserve-t-elle quelque tour de sa façon ?

Aux époques reculées des « âges géologiques, » quand l’atmosphère torride de l’« ère secondaire » courbait, sous des pluies fumantes, des fougères hautes de trente mètres, la nature semble en effet avoir visé au colossal. Ce fut une période d’essais : le troisième œil des vertébrés (dont nous conservons peut-être une trace sous le sommet de notre crâne), les reptiles à ailes de chauve-souris, les serpents de mer, furent expérimentés, puis abandonnés ; ils allèrent rejoindre les diplodocus, les plésiosaures, les brontosaures et les iguanodons, dont les squelettes fortifiés de fil de fer font l’ornement de nos musées d’histoire naturelle.

À ces êtres démesurés se substituèrent des créatures également monstrueuses, mais plus ramassées, que nos premiers pères eurent à combattre : le tigre géant, les ours colossaux et ces mammouths glaciaires, véritables tanks préhistoriques, dont les chalutiers, pêchant sur le Dogger-Bank, ramènent au jour les effrayants ossements.

Pourquoi la nature a-t-elle sacrifié ces géants ? C’est ce qu’il est bien difficile de dire. Au reste, le problème des « intentions » de la nature – et de ses décisions soudaines – se pose aujourd’hui sous forme aiguë, depuis que les naturalistes ont découvert les « mutations » des espèces vivantes.
 

Le secret de l’hérédité

 

Notre corps entier, comme celui de tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, est formé de milliards de minuscules sacs membraneux, les cellules, emplis d’une gelée vivante ; la plupart des cellules n’ont que quelques millièmes de millimètre et sont seulement visibles au microscope ; celles de la mœlle de bœuf sont visibles à l’œil nu.

À l’intérieur de cette gelée, on distingue un « noyau, » également translucide ; et dans ce noyau sont renfermés des « vermisseaux » accouplés par deux, comme s’ils dansaient. Nous avons dans nos noyaux vingt-quatre paires de ces bâtonnets, ou « chromosomes » ; l’iris de nos jardins en a de dix à vingt, suivant les espèces ; la petite mouche du vinaigre, ou « drosophile, » se contente de quatre.

Dans les cellules reproductrices, les couples de danseurs sont rompus. Ainsi, une cellule de pollen d’iris n’aura plus que dix bâtonnets dépareillés et il en sera de même de l’« ovule » contenu dans la base du pistil ; mais l’union du pollen et de l’ovule permettra précisément aux couples de bâtonnets de se reformer ; nous aurons une cellule de dix paires qui se multipliera indéfiniment par croissance pour former un nouvel être, un nouvel iris.

Mais voici qui est capital. En examinant au microscope les bâtonnets de certaines cellules de la drosophile, qui sont comparativement très grands, les naturalistes ont acquis la certitude que les différents caractères héréditaires de l’être sont inscrits – comme sur les boules d’un chapelet – le long de cette tige irrégulière. Tel point correspond à la couleur rouge des yeux, à la forme longue ou courte des ailes. Sur un chromosome humain, nous trouverions évidemment de même les points correspondant aux cheveux blonds, au nez retroussé ou à la « bosse des maths » !

Seulement, la nature, ouvrier fantaisiste, n’a pas toujours enfilé ses chapelets dans le même ordre. Au moment où les bâtonnets se réunissent par paires pour former un nouvel être, il peut arriver que certains « points » s’opposent… et deux parents intelligents auront un enfant simplet, ou un père et une mère bruns auront un enfant blond. Mais ces « caractères » éclipsés seront simplement mis en réserve. Ils pourront renaître chez les descendants, au hasard des juxtapositions des bâtonnets cellulaires. Et c’est ainsi que des familles paisibles et bourgeoises voient apparaître, après des générations incolores, un petit-fils génial ou criminel qui est tout le portrait de son arrière-grand-père !
 

Géants sur commande

 

« Tripatouiller » ces merveilleux bâtonnets où réside le secret des êtres, donner un coup de pouce à ce rouage essentiel pour violenter la nature est assurément séduisant… mais bien difficile ! Les expérimentateurs de l’Institut Carnegie y sont partiellement parvenus en foudroyant délicatement les chromosomes à l’aide de rayons X, et ont obtenu des espèces végétales nouvelles.

Mais grand fut l’étonnement des chercheurs, quand, ayant eu l’idée de baigner des graines de datura dans un poison extrait du colchique des prés, la colchicine, ils constatèrent que le datura poussait avec des cellules géantes, doubles ! Au lieu de couples de bâtonnets, c’étaient des quadrilles. Un simple bourgeon de datura, badigeonné à la gélose colchicinée, donnait une branche « tétraploïde, » avec feuilles et fleurs géantes !

Aux dernières nouvelles, les biologistes américains ont pu doubler encore les plantes tétraploïdes et il est à souhaiter qu’ils s’arrêtent dans cette voie, sans quoi nous verrons des fleurs hautes comme un immeuble de cinq étages !

Pour les animaux, le problème est très délicat. Ouvrir une lapine fécondée, déposer en un point précis une goutte de colchicine, recoudre l’animal… et voir naître un lapin de trois mètres, nous n’en sommes pas encore là ! L’expérience a réussi sur l’œuf d’oursin ; elle est en cours pour la grenouille et la truite… L’homme tâtonne encore, mains étendues et yeux bandés, après s’être introduit en fraude aux plus secrets sanctuaires de la vie.
 
 

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(Pierre Devaux, « Variété, » in Gringoire, le grand hebdomadaire parisien, politique, littéraire, treizième année, n° 593, jeudi 21 mars 1940)

 
 
 

ANDRÉ COUVREUR : UNE INVASION DE MACROBES

 

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(Illustrations d’André Devambez pour « Une Invasion de Macrobes » d’André Couvreur, in Supplément littéraire de l’Illustration, 6, 13, 20 et 27 novembre 1909. N’hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir)

 

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(Couverture d’André Devambez pour Une Invasion de Macrobes, Paris : Éditions Pierre Lafitte, 1910)

 
 
 

 

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(Couverture de Maurice Toussaint pour la réédition du roman chez Tallandier, collection « le Lynx, » n° 7, 1940)